Intervention de Michel Clément

Commission d'enquête Réalité du détournement du crédit d'impôt recherche — Réunion du 2 avril 2015 à 13h45
Audition de M. Michel Clément conseiller maître à la cour des comptes

Michel Clément, conseiller maître, président de section à la troisième chambre de la Cour des comptes :

Certains, comme l'Allemagne et la Suède, n'ont pas l'équivalent du CIR. L'effort de recherche de leurs entreprises n'en est pas moins élevé : 1,88 % du PIB en Allemagne en 2010, ou 2,35 % en Suède, contre 1,41 % pour la France. Aux États-Unis, le dispositif porte sur l'accroissement de la dépense de R&D. Le Royaume-Uni et le Canada ont un système fondé, comme le nôtre, sur le volume des dépenses de R&D, mais avec des taux de crédit d'impôt plus bas, en particulier pour les grandes entreprises, et un coût par conséquent moins élevé.

Le CIR est donc un instrument très généreux et très coûteux. Le droit à crédit d'impôt va continuer à augmenter et s'établira, d'après la Cour, entre 5,5 et 6,2 milliards d'euros en 2014. Ces données restent provisoires, car les entreprises ont trois ans pour déposer des déclarations rétroactives. De plus, un ressaut important de la dépense fiscale est inéluctable pour 2014. En effet, pour la première fois depuis la fin du plan de relance, la dépense fiscale correspond à l'équivalent de 100 % de la créance constituée par les entreprises au titre du nouveau régime du CIR, entre 5,3 et 5,7 milliards d'euros. Le rapport recommandait de mieux le prendre en compte dans les documents budgétaires, ce qui a été fait.

La dépense fiscale peut parfaitement continuer à augmenter. La Cour estime qu'elle pourrait atteindre 6 milliards d'euros, puis tendre vers 7 milliards d'euros, soit 0,4 % du PIB, parce que les entreprises vont progressivement déclarer la quasi-totalité de leurs dépenses de R&D, ce qu'elles ne font pas encore aujourd'hui.

La Cour formulait en conséquence deux recommandations : accélérer la production des données, affiner leur analyse et faire apparaître les incertitudes qui entourent le chiffrage du CIR dans les documents annexés aux lois de finances ; tenir compte de la dynamique prévisible de la dépense fiscale lors de l'élaboration des lois de finances. Cette recommandation a été suivie : le projet annuel de performance (PAP) 2015 fait état d'un chiffrage de 5,55 milliards d'euros pour 2014 et les dernières prévisions du ministère semblent indiquer un léger fléchissement en 2015, à 5, 34 milliards d'euros.

Le troisième constat porte sur la mesure de l'efficacité du CIR. Nous manquons d'éléments réellement probants. Depuis 2007, le nombre d'entreprises déclarant du CIR a doublé pour atteindre 19 700 en 2011, ce qui ne représente que 0,5 % du total. C'est un des sujets traités dans le rapport que la Cour a publié sur le financement public de la recherche. Le problème de la France n'est pas que les entreprises qui font de la recherche n'en font pas suffisamment mais plutôt qu'il n'y a pas suffisamment d'entreprises qui font de la R&D.

Le nombre de bénéficiaires du CIR a doublé depuis 2007, le CIR a triplé, mais les dépenses de R§D déclarées n'ont augmenté que de 3 milliards d'euros, passant de 15,4 milliards d'euros en 2007 à 18,4 milliards d'euros en 2011, à un rythme comparable à celui d'avant 2007. On peut voir dans cette évolution un effet du nouveau taux pratiqué, mais aussi un indice d'efficacité, car la R&D des entreprises a continué à croître malgré la crise. Entre 2007 et 2011, la créance moyenne des PME a augmenté de 40 %, celle des entreprises de plus de 5 000 salariés a plus que doublé.

L'efficacité du CIR se mesure tout d'abord au regard de son objectif premier et explicite : l'augmentation de la dépense de R&D des entreprises. Il n'existe pas d'études mesurant spécifiquement les effets du CIR après sa réforme et reposant sur des données réelles : l'étude de 2008 de la direction du Trésor ou ce que les rapports annuels de performances présentent comme une évaluation de l'impact du CIR ne sont, en réalité, que des estimations ex ante de cet impact. Cette situation risque de perdurer s'il n'est pas remédié aux difficultés d'accès des chercheurs aux données économiques des entreprises. La Cour considère toutefois qu'un euro de CIR supplémentaire produit un euro de R&D supplémentaire, et que l'efficacité est plus forte pour les premiers millions d'euros engagés. De fait, la dépense de R&D des entreprises n'a pas progressé en proportion de l'avantage fiscal qui leur a été accordé. La Cour recommande de retenir comme indicateur principal l'évolution effective de la dépense de R&D des entreprises, en la déclinant par grands secteurs d'activité.

En ce qui concerne l'implantation en France de centres de R&D étrangers, le CIR a eu en 2009 et 2010 de bons résultats, mais on constate par la suite un essoufflement. Le coût du chercheur a baissé mais il n'est pas le seul élément que considèrent les investisseurs étrangers pour apprécier si l'environnement est favorable à l'innovation.

Enfin, l'efficacité du CIR s'apprécie au regard des autres composantes de la fiscalité des entreprises. Le taux réduit d'imposition sur les cessions et concessions de brevets a coûté 680 millions d'euros en 2012, pour 150 bénéficiaires. La Cour a appelé à un réexamen de cette mesure en tenant compte de la concurrence fiscale. Puis, toute réflexion sur l'impôt sur les sociétés doit intégrer le CIR. Il contribue en effet à singulariser la France, qui applique un taux d'imposition des bénéfices élevé mais assorti de nombreuses exemptions et exceptions. Pour une dépense fiscale de 5,1 milliards d'euros, le CIR représente l'équivalent de 3,3 points d'impôt sur les sociétés : c'est comme si le taux de l'IS était abaissé à 30 %.

La Cour fait quatre recommandations. D'abord, renforcer les études d'impact pour disposer de résultats portant sur le régime de 2008, et ouvrir aux chercheurs l'accès aux données économiques des entreprises. Cette recommandation a été partiellement suivie, puisque le ministère a publié récemment deux études sur le CIR. Deuxièmement, retenir comme indicateur de performance principal du CIR l'évolution de la dépense intérieure de R&D rapportée au PIB, et le compléter par des indicateurs sectoriels. Troisièmement, revoir le taux d'imposition réduit pour les cessions et concessions de brevets. Enfin, intégrer le CIR dans les travaux qui s'engagent entre la France et l'Allemagne sur l'harmonisation de l'impôt sur les sociétés.

Le quatrième constat porte sur la gestion et le contrôle du CIR. Les entreprises confondent parfois les pièces qui leur sont demandées avec celles qui leur seraient réclamées pour un contrôle fiscal. La déclaration de CIR est déposée par les entreprises en même temps que leur déclaration d'impôt sur les sociétés et le CIR imputé en réduction de l'impôt dû ou reporté sur l'exercice suivant - ou, s'agissant des PME, remboursé par les services fiscaux. Pendant les trois ans suivant la date de dépôt légal de la déclaration, le CIR peut faire l'objet d'un contrôle fiscal.

La déclaration spéciale, non dématérialisée à ce jour, est de plus en plus complexe, notamment pour le calcul de la sous-traitance. En outre, depuis 2011, les grandes entreprises qui exposent plus de 100 millions d'euros de R&D doivent présenter un état de leurs travaux de recherche si bien que 17 % des entreprises ont déclaré des dépenses de conseil. Par ailleurs, le rescrit monte en puissance - il concerne environ 22 % des nouveaux déclarants. Oseo prenait une part importante dans ces rescrits alors qu'il intervenait par ailleurs dans le préfinancement du CIR. La Cour a estimé que, tout en demeurant un point d'entrée pour les demandes de rescrit, Oseo ne devait plus les traiter au fond pour éviter les conflits d'intérêts. Ce problème est aujourd'hui réglé.

S'agissant des déclarations des groupes fiscalement intégrés, le régime actuel du CIR, avec un seuil à 100 millions d'euros calculé filiale par filiale, est suffisamment généreux pour ne pas susciter d'optimisation fiscale : en 2011 seuls 17 déclarants dépassaient le seuil de 100 millions d'euros.

Depuis le plan de relance et la pérennisation du remboursement anticipé du crédit d'impôt pour les PME, le CIR suscite environ 11 500 demandes de remboursements annuels, c'est-à-dire de décaissements budgétaires. Ces versements de l'État supposent un certain nombre de vérifications et formalités qui sont souvent, à tort, confondues par les entreprises avec un contrôle fiscal. Il importe que les services du ministère ciblent mieux les entreprises sur lesquelles ils opèrent des vérifications plus approfondies - cette recommandation est en passe d'être appliquée - mais aussi qu'ils clarifient les justificatifs demandés aux entreprises et le type de travaux de R&D jugés éligibles. C'est là un point essentiel en particulier pour la sécurité juridique des PME.

D'après nos travaux, le CIR ne constitue pas un axe spécifique de contrôle fiscal pour la direction générale des finances publiques. Et les contrôles fiscaux sont restés d'un niveau limité, même s'il est en croissance : 1 178 redressements incluent un aspect CIR en 2012, soit moins de 7% des dossiers. Ces contrôles font, en revanche, ressortir des zones de risque propres au CIR, avec des rectifications en forte augmentation. Des pratiques frauduleuses sont apparues, liées à l'existence d'un remboursement immédiat du crédit d'impôt pour les PME. Les conditions dans lesquelles les experts du ministère de la recherche interviennent pour juger du caractère éligible ou non des dépenses présentées ne sont pas satisfaisantes. L'amélioration de la perception du CIR et sa sécurité juridique exigent des contrôles mieux ciblés, grâce à une analyse de risque qui fait encore aujourd'hui défaut, malgré les efforts récents.

Au total, la Cour a retenu six recommandations. D'abord, faire d'Oseo uniquement un point d'entrée pour les rescrits. Suite à la publication du rapport, Bpifrance a demandé en décembre 2013 à ne plus être organe de traitement ni point d'entrée du rescrit CIR. Cette demande a été acceptée. Deuxièmement, clarifier les justificatifs demandés pour les remboursements anticipés. Troisièmement, publier une fiche type sur la description des projets de recherche demandée lors d'un contrôle fiscal. Quatrièmement, élargir le vivier des experts du ministère de l'enseignement supérieur, en prévoyant les budgets adéquats, et renforcer le caractère contradictoire de leurs interventions. En 2014 une médiation interentreprises a été mise en place, elle traite des litiges entre les entreprises et l'administration. Cinquièmement, cibler les contrôles fiscaux sur la base d'une analyse de risque et d'une intégration, dans le système d'information du ministère, du suivi de la créance et de ses rectifications. Enfin, dématérialiser la déclaration de CIR, ce qui devrait être engagé en 2015.

La dernière question posée portait sur les paramètres d'évolution possibles du CIR. La Cour s'est bornée à exposer des scénarios, sans trancher. Le premier paramètre d'évolution possible concerne l'assiette des dépenses éligibles. Faut-il exclure de l'assiette les dépenses de normalisation, de veille technologique et de prise, maintenance et défense des brevets ? En 2011, ces dépenses représentaient 680 millions d'euros, soit 4 % du total. On pourrait considérer que le CIR n'est pas l'instrument adéquat sur ces aspects, ou que le bénéfice de ce soutien pourrait être réservé aux PME, mais nous n'en faisons pas une recommandation. Deuxième hypothèse : en limitant le crédit d'impôt innovation aux prototypes des PME, en fixant son taux à 20 %, et surtout en plafonnant le niveau des dépenses éligibles à 400 000 euros par an, soit un crédit d'impôt maximal de 80 000 euros par entreprise, la loi de finances pour 2013 en a encadré l'usage. Cependant, l'incertitude qui s'attache à la notion d'innovation affaiblit cette mesure. La question de l'ajustement de ses paramètres ne se posera que si le crédit d'impôt innovation est beaucoup plus dynamique que prévu. La Cour relève enfin que les assiettes du CIR et du CICE sont pour partie identiques, avec un recoupement que l'on pouvait chiffrer en 2012 entre 400 et 600 millions d'euros de dépenses déclarées. Elle estime qu'il ne devrait pas être possible de bénéficier des deux crédits d'impôts sur une même assiette.

Le deuxième paramètre d'évolution possible est la méthode de calcul des dépenses éligibles. La Cour formule trois recommandations. Ajuster le forfait de dépenses de fonctionnement, révisé en 2011, mais encore trop élevé au regard du niveau réel de ces dépenses. L'enjeu financier est important : 1,5 milliard d'euros en 2011. Supprimer le doublement d'assiette pour la sous-traitance publique, qui s'ajoute à une profusion d'aides à la R&D partenariale, y compris dans le programme d'investissements d'avenir. Supprimer le forfait de fonctionnement de 200 % pour l'embauche de jeunes docteurs qui, combiné au doublement d'assiette déjà pratiqué, aboutit à un taux global de crédit d'impôt de 120 % sur la rémunération avec charges des nouveaux embauchés. La Cour estime d'une manière générale qu'un soutien public excédant le montant de la dépense engagée doit être évité. Elle recommande donc de ramener ce taux à 75 %, ce qui reste très significatif. La Cour ne propose pas de modification dans le mode de calcul des dépenses sous-traitées, mais une déclaration du crédit d'impôt par le sous-traitant constituerait une simplification notable.

Le troisième paramètre d'évolution possible du CIR est la méthode de constatation du crédit d'impôt : faut-il supprimer le remboursement immédiat pour les PME, le remboursement au bout de quatre ans pour les autres entreprises, calculer le franchissement du seuil de 100 millions d'euros au niveau des groupes ? Là encore, la Cour a passé en revue ces possibilités pour retenir une proposition unique qui garantit que le crédit d'impôt soit bien ciblé : réserver le bénéfice du CIR aux groupes qui prévoient la rétrocession du crédit d'impôt aux filiales où sont localisées les dépenses de recherche.

Le dernier paramètre d'évolution possible est le taux. La Cour a simulé l'impact de différents scénarios : retour au plafonnement, baisse du taux de 30 % à structure inchangée, plus grande modulation du taux de CIR selon le niveau de la dépense déclarée, taux différenciés par taille d'entreprises. Des simulations ont été réalisées à partir des déclarations réelles de 2011 et par catégorie de bénéficiaires. Pour autant, le Cour ne propose pas de révision des taux, car elle est soucieuse de stabilité des régimes fiscaux. Lorsque les études disponibles établiront l'efficacité du CIR, une réflexion pourra être conduite sur la concentration du taux de 30 % là où il s'avère le plus efficace. Toute évolution des taux du CIR devrait désormais être précédée d'une simulation.

La Cour a ainsi retenu quatre recommandations, simplifier l'assiette et la méthode de calcul, avec des dépenses éligibles correspondant au manuel international de référence, supprimer le doublement d'assiette pour la recherche partenariale et le forfait de fonctionnement à 200 % pour l'embauche de docteurs ; ajuster le calcul des frais de fonctionnement. Cela représente environ 10 % du CIR. Puis, publier rapidement une instruction fiscale clarifiant les dépenses d'innovation éligibles et mettre en place un suivi ad hoc du crédit d'impôt innovation - cette instruction a été publiée en octobre 2013. Enfin, exclure les doublons entre CICE et CIR et réserver le bénéfice du CIR aux groupes qui rétrocèdent le crédit d'impôt aux filiales ayant produit les dépenses éligibles.

L'évolution dynamique qu'a connue le CIR depuis 2008 va se poursuivre. La Cour propose de contenir ce coût sans remettre en cause ni l'architecture d'ensemble, ni l'efficacité du CIR. L'État doit se donner les moyens de connaître mieux et plus rapidement le CIR et son coût, par la dématérialisation par exemple. Face à l'émergence de pratiques frauduleuses en matière de CIR, il doit aussi se doter d'une analyse de risque, pour dissuader de tels comportements et mieux cibler les contrôles sur les entreprises à risque. La confiance dans ce crédit d'impôt et ses effets positifs en seront renforcés. Enfin, le CIR équivaut à une baisse de la fiscalité ciblée sur les entreprises, principalement industrielles, les plus exposées à la concurrence internationale. Cela doit être pris en compte dans toute réflexion.

Quel est l'objectif poursuivi par le CIR ? Si la France n'a pas atteint le seuil de 3 % du PIB en effort de recherche, c'est que la recherche privée est insuffisamment développée. Devons-nous, pour tenter d'y parvenir, concentrer les dispositifs sur les grandes entreprises ? Ou accorder la priorité aux PME, ce qui ferait moins augmenter la recherche en volume mais soutiendrait l'activité économique ?

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