Intervention de Luc Ferry

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 12 mars 2015 à 9h00
Audition de M. Luc Ferry ancien ministre de la jeunesse de l'éducation nationale et de la recherche 2002-2004

Luc Ferry, ancien ministre de l'éducation nationale :

Depuis bien longtemps, j'ai la conviction que dans le primaire les programmes d'instruction civique sont calamiteux, voire absurdes. Non pas que leur contenu soit inintéressant, mais il est inadapté au public de jeunes enfants à qui l'on s'adresse. C'est dommage, car au CP, au CE1 et au CE2, les enfants sont de bonne volonté, ils écoutent leur maîtresse et l'on peut encore agir. Face aux frères Kouachi, il est trop tard. Les programmes d'instruction civique sont tantôt un mélange de principes de droit constitutionnel digne d'un cours de licence à l'Université, tantôt une somme de petits préceptes de morale sans intérêt. Dans leur version actuelle, rien sur l'antisémitisme, le racisme, les crimes contre l'humanité ou les génocides ; en revanche, on demande à des enfants de sept ou huit ans de connaître dans leurs grandes lignes les recettes et les dépenses de l'État et des collectivités locales, ainsi que la nature des différents impôts : impôt sur le revenu, taxes locales et TVA. C'est grotesque, et d'un ridicule achevé. Je ne dis pas que ces sujets sont illégitimes, mais l'école est obligatoire jusqu'à 16 ans : on a bien le temps de les traiter. Quand on a huit ans, ce sont les grandes questions morales qui passionnent. Elles ne figurent nulle part dans les programmes.

Lorsque j'étais ministre, j'avais sollicité des intellectuels venus de tous les horizons autour de la publication d'un guide, L'idée républicaine aujourd'hui, pour rappeler les valeurs de la laïcité et de la vie commune. Mohamed Arkoun, Jean-Pierre Azéma, Élisabeth Badinter, Tahar Ben Jelloun, Pascal Bruckner, Régis Debray, Marceau Long, Jean-Christophe Rufin, Dominique Schnapper, Tzvetan Todorov, Michel Winock, tels sont ceux parmi d'autres qui ont contribué à nourrir cet ouvrage pédagogique, paru en 2004. Pour marquer les esprits des enfants et leur inculquer des messages de morale civique, rien n'est plus efficace que de recourir aux grandes oeuvres littéraires ou cinématographiques. On ne sort pas indemne de la lecture du Choix de Sophie ou d'une projection de la Liste de Schindler. Un documentaire sur la manière dont la Mosquée de Paris s'est mobilisée pour défendre les résistants en 1942 ne pourra que bouleverser les enfants.

Quant aux plus grands, arrêtons de fantasmer sur l'idée d'un service civil obligatoire. Nous avons travaillé sur le sujet, pendant deux ans, avec l'amiral Béreau, en auditionnant des représentants des partis politiques, des groupes du Sénat et de l'Assemblée nationales ainsi que des associations. La conclusion est claire : le service civil ne sera jamais obligatoire ; sinon, il doit être militaire. Les associations privées qui accueillent les jeunes en service civil, qu'il s'agisse d'ATD quart-monde, des Chantiers de Soeur Emmanuelle ou de la Croix Rouge, ne souhaitent pas se voir imposer des bénévoles qui risquent de mettre en péril leur mission, dans le cas d'un engagement contraint. On a besoin de 100 000 bénévoles pour lutter contre la solitude des personnes âgées dans les territoires. Ces bénévoles devront être motivés et volontaires si l'on veut éviter un désastre. L'engagement perd de sa valeur quand il devient une obligation. À cela s'ajoute le fait que les associations ne pourront pas gérer la désertion éventuelle des jeunes. Enfin, pour satisfaire une classe d'âge, il faudrait offrir 700 000 missions là où nous n'en avons tout au plus que 200 000. Nous risquons de devoir inventer des stages photocopies-café, à moins d'empiéter sur les emplois marchands. Seuls les militaires peuvent gérer 700 000 jeunes et les obliger à revenir !

De surcroit, le service civique ne coûterait rien : il suffirait d'y consacrer le budget des emplois jeunes. Christine Lagarde y était favorable, en son temps. L'avantage énorme du service civil - l'exemple italien nous le montre - c'est qu'il touche toutes les classes sociales et fait tache d'huile d'un milieu à l'autre. Du 7e arrondissement de Paris jusqu'aux quartiers des cités, le brassage social opèrera dans 95 % des cas. Il sera d'autant plus efficace quand le service civil s'organisera autour de chantiers plutôt que d'un engagement individuel. Par la suite, les jeunes pourront valoriser leur expérience, sur le modèle de ce qui se fait au Canada. Une expérience menée auprès d'enfants autistes servira pour un mémoire de maîtrise, à l'université. On peut également imaginer un carnet de service civique à faire valoir auprès des futurs employeurs.

Enfin, il est indispensable de rétablir l'autorité au collège, mais c'est un autre sujet.

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