Je vous remercie de votre invitation. Mon point de vue sur les questions qui vous occupe est en même temps celui d'une inspectrice générale exerçant dans le groupe enseignement primaire et celui d'une professeure des universités dont les recherches ont porté sur la laïcité et l'éducation du citoyen en milieu scolaire. Mon regard est également construit par treize années consacrées à la formation des enseignants et des conseillers principaux d'éducation entre 1990 et 2003.
Mon propos s'inscrit dans un contexte particulier, celui de la grande mobilisation pour les valeurs de la République et des onze mesures décidées par Mme la ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, en février 2015, auxquelles s'ajoute la déclaration commune des ministres de l'éducation de l'Union européenne du 17 mars 2015 s'engageant en faveur de « la promotion de l'éducation à la citoyenneté et aux valeurs communes de liberté, de tolérance et de non discrimination ». L'école se recentre ainsi sur une des missions qui la fonde : faire partager les valeurs de la République. Cette mission n'est pas nouvelle, elle est inscrite dans le code de l'éducation, dont l'article L. 111-1 prévoit : « Le service public de l'éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l'égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité. Par son organisation et ses méthodes, comme par la formation des maîtres qui y enseignent, il favorise la coopération entre les élèves. » La mise en oeuvre de cet objectif passe par l'éducation du citoyen, qui se décline dans les contenus d'enseignement, mais aussi dans la vie scolaire au sens large, c'est à dire y compris dans le premier degré, bien que l'appellation soit réservée au second degré.
Depuis le milieu des années 1990, l'école n'a pas abandonné l'objectif d'éducation du citoyen, au contraire. Les programmes de l'école primaire se sont renforcés d'une instruction morale en 2008, et l'éducation du citoyen a été introduite au lycée en 2000 avec l'éducation civique, juridique et sociale. Parallèlement, les missions éducatives des conseillers principaux d'éducation se sont renforcées ; la participation démocratique a cherché à s'affirmer à travers les dispositifs attachés à la vie lycéenne - et aujourd'hui la vie collégienne, avec l'institution d'un conseil de la vie collégienne.
Cette dynamique s'est accompagnée d'une évolution des principes et des objectifs de l'éducation du citoyen en milieu scolaire qui, tout particulièrement pour l'école primaire, a cessé de se centrer sur le nationalisme civique et l'amour de la République, sur lesquels les instructions restaient centrées jusqu'en 1985, pour affirmer les cadres et les valeurs démocratiques de cette éducation plus en lien et en cohérence avec la construction des valeurs européennes communes.
Les repères traditionnels concernant les valeurs de la République ont donc évolué. Elles s'inscrivent, à l'école, dans le cadre plus large des démocraties à l'échelle de l'Europe. À partir du milieu des années 1990, on a cherché à promouvoir une citoyenneté plus participative et des méthodes pédagogiques susceptibles de favoriser cet apprentissage, comme le débat, qui a fait son entrée à l'école primaire dans les programmes de 1995 et qui a pris la forme, dans le programme d'éducation civique, juridique et sociale du lycée, du débat argumenté.
Ces évolutions ont reconfiguré le lien entre l'école et la République, redéfinissant le périmètre des valeurs républicaines, mais éloignant aussi les enseignants des repères habituels. Faire partager ces valeurs dépend de la capacité des enseignants eux-mêmes à les faire vivre et à les prendre au sérieux. Or, on a assisté, depuis une trentaine d'années, à une désaffection, voire à une désaffiliation des enseignants à l'égard des valeurs de la République, que l'école a pourtant toujours eu pour objectif de faire partager. Pour toute une frange d'enseignants, l'adhésion aux valeurs de la République ne va plus de soi. Cela ne fait plus partie de leur ADN, ainsi que l'ont souligné de nombreux observateurs, comme Benoît Falaize, agrégé d'histoire, actuellement chargé de mission à la direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco) ou plus récemment par Abdennour Bidar, chargé de mission sur la laïcité à la Dgesco, qui a beaucoup circulé dans les académies dans le cadre de la promotion de la charte de la laïcité, et a constaté cette désaffection - il en fait part dans un article de la revue Esprit paru en octobre 2013.
Le fait est que l'éducation aux valeurs de la République n'est plus une priorité depuis plus de vingt ans, et l'éducation du citoyen l'est de moins en moins. La hiérarchie des disciplines qui marque notre système scolaire ajoute à la difficulté, de même que le malentendu sur les enseignements fondamentaux, ou supposés tels, qui a conduit à négliger les « petites matières » comme l'instruction civique et morale.
Le rapport de l'Inspection générale du groupe « enseignement primaire » sur la mise en oeuvre des programmes 2008, paru en juillet 2013, relève que les enseignants s'en tiennent bien souvent, dans le cadre de l'instruction civique et morale, à traiter des règles de vie dans la classe et des symboles de la République, deux thématiques qui sont traitées par ailleurs, et souligne le manque de formation et d'outils pour accompagner cet enseignement.
Dans le contexte actuel, je crois opportun de promouvoir une pédagogie des valeurs. C'est déjà ce que nous plaidions dans le rapport remis au ministre Vincent Peillon en avril 2013, intitulé Pour un enseignement laïc de la morale. C'est aussi ce que le groupe de travail qui a planché sur les futurs programmes d'enseignement moral et civique, dont j'ai fait partie, a cherché à promouvoir.
Jamais une pédagogie des valeurs n'a été mise en place à l'école de la République, sauf sous la IIIe République - les manuels d'éducation morale de l'époque en attestent - où était menée une véritable pédagogie des valeurs, au premier rang desquelles la dignité, enseignée dans les classes dès le plus jeune âge, au cours préparatoire.
Les enseignants, les équipes - en tout cas dans certains secteurs - vivent douloureusement non pas tant la contestation des valeurs de la République que celle des valeurs de l'école, au premier rang desquelles la laïcité, qui occupe une place particulière parce qu'elle fait partie, non seulement du contrat social, mais encore du contrat qui lie l'enseignant fonctionnaire aux usagers, ainsi que du contrat scolaire, éducatif et pédagogique, en particulier depuis la loi du 15 mars 2004.
Les enseignants sont, dans ce domaine de la laïcité, en demande de réponses pratiques à des difficultés qui touchent les mères accompagnatrices de sorties scolaires, les repas scolaires, le refus de participer à certaines activités scolaires comme la visite de lieux de culte ou aux séances d'éducation physique à la piscine. Des contenus d'enseignement sont également contestés, notamment en éducation musicale, au collège, lorsqu'il s'agit d'initier les élèves à la musique sacrée de culture occidentale et chrétienne - on en parle moins souvent. Je ne peux dénombrer ces difficultés, mais je sais, pour avoir circulé dans les académies, que ces questions se posent dans nombre d'entre elles, et pas seulement en Seine-Saint-Denis. Dans les formations à la laïcité, ce sont de telles questions qui leur posent des difficultés pratiques mais aussi des dilemmes moraux face auxquels ils se sentent démunis, et qui devraient être évoquées. Ces difficultés suscitent une forme d'incompréhension entre l'école et certains élèves, entre l'école et certaines familles, incompréhension qui s'est manifestée avec une acuité toute particulière au moment de l'expérimentation des ABCD de l'égalité, en 2013. Ce fut un traumatisme pour certains enseignants que de découvrir que certains parents ne leur faisaient pas confiance. Je renvoie au rapport de l'Inspection générale, remis en 2014, sur cette expérimentation.
Il faut considérer ces difficultés comme de nouveaux défis, que l'on ne résoudra pas avec des réponses du passé, ni en s'imaginant que l'on peut tout résoudre en légiférant. Une loi peut être nécessaire, mais dans le domaine éducatif, elle n'est jamais suffisante. La loi du 15 mars 2004 était certes nécessaire, mais aurait dû, dès 2004, s'accompagner d'une pédagogie de la laïcité, ce qui n'a pas été le cas. Je ne jette la pierre à personne, mais je constate qu'il a fallu près de dix ans pour que l'on se donne enfin l'objectif d'élaborer une pédagogie de la laïcité, avec la charte de la laïcité à l'école, fruit d'une volonté politique déterminée, mais qui est venue bien tard - même si, dans le domaine de l'éducation, on peut considérer qu'il n'est jamais trop tard. Abdennour Bidar qui, je le répète, a beaucoup circulé dans les établissements, vous le dira, pour une majorité de lycéens, et pour certains enseignants même, la loi du 15 mars 2004 est une loi liberticide. Il y a là un véritable malentendu, qui appelle à mener une véritable pédagogie.
On oublie parfois que l'école est un lieu d'éducation, où l'on a affaire à des enfants, dont la pensée, les opinions, les convictions ne sont pas construites. Leur parole, qui est parfois l'écho de celle de leur famille ou de leur entourage, peut certes être dérangeante, mais il ne faut jamais oublier que ce n'est pas une parole d'adulte.
Mener une pédagogie des valeurs me semble urgent et opportun - c'est en citoyenne que je m'exprime - alors qu'on a vu se créer en 2013 ce « collectif Racine », un collectif « d'enseignants patriotes » qui s'emploie à faire pénétrer ses idées à l'école, des idées qui commencent à se diffuser parmi un certain nombre d'enseignants qui voient là des solutions aux problèmes auxquels ils n'ont pas de réponse.
Le 23/09/2023 à 14:48, aristide a dit :
"Le fait est que l'éducation aux valeurs de la République n'est plus une priorité depuis plus de vingt ans,"
Il vaut certes mieux ne recevoir aucun enseignement en la matière plutôt que d'entendre des discours racistes et antisémites déguisés sous le nom de laïcité.
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