Intervention de Henri-Édouard Audier

Commission d'enquête Réalité du détournement du crédit d'impôt recherche — Réunion du 4 mai 2015 à 16h00
Table ronde de syndicats de chercheurs

Henri-Édouard Audier, membre du bureau national du SNCS - FSU :

Le CIR n'a pas toujours rencontré l'unanimité dont vous faites état monsieur le Président. De longue date, les scientifiques, les syndicats de chercheurs, les instances scientifiques comme le comité national de la recherche scientifique (CoNRS) du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de même que des commissions parlementaires - je pense au rapport de Christian Gaudin au Sénat qui a vertement critiqué certains aspects du CIR -, tout comme l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et la Commission européenne ont formulé des critiques à l'encontre du CIR, sans parler des rapports successifs de la Cour des comptes et du Comité des prélèvements obligatoires. Une constante, néanmoins : un certain nombre d'officines para-patronales vivent du CIR et l'encensent. Je prends pour exemple l'ACIES Consulting Group qui a mis en place le dénommé « Observatoire du CIR ».

Je lis ce que dit ACIES, et ses chiffres sont exacts : les dépenses de recherche des entreprises sont évaluées à 24,75 milliards d'euros pour 2007 et 30,07 milliards d'euros pour 2012, soit une progression notable de l'ordre de six milliards d'euros. Pour les mêmes années, on recense une dépense de CIR respectivement de 1,8 milliard d'euros puis de 5,33 milliards d'euros sur une période de forte montée en puissance de ce crédit d'impôt. Évidemment, ACIES Consulting Group conclut à un effet fantastique du CIR sur l'accroissement l'effort de recherche, voire à un effet de levier, c'est-à-dire que pour un euro dépensé par l'État, 1,5 euro serait investi par les entreprises. D'autres choses très intéressantes, même surprenantes tirées de cette étude : 28 000 emplois créés en quelques années dans le secteur privé de l'industrie, et la conclusion selon laquelle l'intensité de R&D de l'industrie française est supérieure à celle de l'Allemagne et figure parmi les plus élevées d'Europe.

On retrouve dans cette opération de lobbying la rhétorique récurrente et totalement trompeuse de la défense du CIR par des sociétés qui en vivent. Pourquoi ? Parce que ces chiffres sont exprimés en euros courants ! Quand on transforme ces euros courants en euros constants, vous reconnaîtrez quand même que 10 % d'inflation sur six ans jouent beaucoup plus sur 30 milliards d'euros que sur trois milliards d'euros. Je vous relis exactement la même phrase, mais en euros constants : la dépense intérieure de R&D des entreprises (DIRDE) est évaluée à 27 milliards en euros « 2012 » pour 2007 et 30,07 milliards d'euros pour 2012. L'augmentation n'est finalement que d'un peu plus de trois milliards d'euros. En ce qui concerne la dépense de CIR, l'augmentation ramenée en euros constants est de 3,3 milliards d'euros. Quelle que soit la période examinée, aucun effet de levier n'est constaté. D'une manière générale, le CIR s'est substitué à l'investissement des entreprises. Il n'a pas créé quoi que ce soit de nouveau.

On nous dit que c'est fantastique, que grâce à ce dispositif la France se redresse... C'est faux. L'effort de la France en matière de DIRDE se situe à 1,44 % du produit intérieur brut (PIB), ce qui la place au 15e rang mondial. D'autres pays enregistrent des performances bien supérieures : Israël avec 3,49 %, la Corée du Sud avec 3,26 %, le Japon avec 2,65 %, la Finlande et la Suède avec 2,28 % et l'Allemagne avec 2 %.

Certes, nous avions un passif. Est-ce que le CIR depuis 2007 a servi à remonter la position française ? Dans le dernier fascicule de l'OCDE de la série « Principaux indicateurs de la recherche et de la technologie », le tableau n° 25 présente la DIRDE exprimée en euros constants et en monnaie comparable. Sur cette période de très fort accroissement du CIR pour la France, on relève que pour quelques pays, l'effort demeure inchangé mais était déjà très élevé (Finlande, Japon...), et que la France, avec 14,6 % d'augmentation en euros constants, fait un peu mieux que certains pays et un peu plus mal que d'autres. Par exemple, l'Allemagne, qui ne dispose d'aucun crédit d'impôt en faveur de la recherche, a augmenté son effort de 20 %. Dans le même temps, Taipei affiche une progression de son effort de recherche de 64 %, la Corée du Sud de 71 %, ce qui explique peut-être pourquoi c'est désormais ce dernier pays qui exporte des centrales nucléaires et non plus la France.

En ce qui concerne l'affirmation selon laquelle nos performances seraient meilleures que l'Allemagne, le tableau précité montre que l'effort de nos amis outre-Rhin en matière de DIRDE est exactement le double de celui de la France, en euros constants, alors qu'ils n'ont pas de CIR. Le problème n'est pas que français. L'Europe ne représente plus que 20 % de la recherche des entreprises alors que le reste se partage se partage de manière à peu près équilibrée entre l'Asie et les États-Unis.

S'agissant de la croissance du nombre de chercheurs dans les entreprises, on est dans une situation totalement ridicule. Le ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche indique qu'en dix ans, le nombre de chercheurs dans l'industrie a connu une augmentation de 72 % et 10 % seulement dans le public. Or, quand vous prenez le ratio des dépenses salariales du public sur les dépenses des entreprises, vous constatez une constante absolument parfaite. En d'autres termes, pour répondre à l'observation selon laquelle le nombre de chercheurs progresserait de 70 % sans augmentation de la masse salariale, le ministère a répondu par une note reconnaissant un problème mais expliquant les anomalies relevées par le fait que le coût de l'accroissement du nombre de chercheurs (+ 70 %) dans le secteur privé a été absorbé par la diminution des crédits affectés à chacun , autrement dit par une baisse du coût unitaire du chercheur privé. N'importe quel responsable d'équipe que ceci est complétement ridicule. Le problème est qu'on a indexé un paramètre absolument fondamental pour la vie du pays, le développement de la recherche industrielle et de ses effectifs de chercheurs, sur une niche fiscale qui en détermine seule les évolutions en dehors de toute orientation stratégique.

Imaginez que vous créiez un crédit d'impôt sur la consommation d'essence, à hauteur de 20 % sur la consommation annuelle. À la fin de l'année, vous constaterez que la somme des consommations individuelles correspond à environ cinq fois la consommation nationale. On parle d'un système qui pousse à la triche sur une somme de six milliards d'euros qui ne sert absolument à rien et qui serait beaucoup plus utilement mobilisée sous d'autres formes pour soutenir la recherche industrielle. Je n'ai pas critiqué le crédit d'impôt innovation parce qu'il contient des éléments intéressants pour la prise en charge des intérêts d'investissement. Là au moins, on est sûr que l'entreprise investit, l'État rembourse une partie des intérêts d'investissement ou avance des aides remboursables en cas de succès. Nous pensons que les engagements que prend l'État avec le CIR équivalent à un gaspillage. Le CIR peut être utile pour les petites et moyennes entreprises (PME) - nous ne le contestons pas -, mais il est à supprimer pour les grands groupes.

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