Intervention de Jean-Luc Domenach

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 17 février 2015 à 16h45
Chine — Audition de M. Jean-Luc Domenach directeur de recherche au ceri-sciences po

Jean-Luc Domenach, directeur de recherche au CERI-Sciences Po :

Monsieur le président, votre modestie dut-elle en souffrir, je rappellerai ici, comme à chaque fois que vous m'invitez à prendre la parole, le voyage que vous avez effectué à Pékin, en 2003, au moment de l'épidémie de SRAS, alors que tous les dirigeants étrangers annulaient ou reportaient leur visite. C'est quelque chose que l'on ne peut oublier !

J'éprouve un grand plaisir à m'exprimer devant vous, en raison de l'intérêt que vous portez à la Chine, mais vous constaterez qu'il existe cependant certaines différences d'appréciation entre nous.

S'agissant de la situation politique, je dispose d'informations que peu de gens possèdent sur le « patron », Xi Jinping, Président de la République populaire de Chine, ainsi que sur ses « adjoints ». Je prépare en effet un livre qui porte sur la génération des « fils de princes ». Ce sont eux qui sont actuellement au pouvoir, et j'ai plaisir à vous faire partager ces éléments, que vous retrouverez dans mon livre d'ici quelques mois. J'ai découvert des sources originales, qui sont essentielles à la compréhension de Xi Jinping, de ses « adjoints » et des ennemis qu'il peut compter dans son propre pays.

Je tenterai de faire le lien entre la situation politique, relativement calme, l'économie et la société, coeur de votre sujet.

J'ai eu la chance de rencontrer Xi Jinping. J'aime raconter des anecdotes. Dans un pays où la complexion des personnes compte énormément, il est très important de se rendre compte de la façon dont vivent les gens. J'ai pu converser cinq à dix minutes avec Xi Jinping lors de sa dernière visite en France. La conversation de son épouse, que j'entendais derrière moi, était toutefois bien plus intéressante ! On se serait cru à la cour de Marie-Antoinette ! Ceci constitue un changement extraordinaire. Xi Jinping est plutôt un connétable, un homme du XIVe ou du XVe siècle, un noble. Quant à son épouse, durant cinq à dix minutes, elle n'a parlé que de la mode milanaise, l'opposant à la mode turinoise. Ce sont des aristocrates...

Xi Jinping se voit dans le rôle de futur empereur. Il pense - et il a de bonnes raisons pour cela - qu'il est un nouveau Mao Zedong. Mao Zedong jalousait quelque peu son père, un très grand guérillero, dont l'apport à la révolution chinoise a été occulté. Si Mao Zedong a eu des coups de génie stratégiques, il n'a pas été un brillant chef de guerre. Il disposait de généraux pour mener le travail à sa place !

Le père de Xi Jinping fut un homme fort courageux, et une personne très droite. Il s'est fait connaître par son comportement extrêmement moral. Chose rare, il a laissé à sa femme la possibilité de continuer à travailler lorsqu'il a été nommé vice-premier ministre, lui-même devant langer les enfants !

Durant le « Grand Bond en avant », alors que Mao consacrait ses nuits à se détendre, Xi Zhongxun passait les siennes à organiser le ravitaillement en riz des villes où la famine était la plus terrible. Dès que la famine s'est éloignée, il a été le premier à faire les frais des purges de Mao Zedong, bien avant la révolution culturelle.

La famille de Xi Jinping jouit donc déjà d'une certaine grandeur. Elle détient également un message moral et est capable de comprendre qu'il existe des choses plus importantes que l'idéologie, notamment soutenir la Chine comme un Empire. Il raisonne donc de manière très différente de celle de Mao Zedong. Ce qui compte pour lui, ce n'est pas la marche de la Chine vers le communisme, mais vers la grandeur, au plan intérieur comme au plan extérieur.

Xi Jinping est plutôt ce que l'on appelle « un homme bien ». Il n'a pas commis de grandes fautes, même s'il s'est parfois un peu compromis lorsque c'était vraiment nécessaire. Il a une idée, celle de porter la Chine au plus haut. C'est ainsi qu'il gouverne.

Son intention est double. En premier lieu, il veut « nettoyer les écuries d'Augias » sur le plan intérieur ; en second lieu, il souhaite instaurer la cogestion. Fort intelligemment, il ne se fait pas d'illusions sur la capacité de la Chine à devenir l'équivalent des États-Unis : ce qu'il veut, c'est être consulté, jouer un rôle du numéro deux. Ceci l'amène à vouloir élever la Chine très haut, sans toutefois tenter d'opérations excessives ou risquées.

La posture générale de Xi Jinping est donc celle de l'empereur ; quant à son épouse, elle joue le rôle de l'impératrice. Elle était plus connue que lui à l'origine. C'est une cantatrice professionnelle, dont le rang est celui dit de « petit général » dans l'armée chinoise. Preuve qu'ils se situent au-dessus des « gamineries » idéologiques, ils ont laissé leur fille aller à Harvard, d'où elle est rentrée il y a seulement un an. Ces gens se situent donc au-delà des craintes et des précautions idéologiques.

Sur le plan extérieur, il s'agit pour la Chine d'arriver à parité avec les États-Unis, d'être consultée sur les grandes affaires du monde et d'obtenir que l'Asie soit considérée comme le jardin de la Chine. C'est là la seule faiblesse de cette gestion « impériale ». Xi Jinping reprend, sans trop y réfléchir, peut-être pour que ses collègues le laissent tranquille, la manie de tous les empereurs chinois : menacer et dominer ses voisins. Ce n'est pas une bonne chose, car cela l'empêche d'user de la carte de la puissance régionale face aux Américains. Les Chinois ont réussi à se fâcher avec à peu près tous leurs voisins, à l'exception de la Corée du Sud. Ils se sont même plus ou moins fâchés avec la toute petite Mongolie. Il faut quand même y arriver ! Quant à la Corée du Nord, c'est bien là, selon moi, que réside le danger ; les deux pays ont en effet été trop proches pour voir aujourd'hui leurs relations s'apaiser. Les Chinois se sont également totalement fâchés avec les Vietnamiens, et même avec les Thaïlandais, alors qu'une large partie de la cour thaïlandaise descend de la communauté chinoise et que leurs relations étaient traditionnellement bonnes. La Birmanie s'est tournée vers les Américains et même le tout petit Cambodge a récemment purgé une partie de sa province septentrionale de dizaines de milliers d'occupants originaires de Chine.

Ceci mis à part, la politique étrangère chinoise me paraît tout à fait remarquable. Elle manifeste une qualité rare, qui consiste à ne s'occuper que de ce qui compte pour elle. C'est pourquoi la Chine ne s'occupe pas du tout du Moyen-Orient qui, pour elle, ne revêt aucune importance.

En revanche, l'Europe est très importante, et la Chine joue un jeu politique et commercial très astucieux entre la France et l'Allemagne. De la même façon, elle pousse ses pions en Afrique et en Amérique latine, avec des sorts qui varient. Les choses fonctionnent un peu moins bien en Afrique, mais c'était prévisible. Les relations ont si vite progressé que cela ne pouvait pas durer longtemps à un tel niveau. On enregistre maintenant des problèmes à tel ou tel endroit.

De manière générale, la Chine est devenue une puissance mondiale, et elle le doit en bonne partie à un « patron » qui n'est pas du tout idéologue, qui considère la politique mondiale comme un ensemble, et qui gère fort bien ses ambassadeurs. C'est un élément important.

Sur le plan intérieur, c'en est fini des grands desseins idéologiques. Il s'agit simplement de répondre au grand problème de la corruption. Il faut reconnaître que, sur ce point, le succès est bien plus grand qu'on ne l'aurait cru. Au début, on pensait que Xi Jinping allait se servir de cette campagne pour purger l'appareil de ses ennemis. Bien entendu, c'est ce qu'il a fait, mais il ne s'en est pas contenté. La population s'est du coup rendu compte que le « patron » faisait son travail. Xi Jinping, alors que chacun se méfiait des véritables intentions du pouvoir lorsque celui-ci entreprenait une campagne de moralisation, a réussi à convaincre une bonne partie de la population qu'il voulait véritablement lutter contre la corruption. L'affaire peut-elle être menée jusqu'au bout ? Probablement non ! Dès que l'on monte dans la hiérarchie, on rencontre certaines alliances entre l'argent et le pouvoir. Néanmoins, il est important qu'il gagne du temps et fasse baisser la tension. C'est toujours cela de pris, au moment où il joue une partie autrement plus difficile avec les Américains, et sur le plan international.

Globalement, on peut dire que Xi Jinping ne se débrouille pas si mal. Une des choses les plus surprenantes réside dans le fait qu'il a caché longtemps ses qualités. Il a eu beaucoup de courage lorsqu'il avait dix-huit ou vingt ans. Envoyé à la campagne, il a été l'objet de la haine et de la jalousie des petits cadres locaux, qu'il a habilement retournés. On le savait courageux et adroit, mais il a surtout occupé tous les niveaux de poste en Chine sans jamais donner l'impression qu'il était plus que ce qu'il avait le droit d'être, ce qui n'a pas dû être facile pour le descendant d'un homme remarquable ! Il s'est montré modeste, efficace et a réussi à passer à côté des plus grandes affaires de corruption alors qu'il était gouverneur du Fujian, province pourtant réputée pour ses dérives. Il n'a jamais, semble-t-il, touché d'argent et est parvenu à imposer une certaine rigueur morale à ses enfants.

Tout cela est plutôt une bonne chose dans un pays comme la Chine, où l'on aime bien que les gens donnent le sentiment de respecter une certaine éthique. Dans l'ensemble, il faut décerner un véritable satisfecit à ce dirigeant, qui a aussi l'intelligence de se trouver des collègues remarquables. Ce sont des camarades avec lesquels il jouait dans la cour de récréation il y a une cinquantaine d'années. Ils ont fréquenté les mêmes écoles et ont fait partie des mêmes groupes de gardes rouges, en restant toutefois parmi ceux qui se sont le mieux comportés. Certes, ils ont initialement cru dans la révolution culturelle, mais deux ou trois mois après le début de celle-ci, ils se sont élevés contre Kang Sheng et Jiang Qing, la dernière épouse de Mao Zedong. Ils ont réclamé davantage de correction à l'égard des vieux aristocrates. Ce sont des gens assez respectables. Parmi eux, certains ont appris l'économie. Le Premier ministre, Li Keqiang, est de ce point de vue remarquable.

Comment Xi Jinping et Li Keqiang s'organisent-ils ? Li Keqiang est issu d'une autre équipe. On trouve en Chine actuellement deux grandes écoles politiques. L'une est celle de Xi Jinping, celle des « fils de princes » ; l'autre, plus ancienne et plus solide, qui va vraisemblablement prendre le pouvoir après le départ de Xi Jinping dans sept ans environ, est celle de la Jeunesse communiste, équipe dirigée par l'ancien président Hu Jintao.

Ces personnes sont astucieuses, font preuve de courage, possèdent des qualités et peuvent compter, avec Li Keqiang, sur un économiste de talent. Il sait rester à sa place, ce qui est assez rare dans les régimes communistes, où tous les problèmes politiques sont théoriquement résolus, mais où les problèmes interpersonnels deviennent souvent dramatiques. Dans le cas présent, on n'arrive pas à identifier de divergences graves entre le Premier ministre et Xi Jinping. Tout donne l'impression que Li Keqiang est capable de maîtriser les différentes options économiques qui s'offrent à la Chine.

Li Keqiang a en outre une véritable capacité à dire la vérité. Il a récemment admis qu'il ne croyait pas aux chiffres qui, selon lui, sont tous truqués ! Par exemple, il explique que pour savoir où en est l'économie chinoise, il observe la dépense en électricité.... En cas de baisse, il est prêt à apporter un coup d'accélérateur ; dans le cas contraire, il laisse aller les choses. Cet empirisme s'est révélé très positif...

La Chine a actuellement l'une des meilleures équipes dirigeantes qu'elle a pu connaître. Je n'ai pas toujours porté le même jugement. Je continue à considérer que, par bien des côtés, l'administration chinoise reste moralement douteuse - sans même parler de la diplomatie -, mais il est extraordinaire de trouver des gens aussi remarquables en haut d'un système lui-même corrompu. Leur talent et leur cohésion laissent espérer qu'ils resteront plus longuement installés. Il est dommage qu'ils doivent « rendre leur tablier » d'ici sept ans !

Il est rare que je tienne des propos aussi positifs sur la politique chinoise, mais l'honnêteté m'oblige à dire qu'ils ont à leur tête quelqu'un de bien, doté d'une certaine morale. Même s'il reste beaucoup à faire, il s'est attaqué à la corruption, conduit une politique étrangère qui n'est pas agressive et use d'une politique d'influence qui commence à tenir compte de problèmes mondiaux comme l'écologie, fait rare pour un pays communiste. Cela revient en effet à penser le monde, ce qui n'est pas commun pour un tel régime.

On peut toutefois reprocher à ce système sa brutalité policière et son attitude à l'égard de l'intelligentsia. Je considère ce fait comme regrettable. J'en suis d'ailleurs moi-même victime : je suis en effet interdit de séjour en Chine, sous prétexte que je tiens des propos incontrôlables ! Je réussis souvent à me débrouiller pour aller à Pékin mais on mesure par-là que tout n'est pas terminé. On sent encore une certaine nervosité dans les comportements. Ce n'est jamais très bon pour un régime, quel qu'il soit, de se fâcher avec les intellectuels, en Chine comme à l'étranger.

Pour être franc, tout cela reste très secondaire par rapport à la détente sociale extraordinaire que connaît le pays. L'urbanisation, la hausse des salaires révèlent une société bien plus décontractée qu'on le dit souvent. Les femmes sont plus détendues, les enfants moins nombreux, on s'en occupe davantage, et le système d'éducation fonctionne bien. La féminisation de bien des métiers, y compris au sein de l'appareil judiciaire, est également un signe de cette évolution.

Vous remarquerez que j'ai voulu donner un ton relativement optimiste au chapitre politique de vos travaux.

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