Intervention de Laurent Bigorgne

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 2 avril 2015 à 9h00
Audition de M. Laurent Bigorgne directeur de l'institut montaigne

Laurent Bigorgne, directeur de l'Institut Montaigne :

Il n'est pas sans paradoxe de traiter d'un sujet qui court depuis si longtemps. Un observateur étranger ne pourrait que s'étonner de constater qu'on est revenu en 2015 au point où nous avaient laissés les événements de l'automne 2005. Il s'interrogerait certainement sur ce que nous avons fait, pas fait ou mal fait pendant dix ans. Ce sentiment de répétition insupportable est au fond assez normal dès lors que l'on examine les grands indicateurs du tableau de bord de l'état de notre jeunesse. Si l'on croise les données nationales de la Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), qui est l'INSEE de notre éducation nationale, avec les programmes d'évaluation des acquisitions à neuf ans et à quinze ans - programme PIRLS de l'Université de Boston et classement PISA - notre système éducatif apparaît toujours moins performant, toujours plus inégalitaire. Un sociologue réputé a établi que les résultats en sixième sont les meilleurs prédicteurs de la délinquance.

Au premier rang des politiques publiques en déshérence figure l'apprentissage des moins qualifiés. Le taux de chômage des jeunes a augmenté de manière beaucoup plus forte dans notre pays que chez la plupart de nos voisins, représentant en moyenne deux fois et demie celui de la population active. Ces faibles performances s'accompagnent de fortes inégalités, nos politiques publiques allant parfois jusqu'à fragiliser l'un des piliers de nos valeurs républicaines.

Notre pays est le seul en Europe et dans l'OCDE à cumuler cinq handicaps. Un système éducatif peu performant y fige très tôt la trajectoire future des élèves. Aucun dispositif privé ne parvient à récupérer l'échec scolaire, l'apprentissage concernant de moins en moins de jeunes non qualifiés. La formation professionnelle est déficiente, car le dispositif échoue à concentrer les moyens sur ceux qui en ont le plus besoin. La démographie dynamique fait que nous envoyons au front de l'échec scolaire et professionnel un nombre toujours plus important de jeunes. Enfin, nous sommes un pays de tradition migratoire. Tels sont les détonateurs d'une puissante bombe à retardement.

On estime à 150 000 par an les jeunes de 15 à 29 ans qui sortent du système sans diplôme à seize ans, soit un stock de 2 250 000 individus sur une génération. Selon les chiffres produits par le Conseil d'analyse économique (CAE) il y a deux ans, il y a en France 2 millions de jeunes qui ne sont ni en emploi, ni en formation, ni à l'école. Dans le meilleur des cas, sur l'ensemble d'une génération, 250 000 trouveront un travail, soit 10 % seulement dont on pourra dire qu'ils auront une vie sociale normale.

Le manque de continuité dans la conduite des politiques publiques est certainement un facteur d'explication de ce faible niveau de performance. Combien de ministres de l'éducation nationale, combien de directeurs généraux de l'enseignement scolaire se sont succédé en dix ans ? Qu'on ne vienne pas dire aux citoyens que l'on déploie sur le terrain un effort continu ou une vision à long terme. Les enseignants seraient bien en peine de faire l'historique de tous les dispositifs de remédiation qu'on leur a proposés depuis 2007, sans prévoir ni les financements, ni les outils nécessaires à leur application, ni leur évaluation.

Autre facteur d'explication, le manque de renouvellement des théories qui fondent les politiques publiques. De ce point de vue, on ne peut que déplorer l'indifférence, voire le mépris de la haute administration pour les acquis de la recherche, qu'il s'agisse de la psychologie cognitive ou des travaux publiés par les économistes du travail. Le constat est pourtant clair : le fait de ne pas avoir de SMIC pour les jeunes les moins qualifiés, qui servirait de prix d'entrée sur le marché du travail, est une trappe à chômage. Bien que des dizaines d'articles publiés par les meilleurs économistes dans tous les pays de l'OCDE s'attaquent au sujet, le débat n'est jamais abordé dans notre pays.

Enfin, l'absence d'évaluation des politiques publiques dans l'éducation, l'apprentissage ou la formation professionnelle constitue un défaut majeur de notre système. Même quand il y a une évaluation, personne n'en tient compte. Je salue la ministre de l'éducation nationale qui a compris que l'allègement demandé des contenus cognitifs dans le programme dans les classes de maternelle ne ferait qu'aggraver les inégalités à l'école, toutes les publications scientifiques lui donnent raison.

Dans l'ensemble, nous manquons d'une vision systématique et stratégique où l'école et l'emploi seraient envisagés comme les deux versants d'une même montagne. Pourtant, si le chômage touche 11 % de la population active, il s'explique dans les deux tiers des cas par un manque de qualification. Le chômage structurel en France est d'abord un problème scolaire.

Quant au diagnostic à poser après les événements de janvier, nous ne disposons d'aucune statistique. La difficulté que les enseignants ont à enseigner certaines disciplines dans les collèges et les lycées est une question intéressante. Néanmoins, j'en demeure persuadé, à la racine de tous les problèmes, il y a ce sentiment ancré dans la population que les chances sont inégalement, injustement distribuées sur le territoire. Le système scolaire français donne peu de chances d'améliorer leur situation aux enfants d'ouvriers, de chômeurs ou même de la classe moyenne.

Une vaste étude menée par l'Institut Montaigne a montré que les discriminations liées à la religion restaient très fortes ; elles touchent les musulmans, les juifs. Des tests ont fait apparaître que même quand leur parcours était marqué du sceau de la méritocratie (bac avec mention, études supérieures, stages...), les jeunes musulmans ne parvenaient pas plus que ceux qui avaient eu un parcours ordinaire à faire valoir leur CV auprès des employeurs privés ou publics. C'est tout le contraire de la conception d'une école qui intègre. La France est le seul pays de l'OCDE où il n'y a pas d'évolution dans le parcours scolaire des immigrés entre la première et la deuxième génération. Ailleurs, on a pourtant réussi à corriger ces mécanismes délétères qui menacent le lien social, comme en Floride par exemple, malgré la pauvreté et l'immigration de masse qui caractérisent cet État américain.

Face à ce tableau accablant, je ne suis pas venu vous proposer des cours de morale laïque, dont j'ignore comment ils pourraient être mis en oeuvre et reçus.

En revanche, une mesure efficace consisterait à améliorer la gestion des premiers âges de la vie, en particulier pour la petite enfance. Les dispositifs d'accueil sont concentrés dans les zones urbaines favorisées mais sont insuffisants voire absents dans les autres, qu'elles soient urbaines, rurales ou périurbaines. Depuis les années 60, les acquis de la recherche ont pourtant clairement établi que le taux d'encadrement des jeunes enfants et les interactions qui leur sont offertes sont un bagage pour la vie entière. Dans ses travaux, le prix Nobel James Heckman montre que les plus gros retours sur investissement se font dans les premiers âges de la vie. Et pourtant, par rapport à la moyenne de l'OCDE, on continue en France à sous-financer la rémunération des maîtres exerçant dans les écoles maternelles, à hauteur de 20 % ; même chose pour l'école primaire ; la situation est meilleure au collège et nous surfinançons le lycée à hauteur de 30 %. Inversons la courbe, en supprimant les financements inutiles, quitte à déplaire au SNES.

Tenir compte des acquis de la recherche dans les domaines de la petite enfance et de l'école est essentiel, les travaux de Jean-Claude Carle le démontrent. Il serait cruel d'accepter qu'au final l'amélioration des performances de notre système ne repose que sur une forme de liberté pédagogique spontanée. Le système d'enseignement primaire à la française est un système de libéraux coalisés dans le service public, un système peu évalué, sans hiérarchie ni objectifs. Les contributions scientifiques sont pourtant extrêmement nombreuses sur les résultats qu'il est possible d'atteindre avec un groupe d'élèves. Bruno Suchaut, qui a été le patron de l'Institut de recherche sur l'éducation à Dijon, a fixé à 35 le nombre d'heures d'interaction langagière individuelle nécessaires pour qu'un enfant accède à la lecture sur un cycle de trois ans ; pour l'instant, on n'y consacre qu'une vingtaine d'heures...

Le choix qui a été opéré de masquer l'échec des politiques publiques sur l'apprentissage des moins qualifiés, en développant l'apprentissage dans le supérieur, est une erreur. Nous avons impérativement besoin que la courbe des entrées en apprentissage s'inverse au bénéfice des moins qualifiés. Cela demande que l'on mette en place un pilotage et surtout que l'on ait le courage d'initier la réforme du lycée professionnel.

Si nous répartissons mieux sur le territoire les crèches de qualité, si nous faisons écho aux acquis de la recherche en maternelle et dans le primaire, si nous revoyons notre système d'apprentissage, alors nous pourrons espérer avoir changé la donne en 2025, en divisant par deux le taux de chômage des jeunes.

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