Intervention de André Fertier

Commission de la culture, de l'éducation et de la communication — Réunion du 6 mai 2015 à 9h00
« culture et handicap : accessibilité des équipements et des contenus » — Table ronde

André Fertier, président du Centre national de ressources pour l'accessibilité des loisirs et de la culture (CEMAFORRE) :

Les anthropologues nous l'ont dit : l'être humain ne peut pas être défini uniquement par des données biologiques, mais il se caractérise par sa dimension culturelle. Ne pas donner accès à la culture à certains citoyens, c'est ne pas les considérer comme faisant partie de l'espèce humaine. Avec la loi handicap de 2005, l'égalité des droits et des chances, la participation à la citoyenneté des personnes handicapées, nous avons connu de belles avancées sur le plan législatif. Je ferai référence à deux décrets : le décret concernant la prestation de compensation du handicap, qui a permis la reconnaissance de l'accès à la culture comme besoin essentiel de l'existence et ouvrant droit à compensation et le décret de 2006 concernant l'accessibilité aux prestations des établissements recevant le public comme pour les personnes valides ou, à défaut, une égalité d'usage.

En termes de bilan, puisque nous fêtons les dix ans de la promulgation de cette loi, on constate des exemples de bonnes pratiques, de développement de savoir-faire, encore très clairsemés, des dispositifs de portée nationale mais dont on peut mesurer les limites. Je pense à la commission nationale culture-handicap, créée en 2001 avec l'appui particulièrement fort du pôle ressources - dont je salue la présence de notre vice-présidente Muriel Homo. Les nombreuses études et rapports sur ce sujet montrent que des millions de citoyens en situation de handicap, enfants, adultes, personnes âgées en perte d'autonomie, sont victimes de grandes discriminations, d'exclusion, voire d'apartheid ou de ghettoïsation. Le législateur doit s'interroger en termes de cadre éthique et légal sur ces processus de discrimination, qui ont dressé un mur devant les volontés d'avancer dans l'inclusion.

Au niveau des politiques publiques de la culture et de l'éducation populaire, il apparaît que des élus, dans des déclarations écrites ou orales, considèrent qu'il n'est pas possible d'attribuer des budgets publics à des politiques culturelles au sein des instances sanitaires et médico-sociales. Cette posture ne remet-elle pas en cause le principe constitutionnel d'égal accès au service public, de garantie de sa continuité et de son adaptabilité ? Elle frappe violemment des personnes lourdement handicapées, condamnées à rester enfermées dans ces instances de soin.

Il y a bien des collectivités territoriales qui développent le portage de services culturels à domicile avec l'appui de volontaires civiques, comme La Poste qui, en partenariat avec des collectivités, a instauré « Porteo Médiathèque ». Mais cela pose le problème de l'égalité de traitement d'un territoire à l'autre. Ces services publics de la culture, ces « ateliers » à la mode, s'apparentent à des ghettos plutôt qu'à des cours. Ils regroupent des personnes handicapées pour leur fournir des prestations qui ne sont qu'occupationnelles, avec des intervenants moins formés que ceux proposés aux élèves valides. Cela pose le problème de l'égale qualité d'usage. Quand on parle d'accès des handicapés à la culture, il paraît généralement acquis et institutionnalisé de recourir à des professionnels des soins, sans formation sur les pratiques culturelles, en substitution à des professionnels de la culture et des loisirs. Ces activités présentées sous l'étiquette « atelier psycho socio-thérapeutique » créent la confusion au niveau des plus hautes autorités entre « projet de soin » et « projet de vie ». Le projet de soin prévaut sur la notion de projet de vie, réduisant ainsi les personnes à leur handicap ou à leur maladie au détriment du respect de leur citoyenneté et de leurs droits culturels.

Face à cette situation de blocage, je sollicite, madame la présidente, mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs, une résolution portant création d'une mission d'information pour obtenir des clarifications sur ces postures et promouvoir un plan d'action qui pourrait porter sur cinq points :

- la nécessité d'élaborer un code de l'action culturelle et de l'éducation populaire. Nous disposons d'un code du cinéma et de l'image animée, un code du tourisme, mais nous n'avons pas, en France, de code de l'éducation culturelle et d'éducation populaire ;

- dans le cadre de la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), il serait utile d'instituer un conseil territorial de la culture et un contrat territorial d'accessibilité culturelle, qui formeraient un cadre de conventionnement pérenne pour le service public de la culture. Vous avez évoqué, madame la présidente, les mesures du comité interministériel du handicap de septembre 2013, présidé par Jean-Marc Ayrault, qui prévoit l'élaboration d'un référentiel d'accessibilité des services publics de la culture. Nous les attendons et sommes même prêts à contribuer à leur création. Pour lutter contre la fracture numérique qui s'accroît dangereusement, nombreux sont ceux qui souhaitent que l'accès au numérique soit reconnu comme un bien de première nécessité, comme l'eau ou l'électricité ;

- en s'appuyant sur le plan métier, présent dans la loi de 2005, il serait souhaitable de lancer des travaux sur la reconnaissance des statuts des différents handicaps dans les structures culturelles publiques ainsi que sur les référents « culture » dans le domaine médico-social, de travailler sur un référentiel de formation de formateurs et sur un cadrage du pôle ressources des activités culturelles et artistiques ;

- quatrième point, il serait bienvenu d'évoquer les droits culturels dans le cadre de l'éducation à la citoyenneté pour les collégiens ;

- enfin, il faut réaliser que les discriminations ne frappent pas seulement les personnes en situation de perte d'autonomie, mais aussi les millions de Français en grande précarité, comme l'atteste ATD Quart Monde, les personnes incarcérées, comme le souligne le contrôleur des prisons. Il est temps de regarder en face l'échec des politiques culturelles et d'éducation populaire qui ont créé deux catégories de citoyens : ceux qui accèdent à la culture dans le cadre du droit commun et ceux qui doivent attendre le bénévolat et les appels à projet.

Nous avons lancé un appel au Premier ministre intitulé « Politique culturelle : apartheid ou vivre ensemble ? ». Nous en avons saisi le défenseur des droits, le conseil national d'éthique et les commissions de la culture du Sénat et de l'Assemblée nationale. La situation demande un engagement qui va au-delà du cadre politique habituel : nous sommes face à un choix de société, à un devoir de conscience, où nous devons dire comment nous voulons « faire société » et « faire humanité ».

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