Intervention de Iannis Roder

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 16 avril 2015 à 9h00
Audition de M. Iannis Roder professeur agrégé d'histoire et géographie auteur de tableau noir la défaite de l'école août 2008

Iannis Roder, auteur de Tableau noir, la défaite de l'école :

professeur agrégé d'histoire et géographie, auteur de Tableau noir, la défaite de l'école. - Je vous remercie de m'accueillir et me réjouis que vous citiez des extraits de mon livre. Cela me change de la critique très négative qu'en a livrée un journaliste du Monde, sans l'avoir lu. J'enseigne depuis quinze ans, comme vous l'avez rappelé, en Seine-Saint-Denis, dans un collège classé en zone sensible et qui va passer prochainement, selon la nouvelle nomenclature, en réseau d'éducation prioritaire. C'est un choix personnel.

Le constat que je dressais en 2008 n'a pas changé d'un iota. Si l'on veut construire un avenir commun, il faut d'abord accepter de nommer les choses, de voir, comme disait Péguy, ce que l'on voit. Ce que je vois, c'est que si la plupart des élèves scolarisés ne manifestent pas de haine ni de préjugés à l'encontre de l'école de la République, une part d'entre eux, pourtant, ne se reconnaît pas, dans la nation. On parle beaucoup de la République, mais comme historien, je reste très attaché à l'idée de nation, bien absente des débats sur l'école. Je l'entends au sens de Renan, comme la volonté de construire quelque chose ensemble. Cela se marque, à mon sens, dans les classes, par l'absence d'identification à une identité commune. Cela ne va pas, parfois, sans une contestation de ce qui fait le socle de nos valeurs républicaines, mais cela peut aussi s'accompagner d'un ressentiment qui s'exprime quelquefois, chez les élèves, par un déni de leur nationalité. La plupart d'entre eux sont Français de nationalité et pourtant, ils se définissent plutôt par la nationalité de leurs parents ou de leurs grands-parents. C'est un constat que j'ai fait dès mon arrivée en Seine-Saint-Denis, il y a seize ans. Quand on leur rappelle que leur carte d'identité, leur passeport sont français, ils répliquent que ce ne sont que des papiers. Ces élèves, dans leur majorité, ne contestent pas les valeurs de la République, mais ils ne se reconnaissent pas comme Français. L'appartenance à la nation n'est pas une évidence, et ne peut donc être un projet. Cela doit interroger, à mon sens, la représentation nationale. C'est l'identité particulière qui est mise en avant ; c'est elle qui donne à ces élèves un cadre d'identification et permet à certain de donner du sens à leur existence.

L'intitulé de votre commission d'enquête mentionne les difficultés rencontrées par les enseignants. C'est ce sur quoi je souhaite m'attarder. Je suis agrégé d'histoire et j'enseigne depuis dix-sept ans en zone sensible ; un an au collège Karl-Marx de Villejuif, dans le Val-de-Marne, puis seize ans à Saint-Denis. Les difficultés rencontrées par les enseignants tiennent, à mon sens, à plusieurs facteurs.

On nous a demandé, tout d'abord, sans toujours y mettre les moyens, d'intégrer le numérique, ce qui a bouleversé nos habitudes de travail. Tous les cours se font sur support numérique ; ils sont construits à partir de vidéos - extraits de films, de reportages, d'archives INA -, de photos, de sites tels que celui de la bibliothèque en ligne EduThèque ou de l'Institut géographique national... Cela exige un travail préparatoire énorme, sans commune mesure avec ce qu'exigeait un cours classique. L'accès au numérique est une bonne chose, mais a considérablement alourdi notre charge de travail. Les enseignants s'efforcent aussi de s'adapter aux pédagogies innovantes, comme le travail de groupe ou la pédagogie inversée, qui se mettent peu à peu en place dans les établissements. Cela demande également un temps important de formation et de préparation des cours.

Viennent ensuite les difficultés face aux élèves. La France a fait le choix du collège unique. Il ne s'agit pas ici pour moi d'en juger l'opportunité, mais j'observe que trente ans durant, on n'a pas pris la mesure de l'enjeu : on a continué à dispenser le même type d'enseignement qu'auparavant. Ce n'est que depuis quelques années que l'on commence à s'ouvrir à des pédagogies différenciées, innovantes. Si l'on doit conserver le collège unique, il faut abandonner l'enseignement traditionnel tel que nous l'avons connu.

Les élèves, issus pour beaucoup de classes populaires et souvent en difficulté, n'arrivent pas, dans leur grande majorité, à suivre un cours classique, que je ne qualifierai pas de magistral, car il est interactif, mais de frontal. Ils peinent, pour une grande part, à rester concentrés plus de deux minutes. Disant cela, je ne dénigre pas, je ne fais que dresser un constat. Un constat atterrant. Ces élèves dorment très peu, ils passent leur temps connectés sur des écrans, jour et nuit. Ils tirent leurs informations non plus de la télévision mais des réseaux sociaux.

À quoi s'ajoutent, bien souvent, des conditions familiales difficiles, avec des mères isolées, qui ont du mal à les canaliser. Ils souffrent d'un déficit criant de vocabulaire et ont du mal à conceptualiser. Quand le professeur d'histoire étudie un texte, en 4e ou en 3e, il doit, en quelque sorte, le traduire du français dans leur français. Certaines notions, comme celle de droit naturel, que l'on trouve dans un texte comme la déclaration d'indépendance américaine, demandent un lourd travail d'explicitation, ce qui n'est pas le cas en général dans les collèges de centre-ville. Cette inégalité dans le langage est un frein considérable, non seulement à leur scolarité, mais plus globalement à leur compréhension du monde, donc à leur insertion sociale et civique. Ils ne comprennent pas ce qui se joue, politiquement, au quotidien, dans leur ville, dans leur pays, dans le monde. Si bien qu'ils se réfugient dans des schémas simplistes, ce qui explique le succès du complotisme, qui donne du sens facile à ce qu'ils ne comprennent pas.

Les enseignants, enfin, sont en difficulté face à l'institution de l'éducation nationale. Quiconque a séjourné dans une salle des profs peut témoigner que les enseignants ont le sentiment de n'être pas entendus. Ils se sentent seuls face à leurs difficultés. Il est vrai que, parfois, lorsque les médias viennent pour relayer leur voix, certains refusent de parler, comme je l'ai lu hier dans la presse. Reste qu'ils se sentent peu écoutés, et parfois montrés du doigt. Après l'affaire Charlie, on a immédiatement pointé la responsabilité de l'école. Pour moi, ce qui s'y passe n'est qu'un symptôme.

Le malaise que je viens de décrire est assez répandu parmi les enseignants. Je suis toujours frappé de voir mes jeunes collègues ne vivre que dans l'attente des vacances scolaires. Le métier d'enseignant est pourtant un métier extraordinaire, où l'on peut, tous les jours, prendre plaisir à enseigner des choses compliquées à des enfants compliqués. Mais j'observe que de jeunes enseignants, après seulement quelques années de métier, sont déjà épuisés, nerveusement, intellectuellement, et ne rêvent que d'une chose, c'est d'aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte. L'idée de rester dans ces établissements leur est étrangère, ce que l'on peut comprendre, parce que cela est extrêmement difficile et demande une énergie folle. Qui devient professeur a souvent été bon élève. Or il y a un tel décalage entre ce que savent ces enseignants, ce qu'ils sont capables de transmettre à des élèves et ces élèves qui ne sont là que physiquement, qui sont absents, qui n'investissent pas leur scolarité, que ces enseignants sont en souffrance. Ce n'est pas l'idée qu'ils se faisaient de leur métier.

3 commentaires :

Le 23/09/2023 à 09:27, aristide a dit :

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"un an au collège Karl-Marx de Villejuif". C'est dingue de donner un nom pareil à un collège. Pourquoi pas "collège de la lutte des classes", " collège du génocide cambodgien..."

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 23/09/2023 à 09:30, aristide a dit :

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" Je suis toujours frappé de voir mes jeunes collègues ne vivre que dans l'attente des vacances scolaires. " Faut pas dire, c'est un secret d'Etat...

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 23/09/2023 à 09:31, aristide a dit :

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"À quoi s'ajoutent, bien souvent, des conditions familiales difficiles, avec des mères isolées, qui ont du mal à les canaliser."

Avec la PMA pour toutes, les mères isolées sont encouragées. Les lobbies sont si puissants...

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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