Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, ce débat sur la négociation du partenariat transatlantique de commerce et d’investissement entre l’Union européenne et les États-Unis tombe à point nommé.
Près de deux ans après l’ouverture formelle des négociations et moins de deux ans avant la fin de l’administration Obama, nous sommes au milieu du chemin. Le moment est opportun pour analyser les avancées et préciser les enjeux d’un accord très important pour l’Europe et pour la France.
Cet accord associe deux grands espaces démocratiques, qui sont aussi les plus puissantes zones économiques du monde : elles contribuent ensemble à 50 % du PIB mondial. Depuis longtemps déjà, l’Union européenne et les États-Unis entretiennent des échanges commerciaux et financiers intenses, qui représentent 30 % des échanges mondiaux. Ce n’est donc pas vraiment un saut dans l’inconnu.
Pourtant, en Europe, l’inquiétude des citoyens est palpable, comme l’est aussi la perplexité de leurs représentants.
L’accord, qui se veut ambitieux et complet, comporte trois grands chapitres : l’accès aux marchés, la convergence réglementaire et l’institution d’un ensemble de règles du jeu commercial. Celles-ci sont destinées à mettre enfin en phase les mécanismes d’échanges avec les exigences sociales et de respect de l’environnement, qui se sont construites au fil du temps, parce qu’elles sont au cœur du quotidien de nos concitoyens.
Après neuf cycles de négociations qui ont porté sur tous les sujets couverts par le mandat confié à la Commission européenne, les choses sérieuses ont peu avancé. Les positions respectives des deux parties sur les sujets sensibles restent encore bien éloignées.
Au-delà de ces trois piliers, je souhaite aborder ce projet d’accord suivant trois angles, qui me semblent autant d’enjeux qui pèsent lourd dans le débat : l’enjeu économique, l’enjeu de société et l’enjeu démocratique.
L’enjeu économique, tout d’abord, est a priori le plus attendu. Le simple bon sens montre que les baisses de tarifs douaniers et la suppression des barrières réglementaires et bureaucratiques peuvent aider nos entreprises à exporter outre-Atlantique, en particulier nos PME. Il faudra que la représentation nationale, particulièrement le Sénat, fasse passer ce message à destination de nos PME.
Il en est de même du rapprochement des normes, partout où cela est possible, et de l’accès aux marchés publics fédéraux ou à ceux des États fédérés. Là aussi se pose un problème : tandis que, en règle générale, quelque 90 % des marchés publics sont ouverts en Europe, ils ne le sont qu’à hauteur de 30 % aux États-Unis. Qui plus est, le caractère fédéral de l’organisation politique américaine peut susciter une difficulté supplémentaire : on peut imaginer l’existence d’un accord au niveau fédéral et une absence d’accord au niveau des différents États.
Rares sont les domaines où, au moins sur le papier, nous n’aurions pas, a priori, des chances économiques à saisir. Il faut pour cela inciter les États-Unis à réduire leurs obstacles tarifaires et non tarifaires, alors que, dans de nombreux domaines, l’Union européenne a déjà réduit ses propres défenses depuis bien longtemps.
Les nombreux scénarios prévisionnels de croissance associés à la conclusion du TTIP sont souvent sujets à controverse. Je me contenterai de rappeler que, dans l’hypothèse de la conclusion de cet accord, on imagine en général une augmentation supplémentaire du PIB de 0, 5 % à 1 % par an. Il faut cependant garder à l’esprit que ces études d’impact sont assez difficiles à mesurer.
Toutefois, l’expérience d’accords similaires récemment conclus, par exemple avec la Corée du Sud, montre que l’économie européenne peut réellement bénéficier d’ouvertures commerciales bilatérales équilibrées. Je ne connais pas de pays, voire de continent, qui se développe à l’écart de la mondialisation.
Par ailleurs, l’enjeu de cet accord n’est pas seulement économique. En quoi est-il aussi, à mon sens, un enjeu de société ? Je me référerai à une formule de Pascal Lamy, ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce : ces nouveaux traités de commerce sont non plus, comme autrefois, des traités de « protection », mais des accords de « précaution ».
Autrefois, en effet, les barrières tarifaires posaient, pour ainsi dire, des limites aux échanges commerciaux entre pays. En pratique, elles se sont écrasées jusqu’à ne plus représenter que de 3 % à 5 % de la valeur des échanges ; en revanche, les barrières non tarifaires, essentiellement des règles administratives, représentent toujours environ 15 % de cette valeur, ce qui est tout de même considérable.
Par ailleurs, des accords sont aujourd’hui nécessaires pour offrir quelques précautions nécessaires face à certains produits ou pratiques en provenance d’outre-Atlantique.
Cela dit, par-delà les notions de convergence réglementaire et les règles prévues dans cet accord pour un commerce durable, se retrouvent des questions aussi essentielles que nos préférences collectives. Elles sont essentielles, car elles sont notre quotidien, depuis nos exigences quant au contenu de notre alimentation jusqu’aux normes de fabrication de médicaments, en passant par la préservation des services publics.
Il y a là de nombreuses craintes diffuses, dont une bonne partie n’est, à mon avis, pas toujours fondée. Toutefois, elles existent et troublent le regard que portent nos concitoyens sur le TTIP. Voilà tout l’intérêt du débat d’aujourd’hui : il en faudra d’ailleurs sans doute beaucoup d’autres, au fil des différents rounds.
Pour ce qui est des règles de développement durable et des normes sociales, il existe ainsi une inquiétude assez légitime, qui provient de la non-ratification par les États-Unis de six conventions de l’Organisation internationale du travail, ou OIT. En effet, celles-ci ont été jugées contraires à la Constitution américaine. Cela étant, quel qu’en soit l’impact social réel aux États-Unis, ce rejet représente un mauvais signal donné au monde, ou du moins à l’Europe.
Les indications géographiques sont aussi un sujet très important au point de vue social. Qu’il s’agisse des appellations d’origine contrôlée, les AOC, des appellations d’origine protégée, les AOP, ou encore des indications géographiques protégées, les IGP, elles constituent à mon sens des marqueurs de rareté.
Ce sujet est important pour la France, mais de nombreux autres producteurs européens sont également concernés. En effet, on constate que ce concept inventé il y a une centaine d’années en France a gagné un certain nombre d’autres pays, notamment l’Italie, l’Espagne, et même aujourd'hui, hors de ce partenariat transatlantique de commerce et d'investissement, en Chine. Cette extension s’explique tout simplement parce que ce concept répond à une véritable identité du produit accroché à un territoire.
Sur cette question, nos interlocuteurs jusqu’à présent font la sourde oreille et même – soyons très clairs – organisent un complet blocage. Ils défendent leur système de marque commerciale. Il y a donc une opposition entre le monde latin et le monde anglo-saxon sur ce point.
Le 21 mai dernier, à Genève, un accord est intervenu au sein de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, l’OMPI, qui modifie l’arrangement dit « de Lisbonne » et qui légitime désormais les indications géographiques, au même titre que les appellations d’origine. Il s’agit bien sûr d’un exercice multilatéral distinct du partenariat transatlantique de commerce et d'investissement, le TTIP.
Toutefois, la virulence des opposants à cet accord, parmi lesquels figurent les États-Unis, augure mal des progrès sur le sujet, contrairement aux négociations conduites avec le Canada. Je vous rappelle que, sur 175 indications géographiques, le Canada acceptait d’en reconnaître environ 42.
En ce qui concerne la coopération réglementaire, l’Union européenne propose la création d’un organe de coopération réglementaire chargé de travailler sur de futures normes communes. Comment cet organe s’articulera-t-il avec les institutions centrales en charge de la législation tant à Bruxelles qu’à Washington ou dans les États membres ? La question reste posée.
En outre, en ce qui concerne l’enjeu démocratique, la première exigence est celle de la transparence. Je vous avouerai, mes chers collègues, mais vous le savez tous, que nous revenons de loin à cet égard.
Je crois qu’il est juste de saluer les changements apportés par la Commission européenne elle-même et par la commissaire au commerce, Mme Malmström. Depuis la publication du mandat de négociation, les propositions de textes sont mises en ligne. Les eurodéputés et, à un moindre degré, les parlementaires nationaux ont un meilleur accès à l’information. Les États-Unis ont aussi proposé certaines modalités d’information et de consultation, mais uniquement dans leurs ambassades. Or nous souhaitons être mieux informés des positions de la partie américaine dans le déroulement des négociations.
Rendons aussi justice à l’action du ministère des affaires étrangères et à l’adresse du secrétaire d’État chargé du commerce extérieur, M. Matthias Fekl. Avec ses équipes et la direction compétente à Bercy, des séquences d’information régulières sont organisées sur tout ce qui peut intéresser les parlementaires et la société civile. Il s'agit d’une avancée. Nous resterons vigilants quant à l’indispensable information du Parlement sur les négociations.
Toutefois, il est un point important qui focalise depuis plusieurs mois le débat, au point d’éclipser tous les autres : le dispositif de règlement des différends entre investisseurs et États, plus communément appelé l’ISDS.
Il met aux prises, d’un côté, un État, et, de l’autre, une entreprise de l’État partenaire. Celle-ci pourrait contester devant un tribunal d’arbitrage spécial une décision de politique publique protégeant la santé ou l’environnement au motif qu’elle aurait un impact négatif sur son activité. Pour régler l’affaire, il faut tout simplement débourser des ressources publiques, parfois considérables, pour « compenser » le dommage prétendument subi. On serait préoccupé à moins !
M. Matthias Fekl avait suggéré qu’il serait possible que la France se passe d’un tel dispositif. N’est-ce pas encore une option ? L’ISDS cristallise en effet une opposition croissante, qui déteint sur le reste du projet d’accord. À défaut de s’en passer, il faut l’améliorer sur de nombreux points, tels que le choix des arbitres, le mécanisme d’appel et la prérogative laissée aux seuls tribunaux nationaux d’interpréter les dispositions du traité.