Intervention de Pierre Nora

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 24 juin 2015 à 9h45
Audition de M. Pierre Nora historien membre de l'académie française

Pierre Nora, historien, membre de l'Académie française :

Je voudrais tout d'abord préciser que je ne me suis jamais exprimé sur la réforme du collège, mais seulement sur les programmes d'histoire. Je vous ferai également part de mon opinion sur les programmes de français et sur la place de l'enseignement du latin et du grec.

En ce qui concerne la réforme des programmes d'histoire, je suis à la fois plus modéré et plus sévère que la plupart de ceux qui sont intervenus sur ce sujet jusqu'à présent. Je suis plus modéré dans le ton, qui me paraît disproportionné par rapport aux mesures proposées qui, pour beaucoup, existent déjà depuis 2008. En réalité, à l'occasion de cette réforme, l'opinion a pris conscience de la grave crise de l'enseignement en France. Cette sur-réaction m'a rappelé le débat sur le mariage pour tous : alors qu'il s'agissait d'une mesure d'ajustement, elle a déclenché une très forte émotion. Dans un cas on touchait à la famille, dans l'autre on réforme l'école, deux valeurs sur lesquelles les Français se replient lorsqu'ils sont désemparés.

Par ailleurs, je me sens étranger au débat qui oppose d'une part, les défenseurs du roman national et, de l'autre, ceux qui souhaiteraient profiter de l'ouverture de l'histoire française à l'histoire mondiale pour insister sur l'histoire coloniale - et ainsi donner à cette dernière une place prépondérante dans la mémoire nationale. En ce qui me concerne, je ne me retrouve dans aucun camp. Je défends une histoire nationale qui n'est pas nationaliste ainsi qu'une histoire coloniale qui n'est pas antinationale. En effet, si je suis en faveur d'une ouverture intellectuelle de l'histoire nationale à la mémoire coloniale et aux problèmes coloniaux, je refuse que l'histoire nationale soit réinterprétée à la lumière de l'histoire coloniale. Par exemple, je suis profondément choqué que le programme d'histoire résume les XVIIe et XVIIIe siècles sous le titre « La domination de l'Europe, les conquêtes coloniales et les traites négrières ». Ces trois termes ne résument pas ce qu'ont représenté l'Europe et la France à cette époque. C'est d'autant plus alarmant que l'étude des Lumières est facultative. Plutôt que de parler de domination, il conviendrait de parler d'expansion. La domination est certes un effet de l'expansion, mais l'expansion ne se réduit pas à la domination : il y a eu une expansion démographique, mais également scientifique et intellectuelle... Il faut certainement rappeler les conquêtes coloniales et la traite négrière, mais elles ne sont pas l'élément déterminant et caractéristique de cette période. Il s'agit en fait d'une application à l'histoire de la loi Taubira, à laquelle je m'étais alors opposé. Je préside une association d'historiens intitulée « Liberté pour l'histoire », dont René Rémond avait été le premier président. Cette association lutte contre les lois mémorielles et l'ingérence du politique dans la qualification du passé. Dans une démocratie, l'histoire appartient aux historiens. La mémoire revient au pouvoir politique, c'est à lui d'organiser les commémorations, d'honorer les victimes, de décider de réparations éventuelles, mais pas de qualifier le passé. D'ailleurs, une nouvelle loi de ce type nous menace, celle visant à pénaliser la négation du génocide arménien, dont le sort dépend d'une décision à venir de la Cour européenne des droits de l'homme, dans une affaire opposant la Confédération suisse à un nationaliste turc, M. Dogu Perinçek. En première instance, la Cour a donné raison à M. Perinçek, condamné pour avoir tenu des propos niant la qualification de génocide des atrocités commises en 1915. La Confédération a fait appel de cette décision ; elle est soutenue dans cette démarche par le Président de la République française. Il semblerait que le Gouvernement prépare un projet de loi visant à réprimer la contestation du génocide arménien. Certes, le Conseil constitutionnel avait semblé barrer l'adoption de toute loi mémorielle de ce type, par sa censure, en 2012, de la loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi. Toutefois, si la Confédération suisse obtient gain de cause auprès de la Cour européenne des droits de l'homme, un nouveau boulevard sera ouvert pour l'adoption d'une telle loi.

Lors du forum organisé à La Sorbonne, l'introduction faite par la ministre correspondait tout à fait aux positions que j'ai à coeur, à tel point que certains ont cru que je l'avais rédigée. Elle défendait en particulier la déontologie des professeurs d'histoire et le fait que l'histoire enseignée ne devait pas être victimaire, ni céder aux pressions de groupes particuliers. Pourtant, quinze jours auparavant, j'avais pu lire que c'était en réponse à la demande du cabinet de la ministre de faire une plus grande part aux souffrances mémorielles que le Conseil supérieur des programmes avait décidé d'inclure le génocide arménien dans le thème plus général de la Première Guerre mondiale - et le problème des Roms dans une autre classe. Il semble donc y avoir une différence importante entre le discours officiel et sa mise en application.

Pourquoi y suis-je opposé ? Parce que la notion de crime contre l'humanité qu'entraîne la qualification de génocide abolit toute prescription. Elle permet donc de poursuivre les auteurs de ces crimes jusqu'à leur mort, comme ce fut le cas pour Klaus Barbie et Maurice Papon. Mais quel sens conserve cette notion au-delà de la mort des auteurs de ces crimes ? Porter, par le biais de la loi, des jugements moraux dont le critère n'existait pas à l'époque où ces faits ont été commis n'a aucun sens. Les lois mémorielles empêchent le travail des historiens : un chercheur qui remettra en cause, par ses travaux scientifiques, le chiffrage du nombre de victimes d'un génocide sera-t-il accusé de négation de crime contre l'humanité ? De plus, cela conduit à l'écriture d'une histoire manichéenne, en noir et blanc, alors que l'histoire est faite de gris. Enfin, je ne vois pas de quel droit la France s'érigerait en juge de l'humanité toute entière.

En 2001, la loi a prévu que : « la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ». Aujourd'hui, pourtant, le législateur est incité à aller plus loin et « Gayssot-iser » la question du génocide arménien. Je rappelle que la loi Gayssot de 1990 pénalise la négation de crime contre l'humanité. À l'époque, je m'étais opposé à son adoption, avec certains de mes collègues comme Madeleine Rebérioux ou Pierre Vidal-Naquet, pour des questions de principe. Pour autant, je ne prône pas aujourd'hui son abrogation ; dès lors qu'elle existe, il est impensable de revenir en arrière. Mais cette loi a malheureusement servi de modèle à des lois mémorielles, utilisées pour faire taire les historiens. Choisir de mettre l'accent sur le génocide arménien au sein du programme d'histoire consacré à la Première Guerre mondiale relève d'un choix idéologique et électoraliste.

Un certain nombre des difficultés soulevées dans le cadre de la réforme des programmes d'histoire seront probablement corrigées. C'est le cas notamment du caractère optionnel de l'enseignement relatif aux Lumières, qui est une absurdité. D'une manière générale, la distinction entre thèmes obligatoires et thèmes facultatifs n'est pas heureuse : il faut définir les fondamentaux de la connaissance attendue en histoire à l'école comme au collège.

On me prête souvent la paternité de l'expression « roman national ». Il est vrai que je l'ai utilisée à l'occasion de mes travaux sur Ernest Lavisse. Mon intérêt pour le travail de cet historien est né lors de mon séjour à Oran, pendant la Guerre d'Algérie. Son manuel scolaire d'histoire, qui fut publié avant 1914 à quinze millions d'exemplaires et qui constitua l'un des instruments de l'armement moral de la France à l'aube du premier conflit mondial, présentait une vision idyllique de l'expansion coloniale française, en contraste flagrant avec la réalité que je vivais dans une ville en quasi-état de siège. De là est venue mon envie de travailler sur la psychologie nationale, à une époque où l'histoire se concentrait davantage sur les sujets économiques et sociaux. Ernest Lavisse, à travers ce manuel mais aussi un ouvrage collectif en 27 volumes, nous a donné de notre histoire nationale un récit organique, structuré autour des grands événements et des grands hommes, et orienté vers un progrès de l'histoire. La victoire de 1918 en était l'aboutissement, qui réconciliait enfin l'Ancien Régime et la Révolution. Voilà ce que j'ai nommé le roman national.

Enseigner ce roman national ne me paraît plus possible aujourd'hui, il est brisé. Jusqu'en 1940, l'histoire de la France pourrait paraître l'histoire d'une victoire. Or nous n'avons connu depuis que des défaites. Quelle orientation donner à l'histoire qui sera enseignée à des enfants qui sont confrontés au chômage, à une situation moins bonne que celle de leurs parents et à une réduction sans précédent de la souveraineté nationale ? L'histoire ne peut que leur donner une connaissance du passé patrimonial et leur faire étudier la singularité de la France en Europe et dans le monde.

S'agissant de l'enseignement du français, je suis entièrement d'accord avec la position véhémente de l'Académie française parue hier dans Le Figaro : non seulement l'Académie est légitime dans cette protestation, mais je dirais même qu'elle ne va pas assez loin. Je suis convaincu qu'un pays qui renonce à l'orthographe et la structuration du discours court au suicide. Pénaliser un professeur qui donnerait trop d'importance à l'orthographe dans la notation des copies et à conseiller aux enseignants de ne pas diminuer la note d'une copie qui n'aurait ni introduction, ni conclusion, ni plan, constitue un suicide collectif. À l'aune des difficultés observées en matière d'enseignement du français, notamment à l'école primaire, la question des programmes d'histoire me semble secondaire. Les inégalités constatées en sixième, entre un élève qui maîtrise cent mots et son camarade qui en maîtrise mille, ne seront jamais aplanies ; elles handicaperont l'avenir professionnel et social du plus faible. Or, l'enseignement du français a été depuis les années 1970 et 1980, et plus encore dans les années 1990, la victime principale de l'afflux démocratique subi par l'enseignement secondaire. Avec l'arrivée massive d'élèves issus de milieux populaires et de l'immigration au collège, l'enseignement de la langue et de la littérature française est soudainement apparu élitiste et bourgeois. La connaissance des grands auteurs, tels que Racine, Pascal ou Montaigne, n'était plus le résultat d'un apprentissage mais celui d'une tradition familiale et d'un goût. Or, selon Bourdieu, alors en pleine expansion intellectuelle dans les milieux enseignants, le goût n'est qu'un héritage, une connivence sociale. Concomitamment à ce phénomène, était mise à l'honneur une vision de la langue comme un objet strictement linguistique et scientifique. S'appuyant sur ce courant, de nombreux responsables de gauche, par nature à l'avant-garde intellectuelle, ont voulu transformer le français en un enseignement scientifique, sans idéologie et tradition. Il suffit de parcourir les manuels d'Alain Pialat et d'Alain Boissinot pour observer combien l'enseignement de la langue y est transformé en un pataquès scientifique dont l'objectif se limite à dégager des séquences actancielles dans une oeuvre. En classe de seconde, mon fils étudiait, en français, le thème de l'autobiographie, sujet parfaitement adapté à l'adolescence. Les élèves devaient dégager les propositions subjectives et les séquences actancielles de textes de Montaigne, Rousseau et Camus, sans qu'à aucun moment ne soient expliqués aux élèves l'histoire de ces auteurs et le contexte de leurs oeuvres. Cette méthode dégoûte in fine les enfants du français et de la littérature, hormis quelques privilégiés qui ont la chance de bénéficier d'un enseignement complémentaire au sein de leur famille. Les intellectuels ne peuvent se désintéresser de cette question, notamment l'Académie française, même si, à mon sens, elle aurait pu être encore plus critique. Il faut revenir aux fondamentaux, notamment à l'apprentissage de la lecture par la méthode syllabique. Il ne vous aura pas échappé d'ailleurs que l'expansion de la méthode globale en cours préparatoire fut concomitante du projet du ministère de l'éducation nationale - il n'a heureusement pas abouti -, qui envisageait dans les années 1980 et 1990 de faire disparaître le français en tant que discipline. Celle-ci aurait alors été remplacée par un enseignement obligatoire de français comme langue de communication, ainsi que par un enseignement facultatif de littérature et d'histoire littéraire. La suppression de la fréquentation des grands auteurs ne représente ni plus ni moins qu'une subversion absolue de l'enseignement de la langue ! À l'époque, et encore aujourd'hui, on considérait que l'avenir de la langue appartenait, pour la majorité des élèves, à l'oralité : Alain Pialat proposait d'ailleurs que soient plutôt étudiés les modes d'emploi et les notices pharmaceutiques, afin que les élèves maîtrisent le français comme langue de communication pratique. Cet enseignement fondé sur l'oralité et la vie courante aurait très bien pu inclure également des oeuvres de Marivaux ou de tout autre auteur. Si on peut en comprendre la philosophie, une telle réforme aurait indubitablement conduit à l'altération de nos traditions littéraires. Ces dernières doivent être rajeunies mais certainement pas détruites. Pour leur part, les méthodes scientifico-linguistiques de l'enseignement du français ont abouti à la désarticulation totale de l'orthographe, dont l'opinion publique ne semble guère s'émouvoir.

Je m'exprimerai enfin sur la réforme proposée pour l'enseignement du latin et du grec. À rebours de la position de mes confrères de l'Académie française en faveur de la défense de l'enseignement des langues anciennes, je suis plutôt favorable à la réforme annoncée. Bien que licencié ès lettres et certifié à ce titre en latin et en grec, je ne lis ni Virgile, ni Tacite dans le texte et ne juge pas cela utile. Le débat autour du latin et du grec est symbolique du lien ombilical qu'entretiennent les Français avec leur passé. Pourtant, la suppression du latin dans les programmes constitue un leitmotiv depuis la réforme du lycée de 1902. Il suffit de relire à cet égard les débats parlementaires de l'époque, remarquables par leur niveau intellectuel. Si Rimbaud faisait des vers latins, la dernière thèse en latin fut soutenue vers 1930. J'estime en revanche que la culture de l'Antiquité est nécessaire dans un pays qui se démocratise. Toutefois, cet enseignement n'est pas forcément philologique, d'autant qu'en latin, il porte sur la grammaire et la syntaxe. Or, s'agissant de la langue française, les élèves n'apprennent ni l'un ni l'autre ; ils sont bien évidemment désemparés en classe de latin. Je suis pour ma part favorable à un enseignement de la culture antique par l'histoire et la littérature, dans le cadre de filières latines étymologiques. À l'instar de Paul Veyne, je crois utile de créer un institut supérieur des langues anciennes pour former des traducteurs et des historiens de l'Antiquité, sur le modèle de l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO). Il convient enfin de reconnaître que la réforme proposée règlera un certain nombre de problèmes administratifs et organisationnels dans les territoires où trop peu d'élèves choisissent l'option latin ou grec.

En ce qui concerne les autres aspects de la réforme, celle-ci repose, selon moi, sur une philosophie fausse, dissimulée sous le voile pudique et prétentieux de l' « excellence pour tous ». Casser ce qui marche, à l'instar des classes bilangues, n'est jamais une excellente mesure, surtout lorsqu'elle repose sur l'idée que mêler les plus forts et les plus faibles aboutit à élever le niveau de tous. Cela est voué, d'expérience et de bon sens, à l'échec. Au lieu d'aligner l'enseignement sur le niveau du plus faible au nom de l'égalité, il faut élever les plus faibles au niveau des meilleurs, sans oublier de mettre en place un enseignement professionnel digne de ce nom.

L'intention que révèle la création d'enseignements pédagogiques interdisciplinaires (EPI) me paraît bonne. Des enfants qui, à leur entrée en classe de 6e, se retrouvent face à une pluralité de professeurs sans relation réelle les uns avec les autres, peuvent être désarçonnés. Toutefois, cela fait vingt ans que sont mises en place des passerelles. Dès lors, diminuer de 20 % le nombre d'heures d'enseignement disciplinaire au profit d'un nouveau type d'enseignement, qui plus est contraire à l'esprit naturel des professeurs, me semble dangereux. De plus, les professeurs doivent être formés à ces méthodes d'enseignement et le contenu de ces EPI mieux défini.

En conséquence, appliquer la réforme du collège dès la rentrée 2016 me paraît utopique, d'autant qu'elle interviendrait en même temps que la refonte des programmes, qui impliquera, dès septembre, une adaptation des manuels scolaires. Engager ces deux réformes simultanément représente une erreur, d'autant qu'elles tendent à se confondre dans l'esprit des gens et qu'elles entreront en vigueur dans une période électorale intense. Si l'enseignement public n'offre plus d'enseignements de qualité, l'enseignement privé subventionné trouvera les moyens d'y pourvoir. La réforme aura donc abouti à l'inverse de ce qui était recherché.

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