Madame la Présidente, je voudrais d'abord vous remercier d'avoir accepté ma proposition de déplacement dans le Pas-de-Calais. Je suis heureux qu'aient pu aussi y participer notre collègue Henri Cabanel et, le matin, Jean-Marie Vanlerenberghe.
Nous avons commencé la journée par la visite de deux structures très différentes mais très caractéristiques de la vie économique locale. Nous avons été reçus dans la citadelle Vauban d'Arras par Bruno Leblanc, président du club Tac Tic. Ce Club, créé il y a huit mois, regroupe en association 28 entreprises du secteur des technologies de l'information et de la communication.
Parmi les « tacticiens », comme ils s'appellent entre eux, on compte aussi bien des micro-entreprises de deux personnes que des PME diversifiées de plus de 200 salariés. Elles ont toutes fait le constat qu'entre les deux pôles majeurs qu'étaient Paris et Lille, il était très difficile pour les entreprises de l'Artois de se faire connaître par leurs clients potentiels. Le recrutement d'étudiants de bon niveau, issus de master ou d'écoles d'ingénieurs, est aussi très compliqué, car les deux métropoles lilloises et parisiennes attirent et retiennent la main d'oeuvre qualifiée. Pourtant dans un secteur très concurrentiel, ces entreprises font le pari de la coopération, de l'échange, de la recherche de solutions en commun.
Leur objectif est de devenir visible pour les directions générales des entreprises, qui sont souvent victimes « d'hypermétropie » en quelque sorte : elles ne connaissent pas les ressources et les possibilités qui existent dans leur voisinage immédiat et privilégient alors des fournisseurs nationaux ou étrangers plus éloignés. Tout en faisant de leur proximité avec le client un argument, les « tacticiens » disposent de compétences et de ressources certifiées au niveau national ou européen. C'est cet alliage entre proximité et compétence pointue que nous avons pu vérifier en visitant un centre d'hébergement de données, « un data center ». Il garantit des conditions de sécurité optimale, comparables aux géants américains basés au Texas ou dans le Nevada, mais il permet aussi au client d'accéder physiquement à ses données. C'est un atout précieux puisque cette possibilité d'accès n'existe pas pour les clients des grands opérateurs mondiaux. Ce « data center » est installé dans l'ancienne poudrière de la citadelle et représente une belle utilisation d'un lieu historique au service des technologies d'avenir, d'où le joli nom de « poudrière numérique ».
Vis-à-vis des étudiants, le club Tac-Tic organise des présentations des entreprises membres dans les écoles et à l'université d'Artois. Depuis peu, leur approche s'est diversifiée au-delà des étudiants en informatique pour toucher ceux qui suivent des filières de gestion, de graphisme ou technicocommerciale, car elles ont de plus en plus besoin de recruter des jeunes polyvalents, connaissant à la fois le numérique et le métier du client. Les entrepreneurs regrettent d'ailleurs l'absence d'une formation appropriée de commerciaux en informatique.
Une réflexion est également en cours au sein du club pour mutualiser certaines embauches et pour répondre conjointement à des appels d'offres complexes.
Le développement de clubs d'entreprises est une caractéristique très forte du tissu économique local : autour d'Arras et de Douai, 50 clubs sont actifs et rassemblent 1500 entreprises. Un bureau des clubs réunissant les présidents d'associations se réunit régulièrement pour assurer la connexion et travailler au partage et à l'échange de solutions. Un réseau de réseaux très dense s'est ainsi formé et crée des liens entre entrepreneurs, tous secteurs confondus. Le Pas-de-Calais valorise ainsi ses atouts -une vraie culture de la solidarité- mais cette démarche pourrait être utilement diffusée.
La deuxième visite touchait également à un élément essentiel du patrimoine de la région : les mines. La dernière a été fermée en 1990, mais il demeure 600 puits de mine et 100 000 km de galeries dans le Nord et le Pas-de-Calais, qui est encore saturés de gaz de mine, autrement dit de « grisou ». La société Gazonor, dernière filiale cédée en 2007 par Charbonnages de France, assure la capture du gaz et son traitement en vue de sa commercialisation. Elle assume aussi une mission de service public en sécurisant les poches de gaz et en veillant à l'étanchéité des anciens puits remblayés. Gazonor souhaite développer une nouvelle activité de production d'électricité à partir du gaz de mine, comme au Royaume-Uni et en Allemagne. Elle est prête à investir 15 millions d'euros. Cette reconversion est nécessaire pour pallier la fin prévisible à horizon de 10 ans de son activité actuelle, à cause de l'appauvrissement progressif du gaz de mine, de l'arrivée du gaz russe par la Mer du Nord et de l'évolution de la production hollandaise à Groningue.
Ses relations avec les pouvoirs publics, qui lui délivrent les permis d'exploitation minière, sont particulièrement denses. Gazonor s'est plaint de la lenteur du processus d'instruction de son activité de production d'électricité, dont le principe a été arrêté par la loi sur l'énergie de 2006 et qui attend encore une validation européenne. Les procédures d'enquêtes publiques pour les titres miniers sont très lourdes. Il a fallu trois ans pour que soient approuvées les demandes de prolongation d'exploitation déposées en 2012. La dématérialisation de la procédure reste théorique puisque tout doit être doublé par des versions papier : en l'occurrence, il ne s'agit pas de quelques feuillets mais de milliers de pages de documents techniques.
Les réglementations environnementales évoluent très rapidement, beaucoup plus vite que l'avancement des dossiers, ce qui ne sécurise pas les projets industriels de long terme. Une vraie aberration à la fois économique et environnementale doit être relevée : l'autorité de tutelle interdit à Gazonor pour sa future activité de production électrique de valoriser en même temps la chaleur dégagée lors du processus industriel de conversion. Ce n'est pas le cas en Allemagne ! La comparaison avec nos voisins allemands est aussi intéressante parce qu'ils ont classé dès 2001 le grisou comme une énergie verte, ce qui a donné une forte impulsion aux activités post-minières. En France, cette activité est classée en énergie de récupération.
L'activité de Gazonor est aussi freinée par des difficultés avec ses sous-traitants. D'après l'entreprise, les sous-traitants industriels français sont habitués à travailler avec de très grands groupes comme Total. Ils peinent à s'adapter aux demandes spécifiques de clients plus petits qui ne peuvent supporter ni des coûts, ni des délais aussi importants que les grands groupes. C'est pourquoi Gazonor s'est tourné vers des sous-traitants hollandais, qui auraient une vraie culture de la relation-client.
De même, Gazonor collabore difficilement avec les grands établissements publics que sont le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) et l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Inéris) : Gazonor est un gros consommateur d'expertise pour trouver des solutions industrielles viables, mais ne peut pas attendre 3 ou 4 ans pour recevoir une étude. C'est pourquoi elle fait appel à des experts belges et allemands plus réactifs et qui répondent mieux à des demandes précises.
En matière de contrôle de l'étanchéité des puits de mine, l'administration compétente est très peu réceptive aux soucis de Gazonor. En effet, l'administration ne se concentre que sur les émanations de surface, mais elle ne s'inquiète pas de la dilution des poches de gaz par infiltration d'air qui menace pourtant la viabilité de l'exploitation. C'est Gazonor qui a commandité elle-même une étude à l'Université de Mons en Belgique pour proposer une solution technique appropriée. Elle n'est toutefois pas libre de l'appliquer de son propre chef, puisqu'elle doit la faire valider par l'administration avant de réaliser un essai grandeur nature. Cela peut prendre encore du temps.
En revanche, la société Gazonor vante les mérites de la BPI. Elle semble offrir un vrai guichet unique polyvalent et elle est capable d'accompagner et de rendre de vrais services, y compris en servant d'intermédiaires avec d'autres établissements bancaires.
Enfin, le dirigeant de Gazonor a regretté que les métiers de l'industrie soient si peu valorisés en France. Il a également reconnu les bienfaits de l'alternance, qui permet d'obtenir du personnel bien formé au cadre spécifique de l'entreprise. Mais il juge que le recours à l'alternance est compliqué pour son entreprise, compte tenu des contraintes spécifiques liées à son activité.
Notre journée s'est achevée par une table ronde avec une vingtaine d'entrepreneurs de l'Artois appartenant à des branches très diverses, des transports au numérique en passant par l'outillage industriel, la chimie, l'énergie et l'agroalimentaire. Les obstacles repérés au cours des précédents déplacements dans d'autres départements se sont retrouvés dans le Pas-de-Calais : problèmes de recrutement, lourdeur des procédures administratives et inflation de normes, « frein » du seuil de 50 salariés, délais de paiement, difficultés d'accès au crédit... Certaines difficultés se présentent de façon plus aiguë qu'ailleurs parce qu'il s'agit d'une région frontalière qui subit directement la concurrence belge, néerlandaise et allemande.
Les entrepreneurs du Pas-de-Calais ont spécifiquement insisté sur les difficultés de recrutement qu'ils rencontrent. Ils les attribuent à des contacts insuffisants entre le système éducatif et l'entreprise, au faible développement de l'apprentissage, aux carences de Pôle Emploi et à un système d'indemnisation du chômage qu'ils jugent inadapté. Ils se sont aussi inquiétés des nouvelles règles en matière de pénibilité : les métiers déjà peu attractifs pourraient être encore plus stigmatisés.
Les entrepreneurs se sont également plaints des divergences d'interprétation de la réglementation d'une région à une autre, « voire d'un inspecteur à l'autre ». L'inspection du travail a été critiquée pour son attitude « punitive » sans qu'elle sache prodiguer de conseils. Le pointillisme de l'URSSAF a été dénoncé par un entrepreneur. Gérer la complexité du droit du travail absorbe une part importante de l'énergie des dirigeants de PME, regrettent plusieurs entrepreneurs.
Certains ont, en revanche, relevé un changement d'approche au sein de l'administration fiscale, plus à l'écoute qu'auparavant. La pratique du rescrit fiscal, intéressante pour sécuriser les entreprises, est malgré tout considérée comme trop longue à négocier. Plus largement, le décalage qui existe entre le législateur et les entreprises dans le rapport au temps a une nouvelle fois été dénoncé.
Toutefois, les principales distorsions de concurrence se situent selon elles au niveau européen. Plusieurs chefs d'entreprises estiment souffrir de concurrence déloyale. Ceci tient à des transpositions en droit français maximalistes par rapport à nos voisins, notamment en matière de droit de l'environnement. Le statut de travailleur détaché a été sévèrement critiqué. Les concurrents flamands, hollandais et allemands dans les secteurs de l'abattage ou des transports n'hésitent pas à recruter jusqu'à 15% d'intérimaires dans les pays d'Europe de l'Est. Les entrepreneurs demandent à disposer des mêmes armes que leurs concurrents européens.
Les aides et les crédits d'impôt ne paraissent pas des outils adaptés. Une filiale d'un grand groupe britannique de chimie lourde a clairement pointé la différence entre son site français et un de ses sites américains : la modernisation d'une ligne de production en France pour 28 millions d'euros a bénéficié de 200 000 euros de subventions publiques, soit moins de 1 % des coûts, qui ont été versés seulement un an plus tard ; la modernisation du site américain de l'entreprise pour 120 millions de dollars a bénéficié de 15 millions de dollars de l'État d'implantation, soit 12 % de l'investissement, versés immédiatement.
Dans les autres branches d'activités, qui ne nécessitent pas une telle intensité en capital, les entrepreneurs ne veulent plus entendre parler de nouvelles aides, qui sont sources de tracasserie administrative supplémentaire, qui phagocytent le temps qu'ils doivent consacrer à la recherche de clients et qui n'ont que des effets modestes. Plutôt que des aides et des subventions, c'est la baisse des cotisations sociales, la stabilité réglementaire et la possibilité de se battre à armes égales avec leurs concurrents qu'ont réclamées les chefs d'entreprise.
Notre journée a donc été dense. Nous avons pu toucher du doigt plusieurs freins au développement des entreprises dans notre pays, mais je veux retenir la capacité des entreprises du Pas-de-Calais à s'organiser en réseaux et à conjuguer la compétitivité avec la solidarité pour être plus fortes ensemble contre la concurrence internationale et pour se tourner résolument vers l'avenir.