Cela s’appelle l’Europe !
À la suite de ces observations, je souhaite formuler deux séries de remarques.
Beaucoup d’entre vous ont utilisé le terme « solidarité », et c’est bien celui qui convient, à condition qu’y soit accolé celui de « responsabilité ». Il ne faudrait pas, en effet, que ceux qui sont plutôt partisans de la sortie de la Grèce laissent entendre que le Gouvernement français pratiquerait une solidarité aveugle et illimitée. Non ! Nous souhaitons que, du côté grec, il y ait des réformes ; il faut une contrepartie aux efforts que nous demandons aux autres pays européens.
En résumé, l’Europe doit aider la Grèce, mais la Grèce doit aider l’Europe à l’aider. C’est ainsi que se présente la situation. S’il n’en allait pas ainsi, les populations réagiraient, et on ne pourrait leur donner tort.
Les aspects financiers et économiques font l’objet de l’essentiel des commentaires dans les journaux, mais il y en a d’autres, dont nous devons montrer toute l’importance à nos compatriotes.
Sur le plan économique, soyons nets : si la sortie de l’euro advenait, elle emporterait des risques économiques considérables.
Tout d’abord pour la Grèce, qui se retrouverait sans monnaie nationale, puisque sa monnaie, aujourd'hui, c’est l’euro. Sa situation est donc différente de celle de l’Argentine, qui disposait du peso ; cela ne l’a du reste pas empêché de faire face à de grandes difficultés. Si la Grèce ne pouvait plus utiliser l’euro, l’enchaînement des conséquences serait extrêmement rapide : faillites bancaires ; appauvrissement brutal des petits déposants ; augmentation sensible du coût des importations, sans que les exportations la compensent, puisque la parité de la nouvelle monnaie serait très défavorable et que, de toute façon, la Grèce n’ayant pas d’industrie, ses capacités d’exportation sont extrêmement limitées. De plus, l’économie grise exploserait vraisemblablement, entraînant une chute des rentrées fiscales, qui ne sont déjà pas fameuses...
Mais cette sortie présenterait également des risques pour la zone euro, car on ne peut pas isoler ainsi, derrière je ne sais quelle muraille, tout un pays, même si l’économie grecque ne représente que 2 % du PIB européen.
Les risques économiques sont donc patents. Mais les risques politiques, dont nous n’avons peut-être pas suffisamment parlé, ne sont pas moins réels.
Personne ne peut soutenir que le projet européen se trouverait renforcé si, à la suite d’une crise, un pays était contraint de sortir de l’euro et de changer de monnaie. Il suffit de converser avec les représentants de pays étrangers pour s’en convaincre. Il se trouve que je participais, ces jours derniers, à une négociation sur le nucléaire iranien, en présence des Russes, des Chinois, des Américains. Personne parmi eux ne considère qu’une sortie de la Grèce de l’euro renforcerait l’Europe ! On ne saurait soutenir de tels paradoxes !
Et puis, le découragement européen déjà présent dans les opinions publiques se trouverait sans doute ainsi alimenté – mais c’est peut-être ce que certains recherchent ! En tout cas, les critiques populistes sur les dysfonctionnements de l’Union et les appels au repli se verraient confortés.
Et puis, mesdames, messieurs les sénateurs, songez que nous avons en perspective le référendum du Royaume-Uni !
Enfin, cette crise emporte des conséquences géopolitiques, et je remercie ceux – peu nombreux – qui l’ont rappelé. L’Union européenne est en effet confrontée à des situations très difficiles sur ses frontières méridionales et orientales, à des crises d’une intensité historique : la Syrie, l’Irak, la Libye, le terrorisme, les crises migratoires… Tant par sa géographie que par son histoire, la Grèce occupe une position stratégique : voisine de la Turquie, des Balkans, à proximité des côtes d’Afrique du Nord.
Mesure-t-on ce que représenterait, dans ces circonstances, le fait que la Grèce devienne un État failli ? L’une d’entre vous l’a très bien dit : qu’est-ce que cela entraînerait sur le plan migratoire et en matière de lutte contre le terrorisme ?
Je n’évoque même pas l’opportunisme gourmand – j’essaie de choisir mes mots ! – auquel pourrait se laisser aller la Russie, celle-ci se portant au secours de la Grèce parce que l’Europe n’aurait pas été capable de le faire. Il faut garder cela à l’esprit au moment de faire le choix.
Cela étant, à l’impossible nul n’est tenu. Si les Grecs ne font pas les efforts nécessaires, nous ne pouvons pas collectivement les faire à leur place. Il est de la responsabilité du Premier ministre grec de faire des propositions.
Nous commettrions toutefois une erreur si, par une espèce de parti pris idéologique, à des propositions qui seraient raisonnables nous répondions : « Hélas ! il est trop tard et, dès lors, vous devez être sanctionnés. »
Pour utiliser des termes grecs, je dirai qu’il s’agit, de part et d’autre, d’éviter l’ubris et de saisir le kairos.
L’ubris, c’est la démesure. Le Premier ministre grec a connu un grand succès électoral, de ceux qu’il faut savoir maîtriser. Lorsqu’on est fort, il est bon d’utiliser cette force pour aller vers le compromis. Mais cela vaut aussi pour tel ou tel autre pays européen qui choisirait de dire non à une perspective raisonnable.
Le kairos, c’est ce moment particulier de la vie d’une personne ou d’un peuple où l’on peut faire d’une difficulté une opportunité.
Nous n’avons pas choisi la difficulté, même si nous portons tous une part de responsabilité dans son apparition. Quoi qu'il en soit, la difficulté est là, et j’espère que nos peuples auront la sagesse d’éviter l’ubris et de saisir le kairos qui se présente à eux !