Intervention de Jean-Pierre Chevènement

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 12 mars 2015 à 9h00
Audition de M. Jean Pierre chevènement ancien ministre de l'éducation nationale 1984-1986

Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre de l'éducation nationale :

Je vous remercie de me recevoir. Les fonctions que j'ai exercées au ministère de l'éducation nationale sont désormais anciennes. Je n'ai bien sûr pas cessé de m'intéresser à ces questions, mais j'ai perdu contact avec le terrain, et les choses ont beaucoup changé en trente ans. Le niveau en français par exemple, tel qu'il ressort des enquêtes du ministère lui-même, ne s'est pas amélioré, c'est le moins que l'on puisse dire.

Mon approche de l'éducation nationale est plutôt classique - c'est sans doute la raison pour laquelle vous avez souhaité m'entendre. D'abord, je crois que l'école doit être organisée autour de la transmission des connaissances et des valeurs - celles du civisme en premier lieu. Ce qui fait la spécificité de l'école publique française, c'est son rapport intime, depuis Condorcet, avec la République. Lorsque l'on s'écarte de cette idée, un malaise apparaît à l'école.

Les attentats du mois de janvier nous rappellent ce défi que représente l'intégration des enfants d'immigrés, cette nouvelle génération de citoyens dont les parents sont venus des pays méditerranéens. Retourner aux sources de l'école est un moyen de le relever. L'école doit faire aimer la France, grâce aux grandes oeuvres littéraires et à l'histoire. Or les premières ne sont plus enseignées - un tel abandon a des conséquences considérables - et le récit national est brisé. Les défis que la France a dû relever depuis un siècle ne sont plus explicités objectivement. Gardons-nous d'une relecture masochiste de notre histoire. Au XXe siècle, la France a été à l'avant-garde des démocraties, en dépit de l'effondrement de 1940. Les programmes scolaires des débuts de la IIIe République ont su intégrer la coupure révolutionnaire, et Michelet, sans être le seul, a été l'un des premiers à faire de cette histoire un tout. Procédons de la même façon. L'école de la République est aussi celle de la nation ; expliquons que la construction européenne ne se substitue pas à la nation, mais la prolonge.

Il faut également mieux expliquer la laïcité, qui n'est pas tournée contre les religions. La lettre de Jules Ferry aux instituteurs garde son actualité. Tout y est dit. La laïcité est aussi une croyance dans la capacité de tous les hommes à s'entendre dans un espace commun délivré des dogmes, celui de la raison naturelle. Au passage, l'islam y fait abondamment appel : Jacques Berque rappelle que 44 fois dans le Coran, le prophète recommande d'aller chercher le savoir jusqu'en Chine - à l'époque, le bout du monde. Les ratés de l'intégration n'entament pas la laïcité, n'allons pas en chercher l'explication dans de prétendus défauts de la laïcité.

Nous avons trop tendance à rendre l'école responsable de tout ce qui ne va pas dans la société. Or elle n'est pas responsable du chômage ni des inégalités sociales. Lui fixer des objectifs inaccessibles, c'est démoraliser les enseignants. Soyons critiques : les statistiques Pisa mesurent des niveaux de compétence, non de savoir. Gardons-nous des comparaisons hâtives avec le système allemand : les Allemands sont très critiques de leur système, où la compétence des Länder - « le règne des petits États sur la formation », disent-ils - en matière éducative est source de nombreuses inégalités et leur complique la vie.

Faire porter l'effort le plus précocement possible est devenu un pont-aux-ânes, mais c'est vrai : il faut s'intéresser aux difficultés des élèves dès le plus jeune âge, en maternelle et en cours préparatoire, où un enfant sur quatre est en difficulté. La théorie du déroulement spiralaire de l'apprentissage, qui fait fureur chez les pédagogistes et conduit à refuser le redoublement, amène certains enfants à maîtriser la lecture à 11 ou 12 ans, âge auquel ils auront bien évidemment pris du retard sur leurs camarades. Méfions-nous des fausses solutions, faisons preuve de bon sens. Je ne conteste pas du tout l'intérêt de la pédagogie : mes parents étaient instituteurs, je garde affection et reconnaissance à l'égard de mes anciens maîtres du lycée Victor Hugo et je sais combien le lien de confiance entre le maître et l'élève est essentiel pour progresser.

La remise en cause du collège unique est une nécessité. On ne peut traiter de la même manière tous les enfants entre dix et seize ans. Un mot sur l'écrit. La manie des photocopies, très précoce, l'obsession du numérique, sont vues comme des remèdes à l'ignorance. Or le numérique n'est utile que si les fondamentaux - lecture, écriture, calcul, connaissance des textes de base - sont maîtrisés.

S'agissant de l'université, il faut se fixer de grands objectifs. Je vous renvoie au petit livre que Luc Châtel et moi-même avons commis en 2011, Le monde qu'on leur prépare. Nous pourrions accroître le nombre de jeunes formés au niveau de la licence, sous réserve que l'on réforme l'orientation, pour ne pas envoyer les jeunes dans des voies de garage. Refonder le partenariat entre éducation et économie est une autre nécessité.

Tout passe par la formation des enseignants. L'on n'enseigne bien que ce à quoi l'on croit, disait Hannah Arendt. La formation disciplinaire peut rester dispensée dans les universités - ce qu'elles font très bien. Mais pour inculquer la didactique, l'histoire de l'école de la République, sa place dans notre société, il faut des instituts de formation spécifiques. La littérature, les grandes oeuvres, l'histoire de la France, doivent être enseignées, comprises, elles doivent donner aux jeunes envie de continuer à faire France. Elles sont des rampes de lancement pour les générations futures. Notre société se meurt du court-termisme des technologies de communication. L'école est un remède, à condition d'être portée par l'effort de tous.

Depuis 1964, nous sommes passés de 1 080 à 864 heures en moyenne dans l'année et de 30 à 24 heures hebdomadaires. Sur un parcours scolaire, c'est une année entière de perdue ! L'effort demandé aux élèves en Asie est sans comparaison. Nous cherchons trop souvent à nous aligner sur le modèle anglo-saxon. Or ce n'est pas notre tradition. Plutôt que de développer les « plages d'initiative », faisons appel à l'effort.

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