Intervention de Laurence Loeffel

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 9 avril 2015 à 9h05
Audition de Mme Laurence Loeffel inspectrice générale de l'éducation nationale professeure des universités membre de l'observatoire de la laïcité co-auteur du rapport « morale laïque — Pour un enseignement laïque de la morale » avril 2013

Laurence Loeffel, inspectrice générale de l'éducation nationale :

Lorsque l'on m'a confié une mission sur la morale à l'école, ceux qui comme moi s'intéressaient à l'éducation morale et cherchaient, à travers leurs écrits et leurs travaux de recherche, à faire valoir ses droits à l'école se comptaient sur les doigts d'une main. Lors des commémorations du centenaire de la loi de 1905, j'ai coorganisé, à Amiens, un colloque sur la morale laïque, qui a été l'unique en son genre et a donné lieu à une publication aux presses universitaires du Septentrion. Le champ de l'éducation morale n'intéressait personne. Peut-être faut-il y voir un effet secondaire du triomphe de la laïcité à l'école qui, en imposant le régime de neutralité, a évacué, avec le religieux, la morale. Sous la IIIe République, la morale traditionnelle du devoir, celle qui était enseignée à l'école de la République, avait, d'évidence, des affinités électives avec la morale chrétienne. Dès lors que le religieux a été évacué - car le triomphe de la laïcité scolaire, en France, ça a été le triomphe de l'éviction du religieux - la morale a été emportée avec lui. Au moment des Trente Glorieuses, l'éducation du citoyen n'était plus une priorité, l'éducation morale encore moins. Il y avait d'autres priorités pour l'école et l'on vivait une époque plus sereine. Si bien que l'on n'a jamais réinterrogé les conditions d'une éducation morale pour l'école - poser la question est même connoté comme ringard ou réactionnaire. J'estime, comme adulte et comme chercheuse, que c'est dommageable. C'est bien une singularité française que d'avoir évincé des contenus d'enseignement toute dimension morale ou éthique et tout enseignement du fait religieux.

Quand j'ai dit, monsieur le rapporteur, que la greffe n'avait pas pris, je ne visais pas l'éducation morale mais l'enseignement du fait religieux. Cela fait pourtant partie des onze mesures récemment jugées prioritaires par le ministère. La question reste posée des conditions pédagogiques et didactiques d'un enseignement du fait religieux à l'école.

Il existe d'autres modèles. En Belgique, dont la tradition est assez proche de la nôtre, un enseignement de morale non confessionnelle est dispensé depuis soixante ans, qui s'appuie désormais sur un arrière-plan didactique très perfectionné. Le séminaire des inspecteurs généraux ressource « culture humaniste » que nous avons organisé cette année sur l'enseignement moral et civique, centré sur les conditions théoriques et pédagogiques d'un enseignement moral, est celui qui a remporté, parmi tous ceux qui étaient organisés cette année, le plus vif succès. C'est le signe de l'intérêt que l'on peut susciter chez les inspecteurs du premier degré, dès lors qu'on leur apporte du contenu et qu'on leur montre que cela est faisable.

L'engagement des élèves ? C'est un peu l'Arlésienne. Tout le monde en parle depuis des années, tout le monde le recherche, les conseillers principaux d'éducation les premiers, mais le fait est que ce n'est pas notre tradition, à la différence d'autres pays, comme le Québec ou la Grande-Bretagne, où la pédagogie active est de coutume, et où les élèves sont mobilisés dans des actions, qui peuvent être caritatives, dirigées vers la société.

Il faut aussi garder présent à l'esprit que l'engagement de l'élève est limité par l'école elle-même, parce que ce n'est pas la « vraie vie ». Il n'en est pas moins possible de mobiliser les élèves autour de projets qui leur permettent de vivre des coopérations, mais aussi des désaccords, d'être en contact avec les conseillers principaux d'éducation et d'avoir d'autres relations avec les enseignants que celle de la classe, médiée par les seuls contenus d'enseignement - et il ne s'agit pas pour moi, disant cela, de contester l'exigence de transmission des connaissances. Les élèves adhèrent généralement à ce genre de projets, en particulier dans le primaire, qui sont aussi le moyen de les socialiser, de leur faire prendre leur place dans le groupe.

Les valeurs que véhiculaient les manuels de la IIIe République n'ont jamais disparu, en réalité, de l'univers scolaire. L'objectif d'apprendre à vivre ensemble est inscrit dans les programmes, au primaire, depuis le milieu des années 1990. Vous évoquez aussi respect et dignité. Il faut prendre en compte les évolutions de la société. L'école ne peut pas être un lieu où l'on va à contre-courant de ce qui s'y passe. Dans une société qui n'est plus structurée sur une morale du devoir, comment en faire un fondement à l'école ? La morale commune que l'on introduit à l'école doit être celle qui est vécue par les citoyens. On a cherché, depuis une dizaine d'années, à réintroduire la notion de respect, sans que cela ait vraiment pris. On parle de restaurer l'autorité de l'enseignant. Pour moi, la difficulté n'est pas là, elle est dans la discipline, ce qui est autre chose. En trente ou quarante ans, le regard sur l'enfant a changé, les droits de l'enfant ont pris une place centrale, le respect de l'enfant est devenu une valeur cardinale, si bien qu'il est devenu plus difficile pour les enseignants d'imposer, dans un geste éducatif coercitif. Il faut toujours rechercher l'accord de l'élève, qui doit comprendre le sens de ce qu'on lui demande. C'est une autre logique que d'exiger l'obéissance et d'amener l'enfant à comprendre, peu à peu, grâce à la qualité de la relation pédagogique. Tout au rebours, la vulgate est de faire construire les règles de vie de la classe par les élèves, avec l'idée qu'ils y adhèreront mieux. C'est un exercice qui a ses limites. Nous ne créons pas les normes juridiques. Derrière toute norme, y compris les normes scolaires, il y a la loi, qui s'impose à nous.

Les enseignants, du moins une grande partie d'entre eux, ont du mal prendre les valeurs au sérieux. Je le formule ainsi pour éviter de dire qu'il faut y croire, même si je pense très sincèrement que l'adhésion aux valeurs républicaines et démocratiques relève d'une forme de croyance, raisonnée, éclairée, d'un attachement fort, qui nous lie et nous affilie. J'ai souvent entendu, pourtant, et cela depuis mes débuts à l'IUFM, de jeunes enseignants stagiaires dire que ce ne sont que des mots, des idées sans substance. Mais c'est un scepticisme qui peut, parfois, prendre la forme du regret, de l'amertume et quand on parle de les enseigner, et qu'on leur en donne les moyens, ils adhèrent.

Vous m'interrogez sur la laïcité à l'école. Je l'ai dit, on aurait dû accompagner la loi du 15 mars 2004 d'une pédagogie de la laïcité. Ce travail ne peut être partout le même. Sur la charte de la laïcité, par exemple, il faut travailler, notamment au primaire, de façon différenciée. Mais je tiens à deux points essentiels. Il est impératif, en premier lieu, de revitaliser l'éthique enseignante. Claude Nicolet, dans La laïcité en France, a forgé la notion de laïcité intérieure. Je la fais mienne. C'est une manière de lutter contre ses propres démons, contre ses préjugés et la tentation du dogmatisme. Le recteur Pollet appelle, quant à lui, à un enseignement laïc de la laïcité. Cela est très pertinent, à mon sens, car dès lors que nous cherchons à lutter contre toutes les formes de prosélytisme, de propagande, d'endoctrinement, nous devons nous prévenir nous-mêmes contre ces tentations. Il convient, en second lieu, d'envisager la laïcité comme méthode, prenant appui sur le jugement critique et condition du jugement critique. Les enseignants doivent exercer une vigilance constante, dans tous les enseignements.

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