Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État chargé des transports, mes chers collègues, pourquoi la commission du développement durable a-t-elle souhaité l’organisation d’un débat sur l’avenir de l’industrie ferroviaire française ? Parce que les nouvelles sur l’avenir de cette filière industrielle d’excellence sont des plus alarmantes et que nous ne voyons pas, pour le moment, le Gouvernement prendre les mesures d’urgence qui nous paraissent nécessaires.
Notre industrie ferroviaire est à la fois, pour notre pays, un atout et un objet de fierté. Grâce à nos entreprises, cette filière industrielle se situe au troisième rang mondial, au premier rang européen en ce qui concerne l’ingénierie et au deuxième rang pour ce qui est strictement de l’industrie.
Notre excellence est largement reconnue à l’étranger, où notre industrie ferroviaire a remporté de nombreux appels d’offres. Parallèlement, la demande intérieure est restée soutenue pendant la dizaine d’années qui vient de s’écouler.
Ces succès ont pu donner l’impression qu’il n’était pas nécessaire de se préoccuper de cette filière industrielle, qu’elle « roulait toute seule », pour ainsi dire. Mais les temps ont changé ! À l’échelle mondiale, nous assistons à un mouvement de concentration sans précédent, en particulier avec la fusion des deux plus importants acteurs chinois : CNR et CSR. Le nouveau géant – 24 milliards d’euros de chiffre d’affaires – qui en est issu atteint presque cinq fois la dimension d’Alstom Transport !
La concurrence est plus vive que jamais et la disproportion de taille entre les uns et les autres, sans compter le poids du soutien des États, ne peut que nourrir nos inquiétudes quant à l’avenir de l’industrie ferroviaire française.
Sur le marché intérieur, les perspectives sont des plus préoccupantes pour le segment du matériel roulant, hors métros et tramways.
Les régions manquent de ressources pour financer le transport ferroviaire. Sur les 1 000 trains prévus par le contrat-cadre signé en 2009 avec Alstom, seuls 218 ont été effectivement commandés à ce jour. De même, sur les 860 trains du contrat signé avec Bombardier, seuls 159 ont été achetés.
Quant à l’État, il lui faut désormais trouver une alternative à l’écotaxe pour financer l’entretien du réseau ferroviaire ou le renouvellement des trains d’équilibre du territoire. Et il faut espérer, monsieur le secrétaire d’État, que votre collègue de Bercy ne placera pas la barre en dessous des 1, 2 milliard d’euros que nous étions en droit d’attendre ! Malheureusement, les dernières nouvelles dont je dispose à cet égard sont particulièrement affligeantes…
Ces incertitudes financières ayant des répercussions directes sur le secteur ferroviaire, les résultats du troisième appel à projets pour les transports collectifs en site propre, ou TCSP, qui devaient être annoncés à la fin de l’année 2013, ont été reportés à décembre 2014, c’est-à-dire d’une année !
La conséquence de cette situation est extrêmement préoccupante : les plans de charge de l’industrie ferroviaire de matériel roulant en France vont chuter de moitié à partir de 2017. Compte tenu des délais de livraison des trains, cette diminution drastique va commencer à se répercuter, dès cette année – en fait dans les tout prochains mois ! – sur certains secteurs d’activité tels que l’ingénierie, qui commande l’ensemble de la chaîne de production, ainsi que sur les fournisseurs et sous-traitants de la filière.
En ce qui concerne les trains express régionaux – TER – ou les trains d’équilibre du territoire – TET –, l’activité deviendra quasi inexistante après 2017. À cette date, c’est la construction des trains à grande vitesse qui commencera à décroître, pour atteindre un niveau quasi nul en 2019. Encore ne vous ai-je pas parlé des locomotives, secteur où la France n’a plus aucune activité depuis 2013, faute d’un fret ferroviaire dynamique !
Cette forte et brutale contraction de la demande, pourtant prévisible depuis 2011, aura des conséquences irréversibles sur notre industrie. À court terme, ce sont entre 10 000 et 15 000 emplois directs et indirects qui sont menacés, concentrés sur quatre ou cinq grands bassins industriels. Ce sont là des chiffres énormes !
Et ce n’est pas tout : avec ces emplois, nous allons aussi perdre les compétences et les savoir-faire qui ont hissé notre industrie à un rang mondial.
Face à des perspectives aussi dramatiques, nos ingénieurs, dont la compétence est unanimement reconnue, vont se tourner vers des secteurs plus porteurs. La filière industrielle ferroviaire française risque ainsi d’assister à une hémorragie de ses cadres, de nature à condamner à terme notre avance technologique.
L’avenir de plusieurs sites industriels, disséminés dans tout le pays, est en jeu : en Alsace, dans le Nord-Pas-de-Calais, en Poitou-Charentes et en Franche-Comté. Une fois ces sites fermés, on ne pourra les rouvrir facilement, car il s’agit d’une industrie lourde.
Monsieur le secrétaire d’État, nos collègues élus d’Alsace – Fabienne Keller, Guy-Dominique Kennel, Claude Kern, et André Reichardt – sont particulièrement inquiets. Ils viennent de me demander de vous alerter aujourd’hui, de façon solennelle, sur le risque de fermeture du site de Reichshoffen.
Cela fait plusieurs années que les acteurs du secteur tirent la sonnette d’alarme, qu’il s’agisse de la Fédération des industries ferroviaires, que j’ai l’honneur de présider, de l’organisme Fer de France ou encore du Comité stratégique de la filière ferroviaire, créé en 2010 par le ministre de l’industrie, Christian Estrosi, et relancé en janvier 2013 par Arnaud Montebourg. Les Assises du ferroviaire ont aussi été l’occasion de mettre en avant les difficultés de la filière.
Si ces alertes régulières ont rencontré beaucoup d’écho dans les médias, elles n’ont pas pour autant débouché sur des décisions publiques concrètes. Nous nous retrouvons donc désormais dans une situation critique, face à laquelle il est urgent de réagir.
Le gouvernement actuel a martelé sa volonté d’un retour de l’État stratège lors du débat qui a abouti au vote de la loi du 4 août 2014 portant réforme ferroviaire. Dans les faits, nous avons cependant grand peine à voir émerger cet État stratège que nous soutenons, et qui nous semble indispensable dans le contexte que je viens de décrire.
Pourtant, et c’est là le paradoxe, les opportunités ne manquent pas pour redonner vigueur à notre industrie ferroviaire : l’engagement de la France dans la transition énergétique, la COP 21, le chantier du Grand Paris, le grand plan de modernisation du réseau « historique » – GPMR – ou encore le remplacement des matériels des trains d’équilibre du territoire ou du réseau parisien sont autant de chances majeures à saisir pour promouvoir notre filière industrielle.
A contrario, comment pourrions-nous préserver notre vitrine technologique et exporter nos matériels si notre marché intérieur devait s’écrouler dans les années à venir ?
Je salue bien entendu l’engagement du Gouvernement dans le projet de « TGV du futur », dont l’ambition est de répondre aux besoins à venir du réseau français comme du marché international de la grande vitesse.
En mettant l’accent sur l’optimisation des coûts, l’interopérabilité et la capacité, plus que sur la seule performance technique, ce projet rendra nos matériels plus facilement « exportables » à l’étranger. Il ne sert à rien, en effet, de fabriquer de beaux bijoux si l’on ne peut pas les vendre parce qu’ils sont trop chers ou, tout simplement, parce qu’ils ne répondent pas aux besoins de nos clients potentiels.
Ce beau projet, à forte visibilité, mais concernant moins de 10 % du marché, ne sera pas suffisant pour sauver l’ensemble de notre industrie.
Pour compléter cette analyse, j’ajoute que l’État doit encourager et accompagner les entreprises à l’export, en veillant tout particulièrement à ce qu’il y ait une réciprocité dans l’ouverture à la concurrence, car, même en Europe, monsieur le secrétaire d’État, la Fédération des industries ferroviaires constate des comportements regrettables, qui portent atteinte à l’équité des appels d’offres.
Sur le marché national, comme je le disais tout à l’heure, des opportunités existent. J’espère bien que notre industrie pourra en bénéficier ! Mais, là encore, nous avons d’abord besoin d’une vision et d’une stratégie claires. L’État, désormais stratège, doit s’engager dans un travail de planification à long terme, en concertation avec tous les acteurs, permettant à nos entreprises de gérer au mieux leur plan de charge et de lisser leur production dans le temps. Il n’y a rien de pire, pour une industrie lourde, qu’une politique de stop and go.
Une réflexion critique doit aussi être menée sur les spécifications excessives exigées par les acheteurs. Par exemple, pour le renouvellement du parc des trains d’équilibre du territoire, faut-il absolument s’engager dans la conception d’un nouveau train, qui demandera plusieurs années de travail ? Ne pourrait-on pas activer les contrats-cadres existants, tout en répondant aux besoins ?