Dans le domaine juridique, une discrimination est une distinction fondée sur des raisons ou des critères spécialement prohibés par la loi. En l'espèce, bien qu'elle ait fait l'objet de nombreux rapports et tentatives de définition, la notion de précarité reste mal cernée juridiquement.
Dans son rapport remis en 1987 au Conseil économique et social, Grande pauvreté et précarité économique et sociale, le père Joseph Wresinski en proposait une définition. « La précarité est l'absence d'une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l'emploi, permettant aux personnes et familles d'assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales, et de jouir de leurs droits fondamentaux. L'insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l'existence, qu'elle devient persistante, qu'elle compromet les chances de réassumer des responsabilités et de reconquérir ses droits par soi-même, dans un avenir prévisible. » Définition très longue et difficilement transposable dans le droit...
La précarité est pourtant un vecteur très fort de stigmatisation, au point que l'on utilise, dans le langage courant, l'expression de « racisme anti-pauvre ». Selon une enquête de l'association ATD Quart Monde, 97 % des Français nourrissent au moins un préjugé à l'égard des plus pauvres, 63 % jugent les minima sociaux dissuasifs pour la recherche de travail, 51 % pensent que les pauvres ont des enfants parce que les allocations augmentent leur pouvoir d'achat, 32 % sont d'avis que les pauvres fraudent plus que les autres. Pour ATD Quart Monde comme pour le Secours catholique ou le Secours populaire, ces préjugés infondés sont source de discrimination.
En 1993, la Commission nationale consultative des droits de l'homme soulignait que « certaines personnes sont victimes d'une discrimination caractérisée quand tout à la fois la responsabilité de leur situation leur est imputée, leur passé de misère et d'exclusion leur est reproché, leur parole est discréditée, leurs entreprises ou leurs comportements sont dénigrés », ajoutant que « cette discrimination sociale et politique engendre chez ceux qui la subissent des sentiments de honte, de culpabilité et de souffrance ». Enfin, notait la commission, « elle cultive chez ceux qui la reproduisent, même de façon passive, une banalisation du mépris ou de l'indifférence à l'encontre des plus pauvres ».
Le rapport rappelle les fondements juridiques de la lutte contre la discrimination : la Déclaration des droits de l'homme et l'article 1er de la Constitution, aux termes duquel la France « assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion ». En 1994, le Conseil constitutionnel a reconnu comme principe à valeur constitutionnelle la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation. Au niveau international, ces fondements ont été posés dans la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale en 1965, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1996 et l'article 14 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui interdit toute forme de discrimination. La France a mis en place ses propres systèmes de lutte contre les discriminations. En 1939, le décret-loi Marchandeau a introduit dans la loi sur la presse de 1881 les infractions d'injure et de diffamation liées à l'origine, à la race et à la religion.
L'article L. 225-1 du code pénal retient dix-neuf motifs de discrimination, dont la race, le sexe, l'âge, le handicap, les moeurs, le lieu de résidence... Progressivement, la notion de discrimination est entrée dans les autres branches du droit : le code du travail, qui retient dix-neuf critères, le code civil.
Il existe différentes voies de lutte contre les discriminations. La voie pénale n'est pas la plus aisée, car l'établissement de la preuve est difficile. Au total, on ne relève qu'une vingtaine de condamnations par an, principalement sur le critère de l'origine ethnique ou raciale.
La proposition de loi très largement poussée par les associations vise, en introduisant un vingt-et-unième critère, à reconnaître symboliquement cette forme de discrimination et à la faire reculer. Certains contestent la vocation d'affichage et de communication du droit pénal. Cependant, on sait bien que la pauvreté engendre un non-recours au droit. Les bénéficiaires de la couverture maladie universelle (CMU), rencontrant des difficultés pour obtenir des rendez-vous médicaux, ont tendance à renoncer à faire valoir ce statut.
Il s'agit donc également de faire passer un message pour faire évoluer les mentalités, dissuader les attitudes discriminatoires et promouvoir la solidarité. Enfin, l'objectif est de renforcer les actions de sensibilisation pour lutter contre la pauvreté.
Au-delà de nos différences politiques, nous constatons tous une augmentation des discriminations fondées sur la pauvreté. Cependant, la notion de précarité sociale utilisée dans la proposition de loi ne convient pas et son manque de précision pourrait donner prise à des contestations devant le Conseil constitutionnel.
Mon travail a consisté à proposer une définition plus précise et opérante. La première solution consisterait à choisir une définition issue du droit international. La Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention européenne des droits de l'homme se réfèrent à l'origine sociale et la fortune - terme quelque peu daté et dépourvu de portée juridique. La Cour européenne des droits de l'homme l'a invoqué dans un arrêt de 1999 qui portait sur un conflit relatif aux droits de chasse opposant gros et petits propriétaires terriens : c'est dire que le terme est peu adapté en l'espèce... De même, la notion d'origine sociale est trop étroite et semble impliquer que l'ascenseur social ne fonctionne plus. La notion de condition sociale est utilisée en Espagne et au Québec mais elle ne nous convient pas non plus. Le Québec reconnaît même un statut d'assisté social. En France, ce concept heurterait la notion de solidarité nationale et pourrait renforcer la stigmatisation.
Autre option : utiliser des critères précis, à partir du seuil de pauvreté ou des minima sociaux, mais ils introduiraient une forme de couperet. C'est pourquoi je propose de remplacer la notion de précarité sociale par celle de « vulnérabilité résultant de la situation économique ». La vulnérabilité à raison de la situation sociale ou économique est prise en compte dans le code pénal comme condition préalable à l'infraction ou comme circonstance aggravante.
Ainsi, la loi du 22 juillet 1992 a introduit deux incriminations tendant à protéger les personnes en situation de dépendance, en particulier économique, qui sont soumises à des conditions de travail ou d'hébergement contraires à la dignité de la personne. La loi de 2012 contre le harcèlement sexuel retient « la particulière vulnérabilité ou dépendance résultant de la précarité de sa situation économique ou sociale » comme un facteur aggravant.
Pour toutes ces raisons, je propose de remplacer dans le texte « précarité sociale » par « vulnérabilité résultant de la situation économique ». Je présenterai d'autres amendements destinés à parer au risque de censure du texte par le Conseil constitutionnel et à lutter de manière plus opérationnelle contre les cas les plus flagrants de discrimination à l'encontre des pauvres ou des exclus.
La proposition de loi, que j'ai cosignée, doit contribuer à la lutte contre la stigmatisation et encourager les personnes en situation de précarité et d'exclusion à faire valoir leurs droits. Le ministère des affaires sociales et de la santé a déjà agi dans ce sens en créant un « Rendez-vous des droits ». Nous voulons changer le regard sur l'assistance et la protection sociale, faire en sorte que les exclus retrouvent leur dignité et puissent se réinsérer dans la société.