Intervention de Daniel Raoul

Réunion du 24 octobre 2006 à 16h00
Secteur de l'énergie — Article 10

Photo de Daniel RaoulDaniel Raoul :

Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, je me placerai uniquement sur le plan de l'irrecevabilité de ce projet de loi, tous les autres arguments, qu'ils soient techniques ou politiques, ayant déjà été évoqués.

Votre projet de loi, en l'occurrence l'article 10, est contraire à la Constitution, car il méconnaît le neuvième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 : « Tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. »

Quelle est donc la portée exacte de cet alinéa du préambule de la Constitution de 1946, qui rend obligatoire l'appropriation ou la propriété publique d'un service public national ?

Pour le constituant de l'époque, le législateur est dans l'obligation de décider la nationalisation des entreprises exerçant une activité dont il considère qu'elle a les caractères d'un service public national. Il a, parallèlement, le devoir de ne pas décider la privatisation d'une entreprise publique chargée d'une activité de service public.

Pour le grand constitutionnaliste Louis Favoreu, qui s'exprimait sur le sujet en 1997, les services publics nationaux non constitutionnels peuvent être gérés par des personnes morales de droit privé, à la condition que l'État reste majoritaire dans le capital.

Or, pour Gaz de France, ni le projet de loi que nous examinons, ni la loi relative au service public de l'électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières du 9 août 2004 - titre évocateur ! - ne considèrent que GDF n'exerce plus un service public national.

Dans sa décision du 5 août 2004, le Conseil constitutionnel a même relevé que le législateur avait confirmé la qualité de services publics nationaux des deux entreprises dans l'article 1er de la loi précitée du 9 août 2004, dont je rappelle les premiers termes « Les objectifs et les modalités de mise en oeuvre des missions de service public qui sont assignées à Électricité de France et à Gaz de France ».

Dans le même registre, celui de la réaffirmation du caractère de service public national, la loi de programme du 13 juillet 2005 est claire : « La politique énergétique repose sur un service public de l'énergie qui garantit l'indépendance stratégique de la nation et favorise sa compétitivité économique. Sa conduite nécessite le maintien et le développement d'entreprises publiques nationales et locales dans le secteur énergétique. »

Les auteurs, je n'en doute pas, se reconnaîtront !

Avec ces deux lois votées il y a moins de deux ans, comme l'a rappelé notre collègue Courteau, ont été réaffirmées les notions de missions de service public en 2004 et d'entreprises publiques nationales en 2005. Or, aucune de ces dispositions n'est remise en cause ou abrogée par l'actuel projet de loi.

Le Conseil constitutionnel a considéré que la loi de 2004 était conforme à la Constitution parce qu'elle garantissait, « conformément au neuvième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, la participation majoritaire de l'État ou d'autres entreprises ou organismes appartenant au secteur public dans le capital de ces sociétés ».

Autrement dit, en transférant aux sociétés nouvellement créées les missions de service public antérieurement dévolues aux personnes morales de droit public Électricité de France et Gaz de France dans les conditions prévues par les lois du 8 avril 1946, du 10 février 2000 et du 3 janvier 2003, le législateur a confirmé leur qualité de services publics nationaux.

Il devait donc, conformément au neuvième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, conserver ces sociétés dans le secteur public. C'est ce qu'il a d'ailleurs fait en imposant que leur capital soit détenu majoritairement par l'État.

L'appartenance d'une société au secteur public résulte en effet de ce que la majorité de son capital et des droits de vote appartiennent à l'État, à d'autres collectivités publiques ou à d'autres sociétés du secteur public.

L'article 24 de la loi de 2004 dispose expressément que l'État détient plus de 70 % du capital social d'EDF et de GDF, comme cela a déjà été rappelé. Or, c'est précisément ce qui est défait dans ce projet de loi. Mais nous sommes dans un domaine où la loi ne peut défaire ce qu'elle a fait, car la Constitution l'interdit au législateur.

Si l'abandon de cette participation majoritaire ne peut résulter que d'une loi, le législateur ne pourrait le décider qu'à une double condition, qui n'est pas réunie ici : premièrement, s'il considère au préalable qu'il n'existe plus de service public de l'énergie ; deuxièmement - condition constitutionnelle posée en 1996 -, s'il n'y a pas de monopole de fait.

Le projet de loi relatif au secteur de l'énergie constitue donc un exemple de découplage entre la propriété publique d'une entreprise et son caractère de service public national.

Certes, la question de l'activité monopolistique de fait peut se poser, que ce soit pour le marché du gaz ou pour le secteur de l'énergie, mais la commission des affaires économiques comme le Gouvernement se situent sur le seul terrain du droit.

Aucune appréciation n'a donc été portée sur le point de savoir si GDF est ou non en situation de monopole de fait à l'égard des consommateurs, l'une des deux conditions posées par le préambule de la Constitution de 1946 pour rendre obligatoire l'appropriation par la nation d'une activité.

Il faut donc apprécier la situation monopolistique non seulement en droit mais également en fait, et raisonner sur le plan non pas d'une simple entreprise, mais de tout un secteur d'activité, celui de la fourniture de gaz au consommateur.

Bref, l'opération envisagée a pour but de conforter GDF dans une démarche sinon monopolistique, du moins oligopolistique sur le marché européen. La fusion avec Suez, si elle a vraiment lieu, ne risque-t-elle pas de donner naissance à un monopole de fait ? Le préambule de la Constitution de 1946 obligerait alors à nationaliser ...Ce serait tout de même un comble pour les membres de la majorité !

Par ailleurs, sur le marché national, le caractère de monopole naturel de fait des réseaux gaziers confiés à GDF, en raison de son caractère de concessionnaire obligé sur son territoire de desserte, n'est pas contestable.

Avec ce projet de loi, le Gouvernement est resté au milieu du gué. S'il avait poursuivi sa logique jusqu'au bout, il aurait proposé, en même temps que la fin du caractère public de GDF, soit la disparition du service public national de l'énergie, soit une révision de la Constitution pour faire disparaître le neuvième alinéa du préambule de la Constitution de 1946.

Pour au moins trois motifs, nous considérons qu'il y a méconnaissance de la Constitution.

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