Nous avons réalisé cette enquête après avoir défini son périmètre avec vous, Madame la Présidente et Monsieur le rapporteur général. Ce rapport s'inscrit dans la continuité de nos travaux, après un rapport sollicité par la commission des finances de l'Assemblée nationale en 2010 sur les conditions d'une stabilisation en valeur de la masse salariale de l'État. La Cour des comptes a déjà examiné les risques qui pèsent sur les objectifs d'évolution de la masse salariale fixés par le Parlement. Dans plusieurs rapports successifs sur la situation et les perspectives des finances publiques, notamment celui de juin 2014, elle s'est aussi intéressée aux leviers susceptibles de contribuer à les respecter.
Le présent rapport actualise et complète les constats et les analyses précédents. Il étend le champ des travaux, auparavant centrés sur la gestion budgétaire, à la gestion des ressources humaines.
Trois constats : la masse salariale constitue un enjeu majeur pour la maîtrise des finances publiques, compte tenu de son importance et de son évolution ; cet objectif de maîtrise est à concilier avec une gestion des ressources humaines plus adaptée à un État et à un service public modernes ; pour respecter les objectifs des pouvoirs publics, plusieurs leviers existent. Nous en avons identifié neuf principaux, mais c'est à vous qu'il revient d'arbitrer.
Le rapport est centré sur l'État, mais étend parfois ses analyses aux trois fonctions publiques - les mêmes leviers sont applicables à toutes les administrations publiques. Dans le contexte durablement tendu de nos finances publiques, la masse salariale est un enjeu de première importance et représente près du quart de la dépense publique et 13 % de la richesse nationale. Les administrations publiques employeurs rémunèrent près de six millions d'agents. Ce poids est le plus important des pays de l'OCDE après les pays scandinaves. La masse salariale de l'État représente 40 % du budget général, soit 121 milliards d'euros en 2014 dont 81 milliards d'euros au titre des rémunérations. Depuis dix ans, la masse salariale du secteur public a augmenté à un rythme proche de celle du secteur privé et de la richesse nationale, autour de 2,5 points par an en moyenne, la croissance plus dynamique des effectifs dans le secteur public étant compensée par une augmentation des rémunérations plus modérée. La tendance moyenne masque des évolutions différenciées, la croissance de la masse salariale de l'État - autour de 1 % par an - a été davantage contenue que celle des collectivités territoriales - plus de 4 % - et que celle des opérateurs - plus de 6,5 %. Cela est dû à une augmentation beaucoup plus rapide des effectifs, au-delà des transferts de personnel de l'État.
Le profil particulier de la masse salariale de l'État reflète les politiques menées depuis plusieurs années. La baisse des dépenses du titre 2 hors contribution au compte d'affectation spéciale (CAS) « Pensions » constatée depuis 2007 est due aux transferts de personnel aux collectivités territoriales et aux opérateurs - notamment les universités. À périmètre constant, l'État a ralenti l'augmentation de sa masse salariale jusqu'à la stabiliser depuis 2011, avec la révision générale des politiques publiques (RGPP) et le non-remplacement d'un départ à la retraite sur deux entre 2008 et 2012, le gel du point d'indice depuis 2010 et la réduction des enveloppes catégorielles depuis 2013. Si une partie de ces efforts se répercute aussi sur les autres fonctions publiques, ils sont insuffisants pour contenir la masse salariale publique, dont l'État ne représente que la moitié.
Les pouvoirs publics doivent concilier respect de la programmation budgétaire pluriannuelle et gestion dynamique des ressources humaines. La programmation 2014-2019 repose sur des objectifs ambitieux de maîtrise de la masse salariale, à 1,1 % en moyenne pour l'ensemble des administrations publiques. Pour l'État, la progression des dépenses de titre 2 hors CAS « Pensions » est limitée à 1 % sur trois ans dans le budget triennal 2015-2017, soit en moyenne 250 millions d'euros par an.
Or une augmentation beaucoup plus importante est à prévoir, en raison de facteurs comme la dynamique spontanée des rémunérations avec l'avancement de carrière des agents. En tenant compte des mesures annoncées - gel du point d'indice, stabilité des effectifs, diminution des enveloppes catégorielles - la croissance de la masse salariale s'élèverait à 700 millions d'euros par an. Il faudra trouver 450 millions d'euros d'économies supplémentaires pour atteindre l'objectif, et plus encore en 2016 et en 2017. En effet, la loi de finances initiale pour 2015 prévoyait déjà une augmentation de 400 millions d'euros et cette prévision devrait être dépassée en exécution en raison des arbitrages récents sur les effectifs du ministère de la défense. L'actualisation de la loi de programmation militaire aura des conséquences importantes sur l'évolution prévisible de la masse salariale de l'État, sauf à revenir sur les créations de postes dans les autres ministères prioritaires. L'objectif d'une stabilisation du plafond global des autorisations d'emplois jusqu'à 2017 n'est d'ores et déjà plus tenable.
Le projet de loi de finances pour 2016 devrait s'écarter de l'objectif de stabilisation des effectifs, avec une augmentation de 8 300 équivalents temps-plein (ETP). Les efforts supplémentaires demandés aux ministères non prioritaires ne seront pas suffisants pour compenser cette évolution.
Enfin, la réalisation d'autres économies programmées dans le budget triennal paraît incertaine. Alors que la baisse des heures supplémentaires au sein de l'éducation nationale était censée accompagner la hausse des effectifs, cette prévision ne s'est pas vérifiée en 2013 et 2014. Le coût des opérations militaires extérieures ne devrait pas diminuer non plus. Pour compenser ces risques, il ne suffit pas de restreindre davantage les enveloppes catégorielles, et il importe de conserver une marge de manoeuvre pour financer l'accompagnement de certaines réformes de modernisation de l'administration et d'harmonisation des régimes indemnitaires. Les risques de dépassement en exécution se sont réalisés depuis 2009, du fait notamment des difficultés propres au ministère de la défense - sous-budgétisation des opérations extérieures, problèmes du logiciel Louvois... Si le contrôle de l'exécution et les outils de pilotage ont été renforcés, ils restent insuffisants. Il serait judicieux de prévoir systématiquement des marges de précaution.
L'État employeur doit également s'interroger sur ses pratiques de gestion des emplois et des compétences. Le déroulement des carrières de la fonction publique ne correspond plus aux besoins. Les grilles salariales ont perdu de leur sens, resserrées par l'augmentation du minimum de traitement. Elles prévoient parfois des carrières courtes qui ne tiennent pas compte du recul progressif de l'âge effectif de départ en retraite. Les avancements automatiques à l'ancienneté priment encore sur la reconnaissance de la performance, rendant les parcours professionnels peu incitatifs. Ce constat a été fait conjointement par le Gouvernement et par les organisations syndicales lors de la négociation sur les parcours professionnels, les carrières et les rémunérations. Les discussions ont débouché en juillet dernier sur un protocole d'accord pour rénover les grilles. Les primes et indemnités ont pris une importance croissante dans la rémunération, par empilement de dispositifs hétérogènes, parfois inéquitables. Les disparités entre corps et ministères, le libre choix des affectations conduisent à des carrières trop peu mobiles ; et trop souvent les agents les moins expérimentés sont affectés dans les fonctions et territoires les plus difficiles. La nécessaire restructuration des administrations, pour renforcer l'efficience du service public, augmentera les besoins de mobilité et de formation des agents.
Tout cela aura un coût. La réforme des grilles conduit à court terme à reclasser les agents à des niveaux indiciaires équivalents ou plus élevés et à revaloriser les progressions de carrière : les nouvelles grilles proposées dans la négociation coûteront 2,5 milliards d'euros pour la fonction publique d'État, et monteront progressivement en charge entre 2017 et 2020 pour atteindre 4,5 milliards d'euros pour l'ensemble de la fonction publique. Les mesures d'économies annoncées en contrepartie dans le protocole d'accord seront insuffisantes. En outre, l'harmonisation des régimes indemnitaires se fait quasi-systématiquement par alignement sur le régime le plus favorable. Ainsi le nouveau régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l'expertise et de l'engagement professionnel dans la fonction publique d'État (RIFSEEP) ne pourra déboucher sur un régime indemnitaire commun qu'en débloquant des enveloppes pour financer la convergence des corps et des ministères. Enfin, il faudra accompagner financièrement les agents pour restructurer les services et réaliser les mobilités fonctionnelles et géographiques. Ce sera le cas prochainement avec la fusion des régions et la nouvelle répartition des compétences.
Les pouvoirs publics disposent de plusieurs leviers pour définir une politique de ressources humaines équilibrée et soutenable. La structure des rémunérations, de plus en plus complexe, ne répond plus forcément aux objectifs initiaux. Une maîtrise renforcée de l'évolution des effectifs restaurerait des marges en termes de politique salariale et la modulation de la durée effective du travail pourrait accompagner les restructurations des administrations tout en maintenant la qualité du service rendu. Au sein de cette « boîte à outils », la Cour des comptes a identifié neuf leviers principaux, qui ne sont pas des recommandations : au Gouvernement et à vous, parlementaires, de choisir la combinaison, notre mission étant de contribuer à la réflexion sur les moyens de concilier les contraintes budgétaires avec une gestion plus attractive des carrières publiques.
La maîtrise de la masse salariale depuis 2010 a surtout reposé, en ce qui concerne la part indiciaire, sur le gel du point d'indice, mais les économies à en attendre se réduisent. En effet, l'alignement du traitement le moins élevé sur le SMIC pèse de manière croissante ; et la garantie individuelle du pouvoir d'achat (GIPA), versée sous forme d'une prime aux agents dont le traitement indiciaire a augmenté moins vite que les prix, croît également. Un dégel du point d'indice coûterait 2 milliards d'euros pour l'ensemble de la fonction publique pour une augmentation de 1 %. Afin d'en maîtriser le niveau, la désindexation sur la valeur du point de certaines primes et indemnités pourrait être opportune. Plusieurs mesures seraient susceptibles de limiter les dépenses liées à la revalorisation du minimum de traitement et à la GIPA ; leur mode de calcul pourrait être révisé. Actuellement calculés exclusivement sur le traitement indiciaire, ils ne prennent pas en considération l'évolution des primes et des indemnités, dynamiques ces dernières années. Ainsi, certains agents bénéficient de ces dispositifs alors même que leur rémunération globale est sensiblement supérieure au SMIC ou que leur pouvoir d'achat a été préservé.
De nombreuses études convergent en faveur d'une rénovation des primes et des indemnités transversales qui ne répondent plus à leurs objectifs originels, comme l'indemnité de résidence qui ne compense pas le différentiel effectif de coût de la vie entre les territoires, et qui pourrait être globalement revue et recentrée sur l'Île-de-France, où le coût de la vie est plus élevé qu'ailleurs. Cela concerne aussi le supplément familial de traitement, hérité d'une époque antérieure à la Sécurité sociale, même si la forfaitisation, à l'étude, ne dégagerait pas d'économies. Quelle est sa pertinence alors qu'il est redondant avec la politique familiale de droit commun ?
Par ailleurs, dans son rapport public annuel de février 2015, la Cour des comptes a montré que les sur-rémunérations outre-mer étaient sans commune mesure avec le différentiel de coût de la vie par rapport à la métropole et a recommandé de les revoir sensiblement à la baisse, afin d'éviter un phénomène inflationniste dans les territoires ultramarins.
Si les déroulements de carrières devaient être ralentis dans le cadre de la refonte des grilles et les promotions davantage contingentées, le glissement vieillesse-technicité (GVT) s'en trouverait mécaniquement diminué. Toutefois, les mesures inscrites dans le protocole d'accord soumis aux organisations syndicales ne permettront qu'un ralentissement limité et à long terme. À plus court terme, les outils de gestion des avancements individuels de carrière pourraient être utilisés de manière plus rigoureuse. Les taux de promotion pourraient être revus à la baisse - ils ont augmenté ces dernières années, sans toujours de corrélation avec les aptitudes professionnelles... À l'approche de l'âge de la retraite, les promotions « coups de chapeau » sont devenues quasi automatiques dans certains ministères, alors qu'elles sont censées être réservées aux agents les plus méritants. Les réductions d'ancienneté et les avancements à l'ancienneté minimum sont parfois accordés à tous les agents d'un service ! Ces dispositifs pourraient être supprimés au bénéfice des nouveaux outils que sont la prime de fonction et de résultat (PFR) et le RIFSEEP.
Bien que des leviers existent du côté des rémunérations, la politique salariale est très contrainte par le gel du point et la baisse des enveloppes catégorielles. Le gel des effectifs desserrerait la contrainte qui pèse sur la politique salariale. Le non-remplacement d'un départ à la retraite sur deux dans le cadre de la RGPP a réduit sensiblement les effectifs de fonctionnaires. Reprendre une norme identique permettrait une économie substantielle ; le non-remplacement d'un départ à la retraite sur quatre suffirait pour financer les économies nécessaires au respect de la loi de programmation.
Une nouvelle baisse des effectifs est indissociable d'une redéfinition du périmètre des missions de l'État et de la répartition des compétences entre les niveaux d'administrations. La Cour des comptes est réticente face aux mesures de compression uniforme de la dépense - le « rabot ». L'évolution des effectifs devrait reposer d'abord sur l'identification des gains potentiels de productivité, comme ceux liés à la transformation numérique des structures ou à la suppression des doublons, avant de cibler les services devant être restructurés, avec un accompagnement approprié. Jusqu'à présent, seul l'État a diminué globalement ses effectifs, alors que les autres administrations - opérateurs, collectivités territoriales et hôpitaux - s'inscrivaient dans une tendance inverse. L'effort devrait être équitablement partagé.
Une réflexion sur le temps de travail réel des agents serait également opportune. Le maintien de la qualité du service avec des ressources plus contraintes suppose des agents disponibles pendant la durée réglementaire. Or la réalité du temps de travail est très mal connue : le dernier rapport transversal date de 1999 et le bilan du passage aux 35 heures n'a jamais été fait. Compte tenu de la diversité des missions, les régimes de travail sont très hétérogènes, les durées moyennes de travail difficilement comparables et peu pertinentes. La mission confiée à Philippe Laurent par le Premier ministre apportera des éclaircissements bienvenus.
À ce stade, la Cour des comptes estime, à partir de l'enquête emploi de l'Insee, que les agents du secteur public travailleraient en moyenne une centaine d'heures de moins par an que ceux du secteur privé, en raison d'un plus grand nombre de jours de congés et de RTT. Seule la fonction publique territoriale aurait une durée moyenne inférieure à la durée légale, mais avec d'importantes disparités. Porter la durée effective du travail au niveau de la durée légale partout où elle lui est inférieure aurait un effet non négligeable.
D'autres mesures sur le temps de travail pourraient également être sources d'économies : renforcer la lutte contre les absences répétées et non justifiées, dont l'impact financier est important et qui grèvent la qualité de service ; réduire le coût des heures supplémentaires - essentiellement dans l'éducation nationale - par des réformes de structure pour mieux aligner les spécialités des enseignants sur les besoins des élèves et renforcer le contrôle des comptes épargne temps, mal suivis, pour limiter la dette sociale. Par ailleurs, certains régimes de temps partiel sont rémunérés au-delà du strict prorata (85,7 % au lieu de 80 % et 91,4 % au lieu de 90 %), sans justification et en décalage avec ce qui se passe dans le secteur privé. Quelle est la pertinence de cette sur-rémunération ?
L'enjeu de la masse salariale impose aux pouvoirs publics de faire des choix clairs dans les années à venir. Le rapport que vous avez demandé à la Cour des comptes présente plusieurs pistes reposant sur les leviers de la rémunération, des effectifs et de la durée de travail. C'est à vous, représentants du suffrage universel, qu'il revient d'actionner ces leviers, selon les priorités que vous aurez déterminées.