Intervention de Laurent Lafforgue

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 2 avril 2015 à 9h00
Audition de M. Laurent Lafforgue mathématicien titulaire de la médaille fields membre de l'académie des sciences

Laurent Lafforgue, titulaire de la médaille Fields, membre de l'Académie des sciences :

mathématicien, titulaire de la médaille Fields, membre de l'Académie des sciences. - Vous l'avez dit : je n'enseigne pas, et n'ai jamais enseigné dans une école, un collège ou un lycée. L'école m'intéresse d'abord pour ce que ma famille et moi lui devons. Deux de mes grands-parents étaient ouvriers, l'un était artisan et la quatrième fut mère au foyer. Aucun n'avait suivi d'études supérieures, ni même fréquenté le lycée. Trois sur quatre avaient commencé à travailler à l'âge de douze ans, mais avaient obtenu leur certificat d'études primaires et parlaient et écrivaient parfaitement le français. Mes deux parents ont fait des études supérieures, chacun étant le premier de sa famille à en faire. Ils sont devenus ingénieurs, mais avaient reçu au lycée une excellente éducation littéraire. Mon père y avait même appris le latin et le grec, ce qu'il évoque encore aujourd'hui avec une grande émotion, comme la majorité des scientifiques âgés que je connais. Mes deux frères et moi-même sommes devenus scientifiques : deux comme chercheurs en mathématique, l'un comme professeur en classe préparatoire. Nous avions tous trois étudié au lycée le latin, qui a joué un rôle majeur dans notre formation intellectuelle.

Je me suis publiquement engagé sur la question de l'école il y a une dizaine d'années, lorsque je me suis rendu compte que cette école à laquelle ma famille et moi devions tant, et que nous avions tant aimée, était en voie de destruction rapide. Ayant pris connaissance avec effarement des programmes et des évolutions de contenus et de méthodes d'enseignement, et ayant mené ma propre enquête en examinant des manuels et en recueillant le témoignage d'instituteurs, de professeurs et de parents d'élèves, j'ai d'abord pensé que ce qui se passait était tellement absurde qu'il suffirait de prononcer quelques phrases de bon sens pour que tout le monde se mette d'accord et que l'école se reconstruise. Depuis, j'ai totalement perdu cette illusion. Je ne fais plus confiance à l'école dite républicaine, à laquelle toute ma famille et moi-même avions tellement cru, pas plus qu'à l'école privée sous contrat, qui a malheureusement suivi le même chemin. Ma seule espérance est désormais que subsistent, ici et là, au milieu du désastre général, de petits îlots d'instruction et de transmission des connaissances, grâce au travail d'instituteurs ou de professeurs isolés, dans des écoles publiques ou privées sous contrat, qui restent fidèles à la cause de l'instruction, de la transmission, et font tout ce qu'ils peuvent dans un environnement institutionnel hostile, ou bien dans des écoles hors contrat, qui sont aussi rares que leurs ressources et leurs moyens mais qui maintiennent vivante la petite flamme de la transmission grâce au dévouement d'instituteurs et de professeurs qui consentent de lourds sacrifices pour exercer leur noble métier conformément à leur conscience.

L'état dans lequel plus de cinquante ans de politique destructrice - à mon avis - ont mis l'école publique et les écoles privées sous contrat est tel qu'employer à leur propos l'adjectif « républicain » déconsidère la République. Pour faire aimer la République, il conviendrait plutôt de rétablir dans les écoles publiques un enseignement de qualité, qui rende l'école digne de respect. En mai 1968, les jeunes avaient brûlé des universités, mais n'avaient incendié aucune école. Cela montre bien que malgré leur révolte, ils respectaient l'école qu'ils avaient connue et qui leur avait donné les moyens de parler, d'écrire et de penser, donc de critiquer, voire de se révolter mais aussi de reprendre à leur compte un héritage. En 2005, au contraire, les émeutiers des banlieues ont incendié des dizaines d'écoles : quoique manquant des mots et des moyens de juger - qui ne leur avaient pas été donnés - ils sentaient confusément que la nouvelle école qu'ils avaient fréquentée ne les avait pas nourris comme elle aurait dû le faire et comme elle avait nourri les générations précédentes.

Si vous souhaitez que l'école de la République soit aimée de nouveau, rétablissez des enseignements qui nourrissent. Accordez la priorité absolue à la lecture, à l'écriture, à la grammaire, et à tout ce qui assure la maîtrise de notre langue. Développez l'apprentissage de la littérature, des mathématiques et des sciences, où l'on raisonne vraiment, où l'on démontre, et du latin et du grec, qui, mieux que toute autre discipline, forment l'esprit.

Sachez toutefois qu'un tel objectif, même avec la meilleure politique du monde, ne pourrait être atteint qu'après des décennies d'efforts, en remontant à contre-courant la pente qui a été dévalée depuis des décennies.

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