Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, je tiens à saluer le travail effectué par Claude Bérit-Débat avant de me livrer à une réflexion générale sur le sens de ce travail.
Nous avons toujours considéré que le contrôle de l’application par l’exécutif des lois que nous élaborons était un combat tout à fait crucial. Il est crucial par nature, mais il l’est également compte tenu de la situation particulière dans laquelle se trouve notre pays.
Nous savons, en effet, par les contacts que nous avons avec nos concitoyens, mais également grâce aux études d’opinion de toutes sortes, que les élites sont aujourd'hui regardées avec une grande défiance par les Français. C’est vrai des élites politiques, mais également de toutes les autres, qu’elles soient médiatiques, économiques ou syndicales, ces dernières étant pourtant censées être plus proches des citoyens. Les parlementaires, qui ont la charge de représenter le peuple, subissent cette défiance.
Certes, il est très noble de faire la loi. Mais si nos concitoyens ont un doute sur l’utilité concrète de ce travail, s’ils ne voient pas qu’il a des effets immédiats sur leur vie quotidienne, leur défiance en est accrue et peut se transformer en rejet. Il est fondamental que nous soyons vigilants sur l’application des lois, ce sujet n’étant pas une simple question technique ou pratique.
Le Sénat a été précurseur dans ce domaine, bien avant même la réforme constitutionnelle qui a renforcé le rôle de contrôle des parlementaires. Le contrôle de l’application des lois a été la marque de fabrique de notre assemblée dès 1970.
Jean-Pierre Bel a eu raison, lorsqu’il est devenu président du Sénat, de proposer la création d’une commission dédiée au contrôle de l’application des lois. Le but était non pas de déposséder les commissions – elles ont la prérogative d’effectuer ce travail au quotidien et elles disposent des moyens correspondants –, mais de créer un centre de ressources, d’impulsion et de synergie. Il s’agissait de mettre en commun les actions des commissions, de leur servir d’appui et de faire « rayonner » le travail trop souvent méconnu qu’elles réalisaient en matière de contrôle de l’application des lois, le Sénat étant par nature, du fait de sa place au sein de nos institutions, plus discret dans l’arène parlementaire.
La commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois a marqué des points – et cela va bien évidemment au-delà de ma personne –, car elle a placé cette question au cœur du débat, y compris institutionnel. Tous ceux qui s’intéressent à cette question, qu’il s’agisse des juristes, notamment les constitutionnalistes, ou des milieux universitaires, ont été très attentifs au travail que nous avons effectué et nous ont rendu grâce de cette attention particulière.
La décision a été prise de restituer entièrement le contrôle de l’application des lois aux commissions. Or, du fait de l’inflation législative, les commissions, en tout cas celles dont la charge de travail est la plus lourde – on sait qu’il existe des disparités de ce point de vue –, ont une telle tâche pour produire la loi qu’elles ne peuvent pas aujourd'hui, compte tenu des moyens dont elles disposent, se consacrer complètement et de manière aussi efficace au contrôle.
Pour ma part, j’estime que la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois apportait un appui qui fait défaut aujourd'hui. J’aurais d’ailleurs aimé qu’un débat ait eu lieu et qu’un bilan de son action ait été dressé avant de décider de sa suppression. Je ne peux donc que prendre acte des félicitations qui me sont aujourd'hui adressées, car je ne doute pas de leur sincérité ; j’aurais néanmoins préféré, plutôt que des hommages, que cette commission ne soit pas dissoute afin que nous puissions poursuivre le travail que nous avons mené tous ensemble. Car je rappelle qu’aucun groupe n’a jamais remis en cause l’utilité de cette commission, dont la suppression m’a paru brutale et, en tout cas, pas totalement justifiée.
Cela étant dit, les choses continuent d’avancer puisqu’un rapport d’information dressant un bilan annuel de l’application des lois a été fait. Je constate d’ailleurs qu’il s’inscrit dans la continuité des travaux de la commission puisqu’il met en avant des éléments qu’elle avait elle-même pointés.
Les problèmes sont connus. Le taux d’application des lois est de 65 %. Je relève d’ailleurs que vous vous êtes trompé, monsieur Luche : aucune « chute libre » n’a été constatée depuis 2012. Cette date doit avoir une valeur symbolique pour vous : depuis cette année-là, tout va bien entendu très mal dans notre pays ! Vous n’avez pas dû bien regarder les chiffres, car la tendance n’a pas varié depuis 2010, année qui a constitué un tournant.
Durant la décennie précédente, la situation était catastrophique, avec un taux d’application des lois qui oscillait entre 15 % et 30 %. Il s’établit aujourd'hui à 65 %. Le gouvernement Fillon a donné une impulsion, pas dès son arrivée au pouvoir, mais en 2009-2010, avec de véritables directives. Il a ainsi prévu que les décrets d’application des lois devaient être pris dans un délai maximal de six mois et institué l’intervention en conseil des ministres du ministre chargé des relations avec le Parlement.
Un ministre de l’époque m’a raconté sa manière informelle de procéder, avec des petits cartons passés à ses collègues autour de la table du conseil pour leur demander de signer tel décret en retard. Le gouvernement actuel a mis en œuvre une procédure plus institutionnalisée : un état des lieux est effectué tous les mois en conseil des ministres, ce qui permet d’exercer une certaine pression et de maintenir la cadence.
Le taux de 65 % est bien sûr insatisfaisant ; le seul taux acceptable serait 100 %. Cela étant dit, il ne faut pas oublier que ce taux correspond à celui des décrets publiés dans le délai maximal de six mois. Ce taux dépasse 80 % si l’on prend l’ensemble de la législature, ce qui est convenable.
Toutefois, des disparités sont constatées. Ainsi le taux d’application des lois relevant de la commission de la culture est-il de 90 %. Ce résultat s’explique non pas parce que ces lois sont plus faciles à faire exécuter, mais parce que cette commission est saisie d’un nombre plus restreint de textes. En revanche, les lois soumises à la commission des affaires économiques étant plus nombreuses, plus bavardes et beaucoup plus longues, le ministère chargé des décrets d’application rencontre bien évidemment davantage de difficultés. Il faut essayer de réduire ces disparités.
De même, certains des problèmes que j’avais relevés lorsque je présidais la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois subsistent, même s’il n’en est pas fait état dans le rapport d’information dont nous débattons aujourd'hui. Le taux d’application des lois d’initiative gouvernementale est plus élevé que celui des lois d’origine parlementaire. En tant que parlementaires, nous ne pouvons accepter cette disparité, d’autant qu’on ne peut pas dire que le Parlement est au centre de notre système institutionnel et qu’il dispose d’énormément de prérogatives – je rappelle que la grande majorité des lois est d’origine gouvernementale. Nous demandons donc qu’un effort soit fait à l’avenir.
J’avais également remarqué que cette disparité était aussi vraie concernant les amendements d’origine parlementaire et que le taux d’application des amendements parlementaires d’origine sénatoriale était, en outre, plus faible que celui des amendements adoptés à l’Assemblée nationale. J’aimerais savoir si cette tendance se confirme, car je n’ai pas trouvé d’informations sur ce sujet dans le rapport. Je pense toutefois que la situation n’a pas dû beaucoup changer.
Par ailleurs, permettez-moi de faire une observation sur les rapports. Sur cette question, je ne m’adresse pas au Gouvernement, car j’estime que, en tant que parlementaires, nous devons prendre nos responsabilités. Nous ne cessons de réclamer des rapports. Lorsque nous voulons aborder un sujet mais que nous ne savons pas comment le traduire dans la loi, ou lorsque nous savons que ce que nous proposons n’est pas acceptable par le Gouvernement, nous lui demandons un rapport. On critique le Gouvernement car il ne les fournit pas ; mais pourquoi faudrait-il consacrer tant d’énergie, mobiliser tant de fonctionnaires pour les préparer, sachant qu’ensuite ils sont très peu utilisés par les commissions et par les parlementaires ? Je le redis, prenons nos responsabilités, mes chers collègues !
On dit également de certaines lois qu’elles sont bavardes. Il y a là un piège qui est lié à nos institutions. En effet, dans le système de la Ve République, l’essentiel des lois est d’origine gouvernementale. Il faut en prendre acte et justifier notre rôle. Après leur passage au Parlement, les lois ne « sortent » pas dans le même état : elles ont été modifiées par les apports des assemblées. Or il est plus facile de procéder à des ajouts qu’à des remplacements. La longueur d’un texte est donc souvent doublée à l’issue de la navette parlementaire, les deux assemblées souhaitant imprimer leur marque. C’est ainsi qu’un texte contenant initialement 30 articles peut finalement en compter 200 ! J’en appelle également à la responsabilité collective sur ce sujet.
Pour résoudre ce problème, il faut se rappeler que l’essentiel des lois proviennent du Gouvernement et que nous sommes là pour les amender et y intégrer nos apports : il faudrait peut-être associer les parlementaires à l’élaboration de la loi plus en amont afin qu’ils y trouvent leurs marques, ce qui permettrait certainement de diminuer les ajouts faits en séance et, partant, le volume des textes. Les questions essentielles seraient ainsi traitées plus tôt.
Je voudrais aborder maintenant un point sur lequel on ne peut, me semble-t-il, noter d’avancées, même si une prise de conscience a eu lieu. Nous avons très peu de moyens pour mener notre travail de contrôle comparé aux autres parlements étrangers – sans même parler du Sénat américain. Or l’Assemblée nationale et le Sénat font souvent le même travail, les mêmes rapports, les mêmes contrôles ! Des fonctionnaires y travaillent dans les deux assemblées, et les parlementaires y consacrent beaucoup de temps. Pourquoi les deux assemblées ne rationaliseraient-elles pas leur action de contrôle en effectuant un travail en commun ? Je vous rappelle qu’il s’agit des mêmes lois, qui ont été votées par les deux chambres.
Il faut donc prendre des initiatives sur cette question ; j’en avais proposé. On aurait pu envisager des réunions régulières de la commission d’évaluation de l’Assemblée nationale et de la commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois ; on pourrait organiser des réunions inter-commissions, par exemple entre la commission des lois du Sénat et celle de l’Assemblée nationale.
Je conclus en rappelant que le Sénat a pris conscience du problème. En outre, les gouvernements successifs ont plutôt progressé sur ce point. Nous allons donc dans le bon sens.
Toutefois, il s’agit d’un enjeu important, qui rejoint l’action du Gouvernement, et en particulier de M. Thierry Mandon, pour réduire les normes. Tout cela contribue à rendre plus crédible l’action publique. Les études d’impact témoignent également de cette volonté de légiférer au plus juste. Il est nécessaire que nous ayons tous conscience de l’objectif : légiférer moins mais légiférer mieux ! C’est l’affaire du Gouvernement, mais c’est aussi la nôtre. Nous devons remettre en question nombre d’habitudes afin de renforcer notre rôle essentiel de contrôle.