Intervention de Christian Cambon

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 1er juillet 2015 à 9h00
Approbation du protocole additionnel à la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le gouvernement de la république française et le gouvernement du royaume du maroc — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Christian CambonChristian Cambon, rapporteur :

Nous examinons un texte important car il consacre la fin d'une période de tensions entre la France et le Maroc.

Comme vous le savez, la signature de ce protocole est intervenue dans un contexte de suspension des relations bilatérales. La coopération judiciaire entre la France et le Maroc a en effet été totalement gelée entre le 26 février 2014 et le 31 janvier 2015 à la suite d'une série d'incidents malheureux, en particulier la démarche d'un juge d'instruction français qui aurait souhaité profiter du passage de M. Hammouchi, chef du contre-espionnage marocain, à Paris, pour l'interroger dans la cadre de procédures ouvertes à la suite de plusieurs plaintes pour des actes de torture commis au Maroc.

Je vais d'abord rapidement évoquer le cadre et les modalités de la coopération judiciaire entre la France et le Maroc avant de faire le point sur les conséquences de la suspension de cette coopération. J'en viendrai ensuite au protocole lui-même, en m'efforçant de vous démontrer que je ne partage pas l'opinion de ceux -je les ai dûment reçus - qui estiment qu'il va à l'encontre de certains de nos grands principes juridiques.

La première convention relative à la coopération judiciaire entre la France et le Maroc remonte au 5 octobre 1957. Les dispositions de cette convention ont toutefois été modernisées par la signature, le 18 avril 2008, d'une convention d'entraide judiciaire. C'est cette convention que le protocole qui nous est aujourd'hui présenté vient compléter.

La coopération judiciaire entre nos deux pays était très active avant sa suspension unilatérale par le Maroc. Depuis 1998, la France avait adressé au Maroc 952 demandes d'entraide contre seulement 77 adressées par le Maroc à la France.

En outre, s'agissant des « dénonciations officielles aux fins de poursuites », procédure permettant de demander à la justice de l'autre pays de traiter une affaire, les autorités françaises ont procédé à la transmission de 133 demandes depuis 2 000 contre 24 transmises par les autorités marocaines.

Le délai moyen constaté pour l'exécution des demandes françaises au Maroc est d'environ six mois, ce qui est particulièrement performant.

La part la plus importante de ces échanges a trait aux infractions à la législation sur les stupéfiants, puis les faits de trafic de véhicules, les crimes de sang et enfin les affaires de moeurs.

Par ailleurs, si le présent projet de loi concerne l'entraide en matière pénale, il faut rappeler que les échanges en matière civile sont également très vigoureux entre les deux pays.

Enfin, la création, en 2002, d'un binôme de magistrats de liaison a permis d'obtenir dans la plupart des cas que l'entraide soit accordée aux autorités judiciaires françaises, y compris dans des situations d'urgence.

La suspension quasi complète de la coopération judiciaire à partir du 26 février 2014 a empêché pendant environ un an l'exécution de l'ensemble des actes judiciaires supposant un dialogue avec le Maroc.

Ainsi, entre le 26 février 2014 et le 31 janvier 2015, la Chancellerie n'a plus reçu aucune demande d'entraide, d'extradition ou de transfèrement du Maroc. De même, le total des demandes françaises en attente est monté jusqu'à 150 avant la reprise effective de la relation. La coopération en matière de justice civile a également été très affectée.

Les conséquences ont, par ailleurs, été très graves en matière de lutte contre le terrorisme et contre la criminalité organisée.

En effet, la coopération entre nos deux pays est d'abord essentielle en ce qui concerne la répression des filières djihadistes qui oeuvrent sur notre territoire et sur le territoire marocain. La suspension de la coopération des services d'enquête et de renseignement aurait donc pu rendre impossible la prévention d'un acte terroriste.

En second lieu, nos forces engagées au Sahel ne pouvaient plus bénéficier des informations recueillies par les services de renseignement marocain et transmises à nos propres services.

Rappelons que les services français considèrent que les services marocains sont parmi les plus performants de la région.

Ainsi, alors même que la menace terroriste grandissait au Sahel, en Syrie et en Irak, et que le phénomène des combattants étrangers touchait chaque jour davantage aussi bien la France que le Maroc, le gel des échanges d'informations portait un grave préjudice à nos deux pays.

Ces difficultés sont heureusement dépassées depuis janvier dernier. La coopération judiciaire a repris dès le lendemain de la signature, le 6 février 2015, du protocole additionnel que nous examinons aujourd'hui. Les discussions se poursuivaient au plus haut niveau depuis février 2014 pour aboutir à la signature de cet accord. Les magistrats de liaison ont également été rapidement réinstallés.

Les rencontres à haut niveau ont repris dès après la signature du protocole : le 9 février 2015, le Président de la République et le Roi du Maroc se sont entretenus à Paris ; M. Laurent Fabius s'est rendu au Maroc les 9 et 10 mars et a rencontré son homologue ainsi que le Premier ministre et le Roi ; le Premier ministre français s'est rendu à Rabat le 9 avril pour une audience royale et un entretien avec le chef du gouvernement marocain. En outre, une « rencontre de haut niveau » avec les chefs de Gouvernement a eu lieu le 28 mai à Paris. Le deuxième Forum parlementaire franco-marocain du 16 avril 2015 à Paris, auquel j'ai participé, a également permis d'évoquer les problèmes sécuritaires rencontrés par les deux pays.

Les turbulences étant désormais derrière nous, les relations franco-marocaines vont revêtir une nouvelle dimension au cours des mois et des années à venir grâce à la montée en puissance de certains dossiers, comme le dialogue 5 + 5, dont Paris et Rabat partagent la présidence de mai 2015 à mai 2016, ou encore les négociations sur le climat avec la tenue de la conférence des Nations unies sur les changements climatiques à Paris en décembre 2015 (COP 21), le Maroc étant chargé de l'organisation de la COP 22.

Enfin, il faut souligner que la « diplomatie parlementaire » n'a jamais cessé d'être active tout au long de la suspension de la coopération judiciaire. Bariza Khiari et moi-même avons notamment été très actifs au sein du groupe d'amitié sénatorial France Maroc pour relancer les relations.

Venons-en à présent au protocole additionnel. S'il faut bien reconnaître que la rédaction de ce protocole laisse à désirer sur plusieurs points, toutefois, son sens général est très clair : il vise à développer les échanges d'informations en amont et au cours des procédures d'entraide judiciaire, notamment dans le cas d'affaires portant sur des faits commis sur le territoire de l'autre Partie et susceptibles d'impliquer des ressortissants de cette dernière. En effet, les procédures sont souvent longues et complexes quand les éléments de preuve se trouvent sur un autre territoire que celui où la plainte a été déposée.

Comme vous le savez, plusieurs associations (l'ACAT, Amnesty international, Human rights watch, la FIDH et la LDH) ainsi que la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) ont protesté contre ce protocole en estimant que ses imprécisions rédactionnelles constituaient autant de zones d'ombres qui pourraient favoriser le non-respect de certains de nos principes fondamentaux. Je les ai reçues pour écouter leur argumentation, qui est sérieuse et intéressante mais qui me semble inexacte sur deux points essentiels que je vais évoquer dans quelques instants.

Tout d'abord, le titre du nouvel article 23 bis introduit par le protocole, « Applications des Conventions internationales », indique que l'ensemble des conventions internationales signées par la France et le Maroc sont visées par le protocole additionnel. C'est l'occasion de souligner que les Parties ont souhaité inscrire strictement le dispositif d'information et d'échanges créé par le protocole à la fois dans le cadre des obligations internationales incombant à chacune des Parties au titre des conventions internationales qu'elles ont chacune signées et dans le cadre des conventions internationales signées par les deux Parties. Ni la France ni le Maroc n'ont aucunement entendu modifier de quelle que manière que ce soit la portée des engagements internationaux ainsi souscrits.

Concrètement, le dispositif créé à l'article 23 bis s'applique par exemple au titre de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (convention internationale signée par la France mais pas par le Maroc) et de la convention des Nations unies contre la torture et autres peines et traitements cruels, inhumains et dégradants adoptée à New York le 10 décembre 1984 (convention signée par la France et par le Maroc), et dans le respect de ces conventions.

En second lieu, après que le premier paragraphe de l'article 23 bis a défini en quelque sorte l'esprit général du protocole, le second paragraphe prévoit une obligation d'information immédiate entre les Parties dans le cas où les faits ont été commis sur le territoire de l'autre Partie par un de ses ressortissants.

Ainsi, par exemple, la partie marocaine devra être informée de l'engagement en France d'une procédure relative à des faits punissables commis au Maroc par un ressortissant marocain.

La CNCDH ainsi que le collectif d'associations que j'ai entendues ont regretté que cette obligation d'information ne soit pas davantage encadrée, craignant un risque de disparition des preuves ou de pression sur les témoins dans certaines affaires sensibles. Toutefois, si ce risque ne peut jamais être totalement écarté, j'insisterai sur le fait que l'information dont il est question ici ne concerne que l'existence des procédures, et non le contenu et le détail de ces procédures.

Le troisième paragraphe constitue le coeur du protocole additionnel.

Il concerne notamment le cas où une procédure est engagée auprès d'un juge français par un Marocain ou une personne d'une autre nationalité que française ou marocaine pour des faits commis au Maroc par un Marocain. Dans ce cas, l'autorité judiciaire française devra recueillir dès que possible auprès de l'autorité judiciaire de l'autre partie ses observations ou informations.

Une fois informée, l'autorité marocaine « prend toutes les mesures qu'elle juge appropriées y compris le cas échéant l'ouverture d'une procédure ». Puis l'autorité judiciaire française, au vu des informations reçues, « détermine les suites à donner à la procédure, prioritairement son renvoi à l'autorité judiciaire de l'autre Partie ou sa clôture ».

La CNCDH et le collectif d'associations ont fait valoir que ce qui est visé ici, s'agissant de faits commis à l'étranger, par un étranger et sur une victime étrangère, pour lesquels une procédure serait ouverte en France, c'est ce que l'on appelle la compétence universelle ou quasi-universelle. Celle-ci est prévue par le code de procédure pénale pour l'application des conventions répressives multilatérales ratifiées par la France, notamment en matière de crimes extrêmement graves tels que les actes de torture, les crimes terroristes ou les disparitions forcées.

Selon les associations, en prévoyant le renvoi ou la clôture de l'affaire, le protocole remettrait en cause cette compétence universelle que la France s'efforce pourtant de promouvoir au sein des instances internationales pour lutter contre l'impunité. En outre, inciter au « renvoi » de l'affaire équivaudrait, selon elles, à renoncer à l'application effective de la justice en raison d'un risque d'inertie de la justice marocaine dans certaines affaires sensibles. Ce renvoi constituerait enfin, selon les associations entendues, un dessaisissement d'un juge sans exemple dans notre droit positif.

À la suite de l'ensemble des auditions que j'ai menées, je ne partage cependant pas cette appréciation.

En effet, en réalité, le protocole ne va pas à l'encontre de la compétence universelle. Il organise certes une forme de priorité de l'exercice de la compétence territoriale du juge du pays où se sont produits les faits, pour des raisons évidente de disponibilité des preuves, mais en aucun cas il ne crée une procédure de subsidiarité obligatoire devant nécessairement aboutir au dessaisissement du juge français et à une renonciation à la mise en oeuvre de la compétence universelle.

En effet, d'une part, ce sera bien le juge qui décidera en dernier ressort s'il va clôturer l'affaire, la renvoyer à l'autorité judiciaire de l'autre partie ou continuer les poursuites. Le protocole ne prévoit aucun automatisme qui obligerait le juge à se dessaisir. Je souhaite tout particulièrement insister sur ce point dans la mesure où la plupart des critiques faites à l'encontre du protocole ne vaudraient en réalité que si le magistrat devait automatiquement renvoyer ou clôturer l'affaire, ce qui n'est pas le cas. Le protocole constitue simplement une sorte de guide ou de ligne directrice pour le magistrat qui pourra ainsi aborder de manière plus efficace certaines affaires complexes. D'ailleurs, il est également précisé qu'« en l'absence de réponse ou en cas d'inertie de l'autre partie, l'autorité judiciaire saisie poursuit la procédure », ce qui confirme la marge de manoeuvre laissée au juge français pour traiter lui-même l'affaire.

Second élément important qui remet en cause l'interprétation des associations, même si le juge choisit le « renvoi », celui-ci ne constitue pas un dessaisissement ! Il consiste en réalité - les représentants des deux ministères de la justice et des affaires étrangères me l'ont confirmé -, en l'application de la procédure de « dénonciation aux fins de poursuite » définie par l'article 23 de la convention de 2008, comme l'indique d'ailleurs l'étude d'impact.

Cette procédure permet au juge français de transférer le traitement d'une affaire à l'autorité judiciaire marocaine tout en ne renonçant pas à sa compétence.

Il est en effet prévu par l'article 23 de la convention que « la Partie requise (c'est-à-dire par exemple la justice marocaine à laquelle une affaire serait transmise) fera connaître la suite donnée à cette dénonciation ».

C'est une pratique tout-à-fait courante dans l'entraide judiciaire franco-marocaine.

Dans cette procédure, il y a donc des garanties. Ainsi, la Chancellerie réexamine tous les quatre à six mois les procédures faisant l'objet d'une dénonciation officielle. En outre, les autorités de l'Etat requis doivent informer régulièrement les autorités requérantes des suites réservées à leur demande. L'autorité judiciaire française peut ainsi apprécier les suites qu'elle donnera dans la mesure où elle reste toujours saisie de la procédure.

Il convient également de rappeler dans ce cadre que, tant que la procédure n'est pas close, la victime dispose des recours juridictionnels habituels liés à la procédure engagée en France : saisine du juge d'instruction par une plainte avec constitution de partie civile ou demandes d'acte auprès du juge d'instruction si celui-ci conduit déjà la procédure.

Bref, le protocole ne remet pas en cause la compétence universelle et n'oblige pas non plus le juge français saisi d'une affaire qui a eu lieu au Maroc à se dessaisir.

Enfin, le quatrième paragraphe de la convention constitue un complément du troisième. Il prévoit que celui-ci s'applique « aux individus possédant la nationalité de l'une et l'autre partie ».

Cette formulation quelque peu sibylline qui vise des personnes possédant à la fois la nationalité française et la nationalité marocaine a pu être interprétée comme désignant les seuls auteurs des faits ou bien les victimes, ou encore à la fois les auteurs et les victimes. Nous demanderons au ministre des précisions à ce sujet en séance publique.

En effet, pourrait alors éventuellement se poser le problème d'un traitement différencié des Français et des Franco-marocains, puisque la procédure que j'ai décrite s'appliquerait pour la plainte déposée en France d'un Franco-marocain et pas pour la même plainte déposée par un Français. Toutefois, il convient ici encore de rappeler que le magistrat français conserve son indépendance et peut décider d'aller au bout de l'affaire. En outre, comme j'espère l'avoir démontré, renvoyer l'affaire ne signifie ici ni abandonner les poursuites ni renoncer à l'administration de la justice. Dès lors, il me semble difficile de soutenir que cette application aux binationaux aboutirait par elle-même un traitement différencié entre Français et Franco-marocains.

En conclusion, je voudrais rappeler quelques faits relatifs à l'évolution récente du Maroc.

Ce pays a fait de grands efforts en matière de droits de l'homme ces dernières années. Avec la nouvelle Constitution de 2011, le Royaume s'est ainsi engagé à « protéger et promouvoir les dispositifs des droits de l'Homme et du droit international humanitaire».

De même, alors que l'ancienne Constitution ne prévoyait l'égalité entre hommes et femmes qu'en matière de droits politiques, la nouvelle dispose que « l'homme et la femme jouissent, à égalité, des droits et libertés à caractère civil, politique, économique, social, culturel et environnemental».

En outre, la plupart des institutions garantes des droits et libertés sont inscrites dans la constitution, ainsi la Commission nationale des droits de l'homme (CNDH), d'ailleurs aidée par notre propre CNCDH, le Médiateur, l'Instance de lutte contre la corruption, la haute autorité audiovisuelle et le conseil de la concurrence.

Enfin, en ce qui concerne, tout particulièrement, la lutte contre la torture, le Maroc a procédé à la réforme de son Code pénal de manière à l'ajuster aux dispositions de la convention de New York que j'ai déjà citée.

Ces progrès réels et remarquables ne doivent certes pas occulter le fait que les moyens alloués à la justice restent insuffisants. Les garanties d'un procès équitable ne sont pas toujours respectées au niveau local. La justice marocaine est cependant indéniablement engagée dans un processus de transformation positive, stimulé par le Roi et sous la pression de la nouvelle opinion publique marocaine et celle des institutions internationales.

La question est alors : allons-nous intensifier nos relations avec cette justice en pleine évolution afin de pousser avec force à son amélioration, où allons-nous simplement pointer du doigt les défauts et les lacunes au risque de nuire à cette évolution positive ?

Je vous propose d'adopter le projet de loi autorisant l'approbation du protocole additionnel à la convention d'entraide judiciaire en matière pénale entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement du Royaume du Maroc.

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