Intervention de Abdennour Bidar

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 21 mai 2015 à 9h00
Audition de M. Abdennour Bidar philosophe écrivain auteur de pour une pédagogie de la laïcité à l'école 2012

Abdennour Bidar, philosophe :

Les journées inter-académiques de formation auxquelles étaient conviés tous les formateurs déjà identifiés et tous les personnels ayant manifesté le désir de s'engager ont été organisées en mars et en avril. Elles se sont toutes déroulées en deux parties, de façon assez homogène : le matin, des exposés de fond sur le principe de laïcité et les valeurs de la République à la lumière des enjeux contemporains, par des philosophes, des juristes, des historiens et des intellectuels. L'après-midi, atelier et tables rondes de formation par les pairs, avec des échanges d'expertise et de bonnes pratiques, ainsi que des témoignages sur les difficultés concrètes. Cette journée s'adressait à des personnes déjà en partie formées ou affichant un intérêt et des connaissances sur ces questions.

Pour ce qui est du plus long terme, nous avons élaboré une boîte à outils. Dès la publication de la charte de la laïcité, nous avions publié sur le site Eduscol un ensemble de documents d'accompagnement pour en faciliter l'appropriation : un commentaire article par article - ceux-ci étant clairs mais lapidaires - offrant aux professeurs des éléments de langage sur le sujet ; un arsenal de textes juridiques, circulaires, rappels de la Constitution ou de la Déclaration universelle des droits de l'homme, c'est-à-dire un socle légal et réglementaire destiné à montrer que la charte n'est pas hors cadre ; et des « entrées programme » systématiques, montrant que les programmes comportent déjà, dès le cycle trois, soit le CM1, des éléments pouvant se prêter à une pédagogie des valeurs de la République, afin que les professeurs n'aient pas l'impression qu'on leur ajoutait une charge de travail.

Depuis janvier, nous avons publié sur Canopé, l'ex-Centre national de documentation pédagogique (CNDP), des vidéos offrant aux professeurs des éléments d'explicitation sur la façon d'utiliser la charte devant les élèves. Enfin, des Mooc (Massive open online course) ont été conçus par la Dgesco pour la plate-forme M@gistère, dont un cours de trois heures sur la transmission de la laïcité et des valeurs de la République, très utilisé au sein des plans académiques de formation (PAF), auquel nous ajoutons cette année un cours sur l'enseignement laïque des faits religieux.

Étant donné la masse de travail à laquelle je suis confronté et l'importance de ces questions, un deuxième chargé de mission m'a rejoint, M. Benoît Falaize.

Cette boîte à outils est portée par un réseau de référents laïcité rattachés, dans chaque académie, au cabinet de chaque recteur. Ce réseau fonctionne et s'avère très utile dès que naît une contestation, puisque ses membres sont mobilisables très rapidement. J'ajoute qu'une connexion est prévue avec le réseau des référents laïcité en préfecture mis en place par le ministère de l'Intérieur. Une grande journée de formation conjointe sera ainsi organisée à la rentrée afin d'harmoniser les discours et d'échanger les compétences.

Monsieur le rapporteur, je suis d'accord avec votre première proposition, nous aurions effectivement besoin d'un code de déontologie spécifique. Les trois valeurs cardinales - si j'ose dire - d'impartialité, de dignité et de probité relatives aux obligations du fonctionnaire mériteraient d'être articulées dans un texte précisant les obligations liées à la nature de cette institution particulière qu'est l'école de la République. Un tel code serait très utile lors de la formation mais aussi à l'usage des équipes de direction des établissements qui pourraient rappeler solennellement ces obligations déontologiques aux équipes éducatives, par exemple lors de la réunion de rentrée ou de l'accueil des nouveaux professeurs - et ce, d'autant plus que se pose le problème des professeurs contractuels qui, n'étant pas passés par le circuit de formation, n'ont souvent aucune idée de l'institution dans laquelle ils pénètrent et tiennent parfois devant les élèves des discours inacceptables, nul ne devant manifester de convictions politiques ou religieuses dans l'exercice de ses fonctions.

La loi de 2004, que M. le rapporteur a évoqué dans sa deuxième question, est très bien entrée dans les moeurs scolaires, elle ne fait pas l'objet de contestations massives. La question qui se pose actuellement est celle, très sensible, des jupes longues. Beaucoup d'équipes s'inquiètent de la recrudescence des signes vestimentaires, religieux ou culturels. La position de la ministre est extrêmement claire, et nous faisons en sorte qu'elle soit appliquée partout de façon homogène : dès lors qu'un élève ne manifeste pas de conduite répréhensible, il s'agit de faire preuve d'une certaine tolérance. La loi prohibe les signes ostensibles, ce qui ne signifie pas les signes visibles. Les tenues vestimentaires visibles qui n'ont pas de caractère ostensible ni prosélyte peuvent relever d'une mode, dont on pense ce qu'on veut - mais si on s'alarme des lubies vestimentaires des adolescents, on n'en a pas fini ! La ministre a appelé au discernement. Peut faire l'objet d'une convocation : l'attitude d'un élève dont la tenue, litigieuse, s'accompagne de contestations du principe de laïcité, de complications au moment d'ôter le voile, d'un absentéisme aux cours d'éducation physique et sportive, d'une logique séparatiste, de bande, avec, le cas échant, des pressions exercées sur d'autres élèves. S'il existe un faisceau de signes d'intégrisme religieux revendicatif, visant à faire de la présence dans l'école un happening, cela est manifestement contradictoire avec la vocation de l'école et nous recommandons la plus grande fermeté. La difficulté consiste à faire preuve de discernement : ne pas avoir la main lourde sur les signes vestimentaires, mais exercer une vigilance constante pour que les élèves aient la garantie que leur liberté de conscience et leur autonomie connaissent les conditions d'un libre développement. Les élèves, mais aussi les parents, doivent l'entendre.

Il est évident que la laïcité ne suffit pas. Elle n'a jamais été déterminée comme suffisante dans le cadre républicain puisqu'elle est un principe au service de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, un cadre politique qui permet à ceux qui croient au ciel comme à ceux qui n'y croient pas de vivre en bonne intelligence, dans la garantie des mêmes droits et des mêmes devoirs. Tout l'enjeu du nouvel enseignement moral et civique sera de montrer aux élèves qu'il y a là la cohérence d'un contrat social, de principes et de valeurs les uns au service des autres, qui forment le socle de notre vivre-ensemble. C'est le sous-texte de la charte : la laïcité ne suffit pas mais est un outil au service de la lutte contre les discriminations, pour une culture du respect et de la compréhension de l'autre, et la conciliation des libertés.

Dans le nouvel enseignement moral et civique, les professeurs devront parler tout autant de fraternité que de laïcité. Dans mon livre Plaidoyer pour la fraternité, je rappelle qu'à l'intérieur du cadre républicain garanti par le principe de laïcité, notre vivre-ensemble doit se développer selon une certaine qualité portée par ce que Régis Debray appelle de beaux « moments fraternité ». En tant que citoyen, si je n'appréhende les valeurs de liberté et d'égalité que d'un point de vue non fraternel, comment puis-je me soucier de la liberté d'autrui, et de l'égalité de son droit par rapport au mien ? On ne naît pas homme, on le devient, disait Érasme. De même, on ne naît pas fraternel, on le devient. Nous sommes vigilants, à l'Observatoire, aux règles de la laïcité, mais elles doivent être inscrites dans un dispositif plus large de revivification du sens de nos valeurs républicaines.

Nous traversons une crise morale qui est aussi éthique et spirituelle. Nous manquons de valeurs fondamentales susceptibles de nous rassembler dans une conviction commune. En ce début de XXIe siècle, nos principes républicains passent un test décisif quant à leur capacité à nous rassembler. À voir le scepticisme de beaucoup de nos concitoyens, on peut être inquiet : la laïcité serait liberticide, elle stigmatiserait ; la fraternité serait trop idéaliste, utopique. Doit-elle rester un idéal de fronton, vide, dont nous n'avons toujours pas l'audace institutionnelle de nous servir ?

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