Je vous remercie de nous auditionner. On peut d'abord se demander pourquoi le monde académique s'intéresse au crédit d'impôt recherche. Ce n'est pas du tout dans une logique de confrontation avec les entreprises. Nous sommes bien conscients qu'il existe une profonde interdépendance entre le monde de la recherche publique et de l'enseignement supérieur et les entreprises. Dans un contexte budgétaire serré, une mesure visant à accroître l'activité de recherche et développement des entreprises s'avère coûteuse. Elle est aussi très mal évaluée, notamment du fait d'un manque de données. Il existe un manque de transparence et des données publiques lacunaires.
Le crédit d'impôt recherche est-il efficace ? Il existe un certain nombre d'indicateurs permettant d'éclairer cette question et nous nous sommes focalisés sur deux d'entre eux. Le premier est l'emploi scientifique, puisque le niveau de chômage constitue la préoccupation majeure des Français. Le second porte sur l'accroissement de l'investissement des entreprises en recherche et développement, dans la mesure où il existe aussi quelques données sur ce sujet.
L'industrie pharmaceutique - dont vous avez reçu un éminent responsable ce matin en la personne du président de Sanofi - bénéficie environ d'un demi-milliard d'euros par an au titre du crédit d'impôt recherche. Elle réalise plus de 6 milliards d'euros par an de bénéficies. Elle diminue néanmoins ses effectifs de recherche et développement de 700 personnes par an en moyenne et ses dépenses de R&D de 85 millions d'euros, en comptant le CIR. L'investissement réel de la branche diminue de 585 millions d'euros par an. Est-ce un constat propre à l'industrie pharmaceutique ? Nous nous sommes interrogés, à partir des données du ministère, sur l'évolution de l'emploi par secteur d'activité. Nous voyons ainsi que sur 32 secteurs d'activité, si l'on considère l'investissement des entreprises en incluant le crédit d'impôt recherche qu'elles perçoivent, il y a une stagnation dans 15 branches. En d'autres termes, les entreprises cessent d'investir et remplacent leur investissement par le crédit d'impôt recherche. Dans 14 branches, on constate une croissance, qui est tirée, à hauteur de 80 %, par deux secteurs : les industries informatiques d'une part, les secteurs scientifiques et techniques d'autre part, dont les contours sont assez flous. La décroissance la plus importante de la masse salariale consacrée à la recherche et développement est constatée dans l'industrie pharmaceutique.
Une deuxième mesure peut porter sur la taille des entreprises. Le crédit d'impôt recherche devait favoriser les PME. Lorsqu'on regarde les chiffres de l'emploi, on voit que les entreprises de moins de 500 salariés créent 25 000 emplois sur cinq ans, soit 82 % des emplois crées. Elles perçoivent 37 % du CIR. Les entreprises de plus de 500 salariés ne créent en moyenne que 1 000 emplois par an (5 500 emplois sur la période) mais touchent 63 % du CIR, c'est-à-dire 15 milliards d'euros par an. Il y a là une première indication du fait que le CIR paraît adapté dans certains cas et non dans d'autres.
Si l'on se situe du point de vue de l'investissement des entreprises, on peut considérer trois types de comportements, le premier étant « l'additivité ». Celle-ci est maximale lorsque tout l'argent reçu au titre du crédit d'impôt recherche est réinvesti par les entreprises dans la recherche et développement (ce qui constitue l'objectif du CIR). Il y a aussi un effet d'entraînement : un euro perçu au titre du CIR conduit les entreprises à investir davantage que ce qu'elles avaient investi sur leurs fonds propres. C'est le comportement le plus vertueux. Il peut aussi exister des détournements, lorsqu'on remplace une partie de l'investissement propre des entreprises par la créance de CIR.
La diapositive suivante compare la situation réelle de dépense des entreprises par rapport à une situation d'additivité, qui représente le minimum que l'on puisse attendre eu égard aux objectifs du CIR. Nous voyons que les dépenses réelles, pour l'ensemble des entreprises, sont inférieures à l'additivité. On peut chiffrer la part des dépenses mal utilisées. Il apparaît que l'éviction cumulée se monte à 4,5 milliards d'euros sur cinq ans. On voit aussi que les entreprises de plus de 500 salariés se trouvent dans une situation massive de détournement du CIR, que l'on peut chiffrer à 6,2 milliards d'euros sur la période. A l'inverse, les petites entreprises manifestent un comportement vertueux puisque la courbe se trouve au-dessus de la courbe représentant le comportement d'additivité, ce qui témoigne d'un effet d'entraînement. Cet effet peut être chiffré : les petites entreprises ont investi 2,8 milliards d'euros sur leurs fonds, en plus du montant qu'elles auraient investi en l'absence du CIR.
Le dispositif est donc coûteux. Il paraît efficace et utile pour les PME mais totalement inefficace pour les grandes entreprises. Il est donc inefficace, globalement, au niveau de la Nation.
Pourquoi est-il globalement peu efficace ? Il semble d'abord inefficace du fait de très nombreux redressements fiscaux, ce qui laisse penser que le dispositif est trop complexe pour les PME. Les redressements fiscaux touchent presque exclusivement les PME et près de 20 % des contrôles donnent lieu à un redressement à hauteur de plus de 50 % de la créance. Dans ces cas, le projet proposé par l'entreprise n'est pas considéré comme éligible. En 2011, près de 400 millions d'euros ont été redressés, soit 8 % de la créance globale du CIR.
Le secteur des services en informatique a perçu en 2011 440 millions d'euros de créances et 184 millions d'euros de créances ont dû être restitués, selon les données publiées par la Cour des Comptes en 2013. Celle-ci note qu'en 2010 et 2011, le crédit d'impôt recherche représente la quasi-totalité des restitutions opérées sur l'impôt sur les sociétés dans le secteur de l'informatique, ce qui singularise celui-ci. Si je faisais partie de l'administration des finances, il y a là un secteur que je ciblerais particulièrement.
Un deuxième indice des comportements de détournement a trait aux cabinets de conseil. Du fait de la complexité du dispositif, la plupart des PME ont besoin d'être aidées par un cabinet de conseil. C'est une véritable industrie. Il y a au moins 55 cabinets regroupés au sein de l'association des conseils en innovation. Il y en a probablement plus, car certains que nous connaissons ne font pas partie de cette association. Près de 20 % des entreprises recourent à ce type de cabinets. Leurs taux de rémunération, selon diverses sources, représentent 30 % à 50 % de la créance obtenue. De plus, ces cabinets exigent souvent que l'association avec eux dure pendant plusieurs années. Ainsi, 36 % des entreprises du comité Richelieu (association regroupant environ 300 PME innovantes en France) ont des contrats d'au moins trois ans avec des cabinets.
Enfin, ceux-ci ne sont aucunement tenus responsables en cas de redressement. L'administration des finances a fait pression pour qu'une charte de déontologie soit adoptée. Elle a été publiée en 2012 par l'association des conseils en innovation mais s'avère totalement insuffisante puisqu'elle ne mentionne rien au sujet des rémunérations des cabinets ni au sujet de la responsabilité de ces derniers.
Le dernier indice est celui qui nous a le plus choqués lorsque nous avons élaboré ce document. Il a trait à la requalification des cadres de R&D. La figure en mauve (page 6) montre que suite à sa réforme, le crédit d'impôt recherche a fortement augmenté en 2008. En bleu-vert sont représentés les recrutements de cadres déclarés en R&D. On voit que ces recrutements précèdent d'un an les montants obtenus au titre du CIR. En 2008, les entreprises ont déclaré leur personnel pour 2007. Une requalification des cadres « classiques » en cadres de R&D a alors eu lieu. Ce n'est pas nécessairement un comportement frauduleux. Peut-être la réforme a-t-elle simplement incité les entreprises à déclarer leurs cadres de R&D, alors qu'elles n'avaient aucune incitation à le faire auparavant. Néanmoins, si on calcule à partir des données de l'Apec le nombre de chercheurs (docteurs, ingénieurs, titulaires de Master...) réellement mobilisés pour la recherche dans les entreprises, on voit que les recrutements de cadres n'ont aucunement augmenté. Au total, 19 % des recrutements de cadres, dans toutes les entreprises, sont déclarés au titre de la R&D alors que ces salariés n'occupent pas des fonctions de chercheurs. Qui sont ces employés ? Il est probable qu'il s'agisse de personnels administratifs requalifiés en personnels de R&D. Là encore, si je faisais partie de l'administration des finances, je verrais là de très bons candidats pour des contrôles fiscaux.
Nous souhaitons aussi élargir le débat à la situation internationale, en prenant pour exemple l'Allemagne, où prévaut une très forte reconnaissance sociétale de l'importance de l'économie de la connaissance. L'Allemagne se distingue également par un investissement public massif en faveur de l'éducation et de la recherche (10 % du PIB). Cet effort traduit un accord de tous les partis politiques. Pourtant, il n'existe pas de crédit d'impôt recherche et seulement un faible soutien de l'Etat à la recherche et développement, alors que ce secteur est infiniment plus performant que le nôtre en France. Comment est-ce possible ? Le monde académique et le monde de l'entreprise y sont beaucoup plus imbriqués qu'ils ne le sont en France. Ce sont les docteurs universitaires qui sont les passeurs entre ces deux mondes. Six membres du gouvernement allemand, dont Angela Merkel, ont une formation de chercheur. Angela Merkel a un doctorat en chimie et a exercé en tant que chimiste. Ces personnes savent comment fonctionnent l'innovation et les sciences.
En France, nous formons environ 12 000 docteurs chaque année, ce qui est moins, rapporté à la population totale, qu'en Allemagne. Le doctorat n'est reconnu que par une convention collective, dans le secteur de la chimie. Il n'est même pas reconnu par l'Etat. Le secteur industriel n'embauche qu'un peu plus de 10 % des nouveaux docteurs. Le CIR n'y a rien changé. Le taux de docteurs, parmi les chercheurs du secteur privé nouvellement recrutés, est passé de 16 % en 2009 à 13 % en 2011. Le nombre d'entreprises qui recrutent des docteurs est stable, à 8 %. 0,7 % de l'enveloppe du CIR sont utilisés pour recruter des docteurs.
Il en résulte un taux de chômage trois fois plus important dans notre pays que dans tous les pays industrialisés. De moins en moins de jeunes vont vers le doctorat. Nous sommes dans une société pilotée par la technologie et par la technique où néanmoins, les jeunes sont de moins en moins nombreux à s'orienter vers ce type de carrière.
Le crédit d'impôt recherche peut sans aucun doute contribuer à la survie et au développement des PME. Mais il est inefficace pour renforcer la compétitivité R&D du pays. Il a visiblement suscité des comportements opportunistes de la part de certaines grandes entreprises qui tentent d'en bénéficier tout en réduisant leur effort de R&D. L'inefficacité du dispositif réside aussi dans sa complexité, à tel point qu'il faudra sans doute revoir les contours de ce système. Pour que les entreprises fassent de la recherche et développement en France, il doit exister un environnement scientifique adéquat. Les détournements que j'ai évoqués représentent des centaines de millions d'euros, voire des milliards d'euros par an. Les universités ne connaissent pas encore leur budget, en France, car l'administration des finances demande au ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche de trouver 100 millions d'euros supplémentaires d'économies. Nous sommes au mois de mars et les universités n'ont toujours pas de budget.
Nous proposons de concentrer le crédit d'impôt recherche sur ce qui fonctionne, à savoir les PME et les ETI (entreprises de taille intermédiaire). Je n'ai pas évoqué les ETI car aucune donnée chiffrée n'est disponible pour éclairer la situation du CIR du point de vue de cette catégorie d'entreprises.
Nous proposons également de restreindre fortement les créances perçues par les grandes entreprises, qui sont animées par une logique financière beaucoup plus que par une logique d'amplification de leur effort de recherche et développement.
Il faut aussi, à nos yeux, faire reconnaître le doctorat dans les conventions collectives et les administrations et développer le système CIFRE (dont nous pourrons reparler au cours de la discussion si vous le souhaitez).
Ces constats offrent aussi des pistes pour concentrer les contrôles fiscaux, qui sont extrêmement coûteux.
Enfin, les chiffres que nous avons mentionnés sont partiels, car les données du gouvernement (notamment la base GECIR relative au CIR) ne sont pas publiques. Vous n'avez d'ailleurs sans doute pas accès à cette base, ce qui est remarquable, s'agissant d'une commission d'enquête sénatoriale travaillant sur les détournements du CIR. Nos travaux montrent que le gouvernement a tout à fait les moyens d'évaluer cette politique, à condition de se placer d'un point de vue pragmatique et non dogmatique. On se demande pourquoi ce sont des universitaires - dont ce n'est pas le métier - qui doivent faire ce travail. Nous attendons, en tant que citoyens, que l'État le fasse correctement.
Une réforme du CIR conduira à un niveau plus important d'impôts perçus par l'État. L'état de l'enseignement supérieur et de la recherche en France est extrêmement mauvais actuellement. Nous demandons un transfert de ces sommes vers l'enseignement supérieur et la recherche. 500 millions d'euros ou 1 milliard d'euros par an aideraient déjà beaucoup ce secteur.
L'état des lieux que nous venons de dresser tient compte du fait que le crédit d'impôt recherche constitue la seule aide publique de l'État, ce qui n'est manifestement pas vrai. Aussi l'estimation que j'ai dessinée est-elle vraisemblablement optimiste, car les aides directes (qui représentent environ deux tiers du CIR, en incluant celles qui vont au secteur de la défense) ne sont pas intégrées dans ces calculs.