Intervention de Élisabeth Lamure

Délégation sénatoriale aux entreprises — Réunion du 16 juillet 2015 : 1ère réunion
Examen du rapport d'information de mme élisabeth lamure mme annick billon m. gibert bouchet mme nicole bricq m. henri cabanel et m. dominique watrin relatif aux déplacements effectués par la délégation aux entreprises dans six départements à la rencontre d'entrepreneurs

Photo de Élisabeth LamureÉlisabeth Lamure, présidente :

Nous voici au terme du premier semestre d'activité de la Délégation aux entreprises. Lors de sa réunion du 21 mai dernier, le bureau de la Délégation a décidé de synthétiser dans un rapport les enseignements que nous pouvons tirer des déplacements que nous avons effectués dans six départements à la rencontre des entrepreneurs. C'est ce rapport que je vous soumets aujourd'hui et que je propose à Mme Annick Billon, M. Gibert Bouchet, Mme Nicole Bricq, M. Henri Cabanel, et M. Dominique Watrin, de signer avec moi puisqu'ils ont chacun été à l'initiative des journées que nous avons passées sur leur terre d'élection.

Ce rapport réunit les comptes rendus qu'ils ont faits devant la Délégation de chacun de ces déplacements en Vendée, dans la Drôme, le Rhône, l'Hérault, la Seine-et-Marne et le Pas-de-Calais. J'ai souhaité faire précéder ces comptes rendus d'un avant-propos. J'y présente le caractère inédit de notre démarche : aller régulièrement au contact direct du terrain pour nourrir notre réflexion et notre activité de législateur à Paris, plutôt qu'entendre au Sénat les représentants institutionnels des entreprises. C'est une nouvelle manière pour le Sénat d'exercer sa mission, à l'heure où l'action politique est trop souvent accusée d'être déconnectée des réalités. J'y présente aussi notre méthodologie : deux-trois visites d'entreprises locales et une table ronde réunissant une vingtaine d'entrepreneurs du département, de taille et de secteurs variés. Un questionnaire est parallèlement adressé aux entreprises que nous rencontrons pour nourrir la réflexion. Certaines nous adressent une réponse écrite ; mais la plupart répondent oralement, quand leur dirigeant est invité à témoigner des freins et leviers de la croissance de son entreprise, devant les membres de la Délégation, qui acceptent de ne pas débattre à l'occasion de la rencontre.

Ces déplacements ont produit des fruits significatifs : non seulement, l'attention que le Sénat manifeste ainsi aux entreprises est saluée par les entrepreneurs; mais nous sommes désormais en mesure de dresser un premier état des lieux sur le ressenti des entrepreneurs. Je voudrais ici résumer les sujets majeurs de préoccupation, qui reviennent comme en écho dans différents coins de France. J'en vois six principaux, qui s'appuient sur le verbatim de nos échanges de terrain ; vous trouverez ces citations dans l'avant-propos du rapport.

D'abord, je garde en mémoire ce cri du coeur qui nous a été lancé en Vendée : « Laissez-nous travailler ». Car nous l'avons régulièrement entendu par la suite. Chaque entrepreneur, à sa manière, a dénoncé la complexité des règles qui rend leur connaissance et leur application difficiles, d'autant plus que cette complexité se double d'une instabilité chronique. La fiche de paye est l'emblème de ce maquis réglementaire. Les obligations administratives augmentent avec la taille de l'entreprise et freinent donc leur croissance. Partout, nous avons pu constater que le seuil des 50 salariés fait l'effet d'un épouvantail ; l'étude que nous avons confiée à l'institut de recherche allemand IFO l'a confirmé le mois dernier et je propose de l'annexer au rapport.

A ces obligations déjà excessives, s'en ajoutent toujours de nouvelles : la création du compte pénibilité est partout ressentie comme une usine à gaz, particulièrement dans le BTP, et nombreux sont ceux qui craignent son effet repoussoir sur certains métiers déjà peu attractifs.

Outre l'accumulation des obligations sociales, les entreprises déplorent l'inflation des normes de tous ordres, surtout dans certains secteurs, comme la construction ou la chimie : les entreprises ont le sentiment que le système de réglementation s'autoalimente. Nos entreprises préfèrent parfois renoncer à des activités ou les délocaliser, plutôt que de subir les délais d'obtention des autorisations d'exploitation, souvent incompatibles avec leurs activités. La France offre ainsi une combinaison paradoxale entre frénésie réglementaire et lenteur administrative.

Ce carcan réglementaire étouffe nos entreprises et mobilise chez elles une énergie que nous aurions tous intérêt à voir consacrée à leur croissance. Il coûte cher à la France, de façon directe en alourdissant nos entreprises, mais aussi de façon indirecte, car il dissuade les projets ou les investissements, notamment étrangers, qui ont besoin de sécurité et de stabilité pour se réaliser.

Secundo, ces boulets réglementaires accrochés aux pieds de nos entreprises constituent une vraie distorsion concurrentielle. D'abord sur les marchés internationaux : il est indispensable que les exigences administratives soient harmonisées entre les entreprises nationales et les entreprises étrangères concurrentes. Ensuite, au sein même du marché unique européen nos entreprises subissent un désavantage fiscal et social, mais aussi en matière d'ouverture des marchés publics, ou au regard des délais induits par l'excès de normes. Surtout, beaucoup ont dénoncé la tendance française à transposer les normes communautaires de manière maximaliste, notamment en matière de droit de l'environnement. Enfin, nos premiers déplacements nous ont permis d'appréhender les distorsions concurrentielles internes à notre pays, en raison d'interprétations divergentes des règles selon les administrations territoriales ou déconcentrées.

Tertio, le trop plein ressenti par les entreprises à l'égard du carcan administratif explique que plusieurs d'entre elles, en divers endroits de France, en viennent à réclamer la fin de toute aide, en échange d'un allègement de leurs charges et d'une simplification de leurs obligations. La myriade existante de subventions, crédits d'impôts, ou exonérations fiscales est vue sur le terrain comme une source de tracasseries administratives supplémentaires, qui plus est d'effet modeste. Concernant le Crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE), de nombreuses entreprises font valoir qu'il aurait été plus efficace de baisser les charges des entreprises plutôt que de créer un crédit d'impôt qui entraîne un décalage temporel et oblige souvent à demander un préfinancement. Taxer puis redonner des subventions donne l'impression d'un jeu de dupes. La plupart des entrepreneurs sont écoeurés par la complexité des dossiers à remplir et par les contrôles fiscaux ou URSSAF qui suivent souvent l'octroi d'une subvention. In fine, il n'est guère que le Crédit Impôt recherche (CIR) -et encore !- qui échappe à la critique et qui semble efficace. Malgré tout, le délai de son versement reste problématique et, surtout, tous dénoncent le contrôle fiscal systématique qui suit l'octroi du CIR. Si bien qu'il n'a pas été rare que nous entendions sur le terrain des entrepreneurs plaider la suppression de toutes les aides, en échange d'un allègement des cotisations sociales, qui n'en finissent pas de grimper. De même, plusieurs ont jugé la fiscalité étouffante : ils demandent une plus grande harmonisation fiscale en Europe et des impôts frappant plutôt la valeur ajoutée que les salaires ou l'investissement. La fiscalité et la complexité de la transmission ont aussi été dénoncées dans plusieurs départements.

Quatrième point : en différents endroits de France, les entrepreneurs ont lancé cet appel : « Faites-nous confiance ! ». Ils perçoivent en effet l'administration comme tatillonne à leur égard. Plutôt que confiante a priori, l'administration française semble plus naturellement encline à la suspicion, et ce, d'autant plus que les entreprises se développent ! Cette attitude suspicieuse a même été parfois qualifiée de punitive. L'administration est par ailleurs jugée trop frileuse. La conséquence de cette attitude est la lenteur des décisions administratives. La mise en oeuvre réglementaire des lois après leur adoption est révélatrice à cet égard. Certaines dispositions prises par des entrepreneurs sur le fondement de nouvelles lois sont ensuite contestées par l'administration, car parfois, les décrets d'application ou les instructions fiscales, qui sortent trop longtemps après la loi, la réorientent. Il y a même des décrets qui ne sortent jamais car certaines lois se révèlent inapplicables. Même la procédure du rescrit fiscal, qui offre à l'entreprise l'opportunité de convenir avec l'administration fiscale d'une interprétation des règles, présente l'inconvénient d'être trop longue à négocier.

Si les entrepreneurs déplorent le manque de confiance de la part de l'administration, ils le ressentent aussi de la part des banques, la BPI faisant exception, il faut le souligner : ils rencontrent des difficultés dans l'accès au crédit, autant pour financer leur besoin en fonds de roulement que leurs projets. La frilosité des banques les amène trop souvent à exiger la caution personnelle des entrepreneurs pour financer leurs projets industriels. Les banquiers que nous avons rencontrés ont indiqué, à raison, ne pouvoir se substituer au capital-risque, dont tous déplorent qu'il ne soit pas plus développé dans notre pays. Si notre pays accompagne le démarrage des entreprises et l'innovation, il n'en tire pas bénéfice en matière industrielle : la recherche de fonds pour la phase développement conduit souvent à ce que les projets, la valeur et l'emploi soient délocalisés. La fiscalité doit être mise au service de l'innovation et de l'investissement dans les entreprises.

Les déplacements de la Délégation ont également permis de tirer un cinquième enseignement, en ce qui concerne les différents freins à l'emploi sur le territoire. Partout, nous avons entendu les entrepreneurs faire part de leur peur de l'embauche, faute de ne pouvoir débaucher ensuite, ou alors à des coûts rédhibitoires. La rigidité du droit du travail, conçue pour protéger le salarié, lui devient préjudiciable en ce qu'elle contrarie l'adaptation des entreprises aux évolutions de marché. Plusieurs ont appelé à trouver le moyen de permettre aux entreprises de se séparer plus aisément des collaborateurs les moins performants ; d'autres ont préconisé un allongement de la durée du CDD. Une flexibilité plus grande est aussi demandée en matière de temps de travail, en permettant sa négociation au sein de l'entreprise ou en revenant à la défiscalisation des heures supplémentaires. Enfin, plusieurs ont déploré la concurrence déloyale que représentent les travailleurs détachés, qui ne sont pas soumis à des obligations sociales et fiscales aussi contraignantes et auxquels recourent de nombreux concurrents.

Mais un autre frein majeur à l'emploi, paradoxal dans un pays dont le taux de chômage dépasse les 10 %, a été porté à notre attention : la pénurie de main d'oeuvre. Ceci tient d'abord à la rareté de certaines compétences techniques. Les entreprises qui se sont lancées dans la formation voudraient pouvoir adapter leur offre en fonction de l'évolution de leurs besoins qui est liée à celle de leurs marchés. La capacité de Pôle Emploi à relayer les besoins en main d'oeuvre des entreprises auprès des demandeurs d'emploi a aussi été mise en doute, d'autant que Pôle Emploi n'offre pas un interlocuteur dédié aux entreprises. Mais beaucoup ont aussi témoigné de la réticence de certaines personnes à l'embauche, qui craignent de perdre un certain confort horaire ou financier. Des candidats à l'embauche préfèrent ainsi épuiser d'abord leurs droits aux indemnités chômage avant d'accepter un nouveau contrat : le travail manque d'attractivité par rapport à l'inactivité.

Enfin, partout, nous avons observé un frein majeur à l'emploi : le manque de souplesse du système de formation en alternance qui empêche d'y recourir. Cela tient à la fois à la réglementation sur les métiers dangereux qui empêche de former efficacement les apprentis sur les machines de l'entreprise. Mais aussi à la rigidité de l'organisation du temps de travail des apprentis en entreprise, à la quasi impossibilité de rompre le contrat d'apprentissage si le jeune ne fait pas l'affaire, et, plus généralement, au défaut de confiance accordée aux entreprises en France, où l'on vise à protéger l'apprenti de l'abus du patron. Enfin, tous déplorent le manque de valorisation de l'apprentissage dans le système éducatif, et de reconnaissance des métiers auxquels forme l'apprentissage. Nous aurons l'occasion d'y revenir : je vous rappelle que la Délégation organise une table ronde sur l'apprentissage, instrument décisif d'intégration des jeunes sur le marché de l'emploi, le 1er octobre prochain.

Un sixième et dernier sujet ressort des déplacements de terrain de la Délégation : la nécessité d'encourager l'esprit collectif entre entreprises. Cet esprit manque souvent dans les relations PME/grands groupes, qu'il s'agisse de sous-traitance, de délais de paiement ou d'export. Il convient donc de promouvoir l'esprit collectif qui permet de « chasser en meute ». Nous avons toutefois relevé la solidarité qui unit déjà certaines entreprises sur le territoire, tout particulièrement à travers les clubs, nous venons de l'évoquer.

Tous les enseignements de ce premier semestre de déplacements de terrain, nous les avons entendus. Nous les avons déjà pris en compte à travers les amendements déposés aux projets de loi Macron et Rebsamen. Nous prendrons de nouvelles initiatives parlementaires à l'automne prochain en ce sens.

Nous avons aussi entendu l'encouragement des entrepreneurs à penser ensemble l'adoption de la loi et celle des décrets d'application, pour éviter de voter des lois inapplicables. Des études d'impact préalables pourraient y contribuer, ce à quoi la Délégation entend donner suite dès la rentrée en recourant au service d'économistes compétents en ces domaines.

Nous retenons enfin l'impératif de valoriser les entreprises qui réussissent. À ce titre, la Délégation compte organiser au Sénat la remise du prix de la Fondation européenne pour le management par la qualité (EFQM), pour mettre en avant plusieurs success stories.

Pour finir, je tiens à nouveau à remercier mes collègues qui ont pris l'initiative d'accueillir des déplacements dans leur département et nos collègues qui y ont participé.

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