Intervention de Laurent Fabius

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 17 février 2015 à 16h45
Situation en ukraine en irak et en syrie — Audition de M. Laurent Fabius ministre des affaires étrangères et du développement international

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international :

Les Kurdes, avec qui nous entretenons des relations, jouent un rôle important en Syrie, à Kobané, ainsi qu'en Irak. Nous prenons cependant garde qu'ils ne leur prennent pas l'idée de faire abstraction des pays que je viens de citer pour former à leur tour une unité. Je ne dis pas que cela ne résoudrait pas quelques problèmes, mais cela en poserait bien davantage. Ceci rejoint une remarque que je faisais il y a quelques semaines devant vous : les frontières sont souvent artificielles, mais on ne peut les redessiner, que ce soit dans cette partie du monde, en Afrique noire, en Asie, ou en Ukraine. Il faut donc avoir cela à l'esprit. Nous pouvons manifester une certaine sympathie pour ces populations, mais il nous faut avoir une vision plus large.

Quant à l'article que vous citez, la presse est libre, fort heureusement ! Certaines comparaisons n'avaient absolument aucun sens. On demandait en particulier pourquoi on livrait des Rafale aux Égyptiens et pas des Mistral. Cela n'a absolument rien à voir, même si ce sont, dans les deux cas, des objets militaires !

Prenons la question de fond. Vous avez tout à fait raison de me poser la question du « logiciel », étant observé - sans vouloir utiliser une ligne de fuite - que, s'il faut avoir une attitude aussi rationnelle et logique que possible, il faut aussi tenir compte du terrain et des circonstances. J'ai toujours dit que nous avions quatre objectifs de politique étrangère. Lorsque nous avons une décision à prendre, nous essayons, le Président de la République et moi-même, de nous référer à un de ces quatre objectifs.

Le premier objectif de la politique extérieure de la France est celui de la paix et de la sécurité. Cela ne signifie pas pour autant pacifisme.

Le second objectif, c'est celui de l'organisation et du respect de la planète. L'organisation relève de l'ONU ; quant au respect de la planète, on va en parler cette année...

Le troisième objectif concerne la relance et la réorientation de l'Europe. C'est un point fondamental. Quelques progrès ont eu lieu dans ce domaine, même s'il n'y en a pas eu assez.

Enfin, le quatrième objectif touche au redressement et au rayonnement de la France.

Sans un certain nombre de principes, on ne fait que du pointillisme face aux nombreuses crises qui surviennent.

Pour ce qui concerne le Proche-Orient et le Moyen-Orient, l'élément décisif est celui de la paix et de la sécurité. Nous partons de l'idée que, quel que soit le conflit, on ne peut en venir à bout que par une solution politique, même si celle-ci a de temps en temps besoin de soutiens militaires.

Prenons les deux ou trois cas que vous avez cités. S'agissant de la Syrie, un certain nombre de bons esprits prétendent que l'on doit s'entendre avec le régime de Bachar al-Assad si l'on veut éviter Daech et ses horreurs. Telle n'est pas notre analyse. Autant nous pensons que ce serait une énorme faute de mettre en avant Bachar al-Assad comme perspective pour la Syrie, autant nous sommes persuadés qu'il faut dialoguer avec des éléments de son régime - et nous le faisons. Nous ne sommes pas seuls à le croire. C'est ce que font les Russes - nous sommes en liaison avec eux - ainsi que les Égyptiens. Une rencontre a récemment eu lieu au Caire. Les Saoudiens vont le faire. Staffan de Mistura lui-même en est conscient.

Pourquoi ne peut-on discuter avec Bachar al-Assad ? Il a, à son « bilan », 220 000 morts, même si ce n'est pas lui qui les a personnellement tués, et des millions de gens déplacés. Laisser entendre que Bachar al-Assad pourrait devenir notre représentant constituerait le meilleur argument que nous puissions fournir à Daech. Si nous agissons ainsi, tous les Sunnites ou presque, sans parler des autres, basculeront de ce côté.

J'ajoute que la situation de Bachar al-Assad n'est guère brillante. Traiter avec Bachar al-Assad reviendrait donc à traiter avec une Syrie divisée.

Nous pensons donc qu'il convient de trouver une solution, à laquelle nous sommes en train de travailler, comprenant des éléments du régime, afin d'éviter l'écroulement qui a eu lieu en Irak par le passé. Il faut conserver au régime ses piliers si l'on veut que l'État se tienne et si l'on veut pouvoir compter sur des éléments de l'opposition dite modérée. C'est la position de la France.

Quelle est la démarche militaire pour y parvenir ? Nous pensons qu'il ne faut pas renforcer Bachar al-Assad, mais aider l'opposition modérée. Conférer un avantage militaire à Bachar al-Assad serait lui faire un cadeau, ainsi qu'à Daech, les deux constituant l'avers et le revers de la même médaille.

On nous dit parfois que nous n'avons pas le choix. Si ! Il existe une solution, que nous essayons de bâtir, qui consiste à travailler avec des éléments du régime et des éléments de l'opposition.

L'Égypte est dans une autre situation. C'est un grand pays au sein du monde arabe, à la fois du point de vue historico-culturel, mais aussi parce que l'Égypte compte quatre-vingts millions d'habitants. Ce n'est pas parce que nous vendons maintenant des Rafale au président al-Sissi que nous approuvons tout ce qui est fait sur le plan intérieur. Nous avons adopté une tactique que j'espère être la bonne, qui est de ne pas aborder ces sujets de façon trop publique. En revanche, à chaque fois que François Hollande ou moi-même rencontrons nos homologues, nous le leur rappelons.

La situation qu'a trouvée le président al-Sissi à son arrivée est épouvantablement difficile. Parviendra-t-il à s'en sortir ? Il faut le souhaiter ! Une Égypte déstabilisée exacerberait les problèmes, aussi bien dans le conflit israélo-palestinien que dans l'affaire libyenne, l'affaire yéménite, l'affaire du Sinaï, ou d'autres ! Nous essayons de travailler à cette stabilisation. Peut-être y aura-t-il des moments de contradiction, je vous le concède, mais nous pensons avoir besoin de ce pôle de stabilité.

Quant à l'Iran, il s'agit de tout autre chose. Nous continuons les négociations. Elles n'avancent pas beaucoup. Les Américains, et le Président Obama en première ligne, voudraient conclure fin mars, le Congrès devant ensuite se mêler de tout cela. Si nous pouvons trouver un accord, nous n'y ferons pas obstacle, à condition qu'il soit bon !

J'ai déjà eu l'occasion de le dire : un accord avec l'Iran constituera le standard de la prolifération nucléaire pour tous les pays de la région. Si l'accord n'est pas solide, l'Arabie saoudite, l'Égypte, la Turquie, et peut-être d'autres se doteront de l'arme nucléaire. Celle-ci a constitué une arme de paix au moment de la dissuasion. Si elle devient un « joujou » dans cette partie du monde, c'est la fin de tout - sans parler des groupes terroristes !

Les accords que nous conclurons avec l'Iran, si nous devons en conclure, doivent reposer sur des bases solides, non seulement pour nous, mais également pour toute la région. Laissons Israël en dehors de cela : ce serait une grande faute de dire que ce sujet n'est lié qu'à Israël. C'est une question de standard nucléaire.

Parmi les éléments de la négociation figure en premier lieu la question des centrifugeuses.

Le second point a trait à Arak. Nous avons avancé dans ce domaine. On peut trouver une solution de reconfiguration.

Le troisième élément, très important, concerne le fait de savoir ce que nous allons faire en matière de recherche et de développement. Nous avons réclamé un « break out time », notion à présent acceptée par les Iraniens. Il faut que nous disposions au moins d'une année pour pouvoir réagir si nous découvrons que les Iraniens nous ont caché certaines choses. Cela entraîne toute une série de conséquences. Pour le moment, ils ne l'ont pas encore accepté.

Enfin, nous désirons une transparence absolue et souhaitons que l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) puisse savoir en permanence ce que font les Iraniens. Nous voulons également le relier à des sanctions, alors qu'ils nous demandent de les abandonner en début de parcours. On ne peut les abandonner sans transparence ! On est donc encore assez loin du compte

La dernière fois, les Américains étaient sur le point de signer n'importe quoi. J'ai donc proposé des amendements, qui ont d'ailleurs été acceptés. Nous avons finalement trouvé un accord certes provisoire, mais meilleur que ce qui était initialement envisagé.

Je n'ai pas de position personnelle dans ce domaine, ce qui serait absurde, mais la position de la France est d'accepter un accord, à condition qu'il soit solide et qu'on puisse le défendre. Le nucléaire civil, tant que l'on veut, la bombe atomique, non ! Ce sont les conséquences qu'il faut tirer de tout cela.

Selon certains commentaires plus que minoritaires, la bonne politique pour la France serait de rompre avec ses partenaires traditionnels et d'avoir comme alliés principaux Bachar al-Assad, l'Iran et la Russie. Non !

On trouve dans « Le marchand de Venise », de Shakespeare, une très jolie formule, qui affirme : « S'il était aussi facile de faire que de savoir ce qu'il faut faire, les chapelles seraient des cathédrales, et les chaumières des palais ! ». (Sourires). Shakespeare avait tout compris !

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