Intervention de Pierre Nora

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 24 juin 2015 à 9h45
Audition de M. Pierre Nora historien membre de l'académie française

Pierre Nora, historien, membre de l'Académie française :

Vous défendez vos électeurs ! Je considère personnellement que ce n'est pas du courage mais bien au contraire de la faiblesse.

J'en viens à la place du jargon dans les programmes, qui concerne essentiellement des disciplines qui pensent être mal estimées. C'est le cas de la géographie, de l'éducation physique et sportive et des arts plastiques. Ce jargon est insupportable ; il suffit à condamner les justifications des nouveaux programmes.

Les professeurs qui ont été formés dans les années 1980 et 1990 avec d'autres programmes auront besoin de temps pour être formés à de nouvelles méthodes d'enseignement. On ne peut pas faire une loi sur l'éducation tous les trois ans. Les réformes à répétition, que chaque ministre veut mener à bien afin de laisser sa marque, sont des catastrophes.

Je n'ai pas jeté la pierre au CSP, qui travaille avec application. Cela ne change pas fondamentalement un phénomène déjà ancien et qui constitue l'expression d'une crise de l'identité nationale. Elle se ressent au sein de l'éducation nationale car elle est aussi une crise de la transmission. C'est pourquoi les inquiétudes se cristallisent sur l'enseignement du français et des humanités.

Plusieurs d'entre vous m'ont interrogé sur le désamour de la France. Vue globalement, l'histoire de la France est celle d'un pays qui a été à l'avant-garde de toutes les expériences historiques de l'Europe, depuis le christianisme et les croisades. C'est en France que l'État nation s'est réalisé en premier, avec l'idée que la nation était le véhicule du progrès. Cette conception triomphera avec la Révolution française. La France est également le premier pays à avoir connu la monarchie absolue, puis les Lumières : l'expérience de la raison, d'une raison généralisée appliquée au fond par la Révolution française avec les droits de l'homme. Elle est le premier pays avec l'Angleterre à connaître l'époque coloniale, en bien comme en mal. C'est d'ailleurs ce qui a appris à tous les colonisés les principes qui leur ont permis d'obtenir leur indépendance. De plus, cette expérience coloniale a transformé aussi bien les colonisateurs que les colonisés. La colonisation est une expérience historique fondamentale dont il ne s'agit pas de nier qu'il y a eu des victimes et des profiteurs. Mais, il faut distinguer deux choses. Ainsi, Jaurès était opposé aux abus de la colonisation mais il n'était pas contre la colonisation elle-même, au contraire. L'idée de sortir la France de son obsession de la revanche et de lui offrir un débouché vers le monde extérieur est exactement ce que nos historiens, qui reprochent à l'histoire nationale d'être trop nationale, sont aujourd'hui en train de faire.

J'en reviens à la Révolution, qui a représenté un bouleversement pour le monde entier. On peut continuer ainsi et expliquer ce qu'a eu la France d'extraordinairement progressiste et avant-gardiste.

On peut aussi faire l'apologie de la langue française. Je regrette que l'histoire de la langue française n'occupe pas une place plus importante dans les programmes de français. La France, c'est essentiellement sa langue et la littérature.

Cette littérature n'est d'ailleurs pas comparable aux littératures régionales. C'est pourquoi, mettre sur le même plan le latin et les langues régionales dans le cadre des enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) me paraît inadmissible. D'ici peu, la question de la place des langues régionales viendra de nouveau en discussion devant le Parlement. Que les langues régionales soient pratiquées par ceux qui le souhaitent, très bien ; mais vous savez que certaines associations demandent leur inscription à l'article 2 de la Constitution qui prévoit que « la langue de la République est le français ». À l'occasion de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, vous aviez obtenu qu'il soit inscrit à l'article 75-1 de la Constitution que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ». Certains plaident pour une reconnaissance des langues régionales qui les placerait sur un pied d'égalité avec la langue française. Je vous conjure de résister à cette tentation !

En ce qui concerne l'enseignement de la France, il conviendrait de délaisser le roman national au profit d'une nouvelle histoire de France, qui s'appuierait sur l'exploration du patrimoine historique et des singularités de la France, au premier rang desquels figure la langue française. Cette histoire se rapprocherait ainsi des Lieux de mémoire, que j'ai entrepris avec la conviction qu'une histoire linéaire n'était plus possible, mais qu'une histoire patrimoniale, qui s'attacherait aux lieux et aux singularités de notre pays, constituait une alternative intéressante au récit classique.

M. Vasselle m'interrogeait sur la réponse donnée aux arguments que je vous ai présentés. Au lendemain de ma tribune, j'ai reçu un message du Premier ministre disant qu'il était entièrement d'accord avec moi - mais cela a été de toute évidence sans conséquence. J'ai également reçu un appel de la ministre de l'éducation qui m'a très courtoisement invité à la rencontrer. Au cours de cette entrevue, elle a manifesté son plein accord avec mes propos et m'a assuré que les projets de programmes étaient encore provisoires et qu'ils avaient encore vocation à évoluer. Elle m'a également affirmé que l'étude de l'islam en cours d'histoire serait déplacé de la classe de 5e à la fin de la 6e, des responsables religieux ayant fait valoir que l'apprentissage en décalé par rapport à la naissance du judaïsme et du christianisme était discriminatoire. Comme tous les professeurs peinent à terminer le programme, je ne suis pas sûr que l'étude des débuts de la religion musulmane y gagnera... Je formulerai un reproche en la matière aux programmes d'histoire : seuls les débuts des religions sont étudiés. Or c'est l'histoire de ces religions et de leurs supports sociaux qui est importante. Aucune des trois religions monothéistes n'est à mettre sous le terme « religion », comme si cela désignait la même chose. Le judaïsme, le christianisme et l'islam représentent des histoires, des cultures et des visions de la société très différentes. Cela ne me paraît certainement pas leur rendre justice.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion