Intervention de Iannis Roder

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 16 avril 2015 à 9h00
Audition de M. Iannis Roder professeur agrégé d'histoire et géographie auteur de tableau noir la défaite de l'école août 2008

Iannis Roder, auteur de Tableau noir, la défaite de l'école :

Il ne faut pas oublier que les élèves, au collège, sont des adolescents, avec la posture de révolte qui s'attache à cet âge de la vie. Cela étant, on peut se demander pourquoi cette révolte prend parfois la forme d'un rejet du sentiment d'appartenance à la nation française. Car ces élèves sont totalement Français, dans leur façon d'être, de penser, de vivre. Le rejet est de l'ordre du discours, pas des faits.

Je suis de ceux qui pensent que l'intégration fonctionne pour la majorité, et ne dysfonctionne que pour une minorité. Dans ma salle des professeurs, j'ai vu arriver des enseignants issus des dernières couches de l'immigration, qui ont passé les concours de la fonction publique et intègrent peu à peu les corps de la fonction publique. C'est bien un signe que l'intégration fonctionne, et y compris, je crois, dans le privé. Or, on ne le met pas en avant et l'on a tendance à ne retenir que les dysfonctionnements. Il faut donner des images positives aux élèves, qui intègrent très vite les discours négatifs et ont en outre tendance à se dénigrer eux-mêmes en permanence. Une anecdote en fournira l'illustration. Après le 7 janvier, les journalistes se sont penchés sur l'école et j'ai été interviewé dans différents médias. Mes élèves m'ont vu à la télévision, un média qu'ils associent au succès, et m'ont aussitôt demandé pourquoi, alors que je passais à la télé, je restais avec eux. Sous-entendu : nous ne vous méritons pas. Ils intègrent en partie un discours négatif sur eux-mêmes ; c'est terrible. Ils peuvent aussi en jouer, en se targuant d'être « du 9-3 »... Tenir un discours public positif aiderait ces élèves à s'inscrire dans l'idée qu'ils appartiennent à ce pays.

Je plaide aussi pour un renforcement de l'enseignement de l'histoire qui est, à mon sens, un autre levier. Je sais bien que ce n'est pas de mode, et que l'on préfère parler d'enseignement moral et civique, mais comment cet enseignement ne passerait-il pas par l'histoire ? C'est à travers son prisme qu'il faut faire passer, par exemple, la question de la laïcité. Les élèves ignorent totalement - et cela vaut aussi pour l'opinion publique - que notre modèle laïc s'est construit dans la douleur ; que de la Révolution française jusqu'au XIXe siècle compris, notre pays a connu de grands moments de violence, que l'on a brûlé des églises, que l'on a tué des prêtres. Cette histoire est totalement passée sous silence. On aborde, en 4e, la loi de 1905 de séparation des églises et de l'État, on peut éventuellement aborder la question religieuse à travers la Révolution française, et c'est tout. L'histoire de la séparation du politique et du religieux n'est pas traitée autant qu'elle devrait l'être. Car il est important de replacer la laïcité dans l'histoire longue, pour se donner les moyens d'expliquer qu'elle ne vise pas à stigmatiser une population dans ses pratiques mais bien plutôt à aller dans le sens d'un vécu commun.

Ai-je assisté à des remises en cause des contenus d'enseignement ? Clairement, oui. Pas tant des refus que des contestations. Quelles réponses y apporter ? Je prendrai un exemple sur lequel j'ai beaucoup travaillé, l'histoire de la Shoah. J'ai, dès mon arrivée dans l'enseignement secondaire, entendu des remarques de nature antisémite, souvent liées à ce chapitre de l'Histoire. J'y ai beaucoup réfléchi, et je pense que la manière dont le politique et la société ont fait de cet enseignement de l'Histoire de la Shoah une sorte de religion civile et du devoir de mémoire une injonction morale pose problème. Jusqu'il y a quelques années, c'est par les victimes que l'on abordait cette période, en la teintant d'une morale du « plus jamais ça » qui n'a, à mon sens, ni d'intérêt pédagogique, ni d'intérêt civique et politique. Depuis quelques années, j'ai mis en place des formations en collaboration avec le Mémorial de la Shoah, qui visent à partir des bourreaux. Qui étaient les nazis ? Comment pensaient-ils le monde ? Et de là, qu'ont-ils fait ? En élargissant la vue sur ce qu'a été le nazisme, on comprend mieux ce qui s'est passé à partir du 1er septembre 1939. Les nazis ont fait ce qu'ils ont dit qu'ils feraient. Voilà qui nous invite à prendre au sérieux les discours qui nous paraissent les plus fous. Car les gens qui les tiennent, nous en avons quelques exemples récents, ne sont pas fous. Les catégories intellectuelles du discours nazi se retrouvent exactement aujourd'hui dans d'autres discours. Je fais étudier, en classe, une interview qu'a donnée Oussama ben Laden, en octobre 2011, à la chaîne Al Jazeera. Je demande aux élèves d'identifier des éléments de langage qu'ils ont déjà rencontrés dans le cours d'Histoire. Ils identifient la vision complotiste, une vision d'assiégés ; ils identifient la vision eschatologique, dans une logique du « eux ou nous » de fin du monde ; ils identifient, enfin, l'antisémitisme. Et lorsque je leur demande où ils ont déjà vu cela, ils me répondent dans le nazisme. Le nazisme, dont nous connaissons le résultat : il a fait entre 50 et 60 millions de morts. Je veux dire par là que c'est à partir de l'histoire que l'enseignant peut faire un vrai travail de déconstruction des discours.

Les programmes d'histoire vont changer, je ne sais précisément ce qu'il en ressortira, ils viennent de paraître. Mais jusqu'à présent, le nazisme était enseigné deux heures en classe de 3e. Ceux qui iront au lycée général y reviendront quatre heures, dont une heure seulement sur l'idéologie nazie. Quant à ceux qui iront au lycée professionnel, ils n'en entendront plus parler. Que voulez-vous qu'ils comprennent, par exemple, au discours tenu par Dieudonné ?

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