Le mot « laïcité » est fréquemment invoqué sans être défini. Or il peut prendre des sens très différents. Je crois d'abord qu'il signifie que les professeurs ne doivent pas chercher à imposer leurs convictions aux élèves. L'école doit nourrir l'esprit et lui fournir des nourritures intellectuelles qui le rendent critique. C'est en se confrontant à des pensées riches, en découvrant des éléments de comparaison, qu'on acquiert l'esprit critique. Le rôle de l'école, républicaine ou non, n'est pas de faire adhérer à telle ou telle valeur. Typiquement, l'apprentissage du latin ou du grec favorise la confrontation avec des auteurs anciens, issus d'une civilisation très différente et aux modes de pensée très différents.
Je ne suis ni réactionnaire ni conservateur. Ceux qui ont fait la Révolution française - à laquelle vous êtes peut-être plus attachés que moi - étaient pétris de latin et avaient constamment à l'esprit la République romaine. C'est grâce aux éléments de comparaison que leur avait fournis l'école qu'ils ont pu critiquer l'ordre politique et social dans lequel ils vivaient, et même le remplacer. Je ne plaide pas pour une révolution ou pour un ordre imposé, mais pour la liberté : il s'agit de transmettre les moyens de la liberté intellectuelle. Cela ne va pas sans risque : la génération suivante peut en faire un usage imprévu.
Tel est, pour moi, le sens de la laïcité. Mon père cite souvent l'exemple de son professeur de philosophie en Terminale, communiste convaincu, qui avait consacré une partie importante de l'année à l'étude de Charles Péguy. Bel exemple de laïcité ! Nous devrions toujours préciser dans le débat public quel sens nous donnons à ce mot, comme aux « valeurs républicaines » qu'on invoque souvent avec autorité. Comprennent-elles le respect du savoir ? L'amour du savoir ne se décrète pas, il résulte de la pratique. Il faut proposer aux jeunes un savoir stimulant, enrichissant, si on veut qu'ils le respectent. Ce fut le cas de mes grands-parents, puis de mes parents, qui nous ont transmis ce goût. Mes grands-parents, qui avaient commencé à travailler à 12 ans, avaient un respect infini pour le savoir et ont regretté toute leur vie de n'avoir pas étudié davantage. Ils n'ont pas pu apprendre à leurs enfants ce qu'ils ne savaient pas, mais avaient toute confiance en l'école républicaine, de même que mes parents.
Cette confiance, je ne l'ai plus. La perdre fut un déchirement pour moi comme ce le fut pour des millions de personnes, dont j'exprime ici la voix. Après ma démission forcée du HCE, j'ai reçu des centaines, des milliers de messages de professeurs, de parents - voire de grands-parents - d'élèves, d'étudiants, notamment dans les IUFM. À ces derniers je conseillais de faire semblant d'acquiescer jusqu'à leur titularisation, mais d'enseigner ensuite selon leur conscience. Ces messages illustrent à la fois l'ampleur du désastre et le fait que tout n'est pas perdu : l'amour du savoir n'a pas disparu des esprits en étant renié par les institutions. Grâce à la transmission familiale, il subsiste. J'ai même rencontré des jeunes qui avaient aussi peu reçu, sur le plan intellectuel, de leur famille que de l'école, et qui l'éprouvaient - ce qui, à mon sens, tient du miracle. L'école publique n'a pas à faire un catéchisme de valeurs républicaines mais à transmettre de bonnes nourritures intellectuelles.
Pour cela, il faut étudier les classiques, qui nous mettent en contact avec d'autres manières de penser. Nous avons trop tendance à juger notre époque supérieure à celles qui l'ont précédée. C'est peut-être vrai, mais encore faut-il avoir les moyens de faire la comparaison. De plus, mieux connaître notre culture, littéraire et scientifique, répond aussi à la haute idée que s'en fait le reste du monde.
Que faire ? Un ministre de l'éducation nationale m'a déjà posé la question. Je lui ai répondu : rien. Ce n'est pas d'action dont nous avons besoin. Le problème n'est pas un problème de moyens ou de structure, c'est un problème d'état d'esprit. Oui, j'ai fait la comparaison avec la débâcle de 1940. Lorsqu'une armée est en déroute, comme l'est actuellement notre école, la première chose que le général doit faire, c'est de rendre courage par la parole. J'ai donc conseillé au ministre de sillonner la France pour tenir de beaux discours consacrés à la valeur du savoir, afin de remobiliser ses troupes et de favoriser le retour du bon sens.
Hélas ! Quand je lui ai fait remarquer que le site Internet du ministère comportait des erreurs de français, il m'a répondu que cela n'avait aucune importance. Homme d'écrit et de parole, il négligeait l'écrit et la parole... Pourtant, puisque vous m'interrogez sur les valeurs républicaines, il suffit de consulter les discours tenus à la Constituante ou à la Convention pour être saisi par le contraste avec la manière de s'exprimer de nos hommes politiques actuels, à commencer par le Président de la République et son prédécesseur, que mes grands-parents auraient été choqués d'entendre.