Intervention de Jean-Paul Moatti

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 9 avril 2015 : 1ère réunion
Atelier de prospective : mieux prévenir et gérer les crises liées aux maladies infectieuses émergentes

Jean-Paul Moatti, président-directeur général de l'Institut de recherche pour le développement (IRD) :

L'IRD est un établissement public à caractère scientifique et technologique qui se projette au Sud. Il couvre l'ensemble des champs disciplinaires et, du fait de sa taille moyenne, doit travailler en partenariat avec l'ensemble des partenaires de la recherche publique concernés, notamment le Cirad, qui comme lui est spécialisé dans les recherches au Sud, mais aussi les autres opérateurs publics de recherche - CNRS, Inserm, Institut Pasteur, etc. - et l'Université.

Le message que je souhaite transmettre est très simple et c'est l'idée que j'ai esquissée à la fin de la première table ronde : il est impératif de croiser l'agenda « maladies émergentes » avec les autres agendas qui intéressent notre diplomatie et plus généralement le développement sur la scène internationale. Comme je l'ai déjà évoqué, on ne peut pas faire l'impasse sur les liens avec la sécurité politique, militaire et les crises sociopolitiques. La semaine dernière, deux articles parus dans Plos, la grande revue scientifique, ont attiré l'attention sur les risques constatés de rééemergence de maladies infectieuses en lien avec les conflits syrien et irakien : flambée de leishmaniose, recrudescence de rage, possibilité que le MERS-CoV, né dans les Émirats, se diffuse dans les camps de réfugiés, etc. Le ministre des affaires étrangères doit être alerté sur le sujet. Je compte sur vous, madame la sénatrice !

De même, l'agenda « maladies émergentes » doit être lié à celui du Big data et d'internet. Arnaud Fontanet parlera mieux que moi de l'intérêt de ces outils pour la surveillance épidémiologique. En tout état de cause, il faut garder un oeil sur ce qui se passe dans les profondeurs des réseaux sociaux. Avec Laetitia Atlani, anthropologue, j'ai pu démontrer, à propos de H1N1, combien le fait d'aller au-delà de la surface des blogs officiels permettait de mettre au jour une géographie de la rumeur et la réémergence de la figure du bouc-émissaire. Voilà un élément essentiel à prendre en compte.

Ensuite, il faut évidemment relier la lutte contre les maladies émergentes aux nouveaux objectifs post-2015 du développement durable qui vont être adoptés en septembre prochain à New York : il est crucial de se caler sur ces objectifs. J'aurais pu vous présenter le schéma stratégique « idéal » de lutte contre l'épidémie d'Ebola défini pour le district de Macenta, qui fut l'un des tout premiers touchés en Guinée. La réalité est tout autre : la surveillance épidémiologique n'était effectuée que par un demi-temps plein disposant comme seul outil... d'un cahier d'écolier. Faute de résoudre le problème du financement et du renforcement structurel des systèmes de santé, la riposte aux épidémies continuera de ressembler au tonneau des Danaïdes.

Selon les projections que j'ai faites en tant qu'économètre sur les tendances actuelles, même en étant optimiste, en 2030, cent dollars seulement seront disponibles par personne en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est pour les dépenses de santé, toutes sources de financement comprises. Cette somme est insuffisante. Il est nécessaire de trouver des solutions permettant de mettre en place des couvertures maladies universelles garantissant l'accès aux soins et médicaments essentiels.

Enfin, le changement climatique est au coeur des préoccupations et de l'agenda diplomatique de notre pays, avec la Cop21, qui se tiendra à Paris en décembre prochain. Il est là aussi crucial de faire le lien. Les exemples de maladies dites climato-sensibles - fièvre catarrhale ovine, virus du Nil occidental... - ne manquent pas. La pluviométrie, les pics de chaleur ou la prolifération de bio-agresseurs dans les cultures tropicales ont des liens directs avec la remontée vers le Nord de maladies jusque-là confinées dans les zones intertropicales ainsi qu'avec les phénomènes de malnutrition ou de migrations humaines. Je citerai ce proverbe peul « l'herbe ne pousse pas, le mil ne pousse pas, alors il faut t'enfuir », qui illustre bien le lien entre changement climatique, mouvement des populations et circulation potentielle d'agents pathogènes.

Pour terminer, puisque le président Karoutchi nous y a encouragés, Jean-François Delfraissy, de l'Institut de microbiologie et des maladies infectieuses, Michel Eddi, président du Cirad, et moi-même sommes volontaires pour vous aider, mesdames, messieurs les sénateurs, à rédiger deux amendements qui pourraient nous être fortement utiles dans les mois à venir.

Premièrement, il faut absolument, dans la programmation de la recherche, au niveau tant national qu'européen, flécher les appels à projet vers les pays du Sud, car, sans cela, à prétendre que la recherche au Sud est partout, elle finit par n'être nulle part.

Deuxièmement, nous avons besoin, du fait de la crise budgétaire générale, de financements pour avancer. L'aide au développement a des moyens. Un amendement pourrait prévoir que, dans tout grand projet d'infrastructure ou tout grand projet bénéficiant de l'aide publique française au développement, un pourcentage modeste, à hauteur de 5 %, voire 10 %, est dévolu à un programme d'évaluation, de recherche ou d'appui scientifique, comme le font déjà les agences de développement anglo-saxonnes.

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