Je vous remercie de l'occasion offerte à Terra Nova de s'exprimer sur le sujet. Mon intervention se fera en quatre temps. Je commencerai en interrogeant la pertinence des valeurs de la République, puis celle de la perte des repères républicains. Mon intervention portera ensuite sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l'exercice de leur profession, et enfin les préconisations de Terra Nova pour y remédier.
En ce qui concerne les valeurs de la République, qui sont issues de la Révolution française, anciennes et d'essence humaniste, nous pouvons légitimement nous interroger sur leur pertinence à notre époque. Sont-elles encore adaptées ? Or, ces valeurs sont non seulement pertinentes au niveau social, mais également en matière de performance scolaire et économique.
C'est le cas de l'égalité, dont nous sentons tous la valeur sociale. Les enquêtes PISA mettent en évidence que la justice d'un système scolaire constitue la condition de sa performance. Plus un système est inégalitaire, moins il est performant, que ce soit en termes d'effectif de l'élite ou de traitement de la difficulté scolaire. Par ailleurs, le 9 décembre dernier, l'OCDE a publié une étude économique d'envergure mettant en évidence deux corrélations fortes : entre les performances économiques d'un pays et la lutte contre les inégalités économiques d'une part, et, d'autre part, entre la lutte contre les inégalités scolaires et les inégalités économiques. Lorsqu'un pays met en oeuvre une politique active de réduction des inégalités scolaires, cette politique a des conséquences directes sur les inégalités économiques et, partant, sur les performances économiques globales.
En ce qui concerne la fraternité, on observe que les pays les plus performants sont ceux qui pratiquent les pédagogies coopératives. À l'inverse, je reçois de nombreux témoignages de dirigeants d'entreprise qui déplorent que les étudiants qu'ils reçoivent, quoique brillants et issus de grandes écoles, ne sachent pas échanger et travailler en équipe. La question de la fraternité, entendue comme la capacité à vivre et travailler avec les autres, a aussi une véritable pertinence économique et sociale.
Pour ce qui est de la perte des repères républicains, je ne saurais juger de leur évolution au cours de l'histoire. Je relève que dans l'histoire récente, ces repères ont connu un certain étiolement, notamment sous l'Occupation ou à l'occasion de la guerre d'Algérie. En revanche, la question des besoins de repères se pose.
En matière de liberté, Nathalie Mons évoquait il y a peu devant vous la question de la démocratie scolaire. Nous avons en France beaucoup de dispositifs formels mais nous avons une vraie difficulté à les faire vivre. Il y a une vraie difficulté dans la représentation ainsi que dans la capacité à débattre et à s'exprimer au sein des établissements. Ainsi, les délégués des élèves sont souvent les bons élèves ; les représentants des parents d'élèves, les parents de ces derniers ou les plus avertis. En outre, un élève jugé perturbateur ne pourra pas être délégué. Nous devons réfléchir à des instances où l'expression libre des élèves, bien qu'encadrée, puisse se faire. Enfin, il y a un vrai problème dans la représentation des familles qui sont les plus éloignées de l'école et qui ne possèdent pas les codes langagiers et sociaux.
La France est le pays où la corrélation entre l'origine sociale et la réussite scolaire est la plus forte au sein des pays de l'OCDE. Si la France a réussi sa massification scolaire, il demeure une forte inégalité d'accès à la réussite scolaire, qui dépend encore notamment de l'origine sociale, géographique, voire ethnique des élèves. Ceux-ci sont également parfois confrontés au décalage du niveau entre des établissements différents. Quand un enfant sort d'un collège des quartiers Nord de Marseille avec une moyenne de 16 sur 20 pour aller dans un lycée de centre-ville, il sera très probablement amené à subir une forte baisse de ses résultats scolaires.
De plus, l'Institut social et coopératif de recherche appliquée (ISCRA) a mis en évidence que, toutes choses égales par ailleurs, l'orientation est différenciée selon l'origine sociale ou ethnico-raciale des élèves. Agnès Van Zanten et Jean-Pierre Obin ont mené un travail très intéressant sur la carte scolaire et la composition des classes. On va ainsi affecter dans les bonnes classes des filles plutôt que des garçons, des enfants de milieu favorisé plutôt que de milieu défavorisé, des blancs plutôt que des noirs. Il s'agit là d'un fait qui est perçu et verbalisé par l'ensemble des familles ; les inégalités scolaires sont fortement ressenties et vécues dans les territoires.
Sur la question de la fraternité, outre les études sur la carte scolaire, une étude de 1998 de François Dubet et Marie Duru-Bellat indiquait que trois quarts des classes des collèges en France sont « à profil », grâce aux jeux d'option et de classes à projet, ce qui favorise plutôt le regroupement social au niveau statistique. Or, on connaît l'incidence sur la réussite de l'élève de la composition des classes et de fait d'être dans une « bonne » ou une « mauvaise » classe en termes de niveau scolaire. La fondation Terra Nova préconise, dans l'intérêt de la nation, la mise en place d'une plus grande hétérogénéité des classes et des établissements. Tout collectif a intérêt à la mixité scolaire et sociale à tous les niveaux : plus la mixité est forte, plus le système scolaire est performant. Sur le terrain, on constate que des familles trouvent des parades à cette mixité.
S'agissant des difficultés des enseignants, je relève que l'intitulé de la commission d'enquête se réfère à la profession d'enseignant et non au métier d'enseignant. Si j'en crois les sociologues du travail, une des raisons de la tension chez les enseignants porte sur la tension entre la vision métier et la vision professionnelle. Le métier renvoie au sacerdoce, aux « hussards de la République », à l'instituteur, souvent élu local, qui habite au-dessus de son école. La vision sous l'angle de la profession suppose un regard plus distancié par rapport à l'exercice du métier. La question du salaire et du défaut de la reconnaissance des heures passées revient souvent parmi les enseignants.
Les politiques ont décrété la massification sans donner les outils nécessaires aux enseignants, comme des tutorats ou des accompagnements individualisés, pour gérer l'hétérogénéité scolaire. Que faire des élèves en difficulté ? Sur ce sujet, la marge de progrès est importante.
Vous avez abordé, dans le cadre de vos travaux, la différence culturelle à l'école, notamment à la suite des évènements de janvier. Je voudrais vous faire part d'une anecdote personnelle parlante. L'identité physique et patronymique de mes enfants pourrait laisser entendre qu'ils sont musulmans. Or, s'ils ont été élevés dans la culture musulmane, ils ne sont pas musulmans. À l'école, chaque année, j'adressais d'ailleurs un mot indiquant qu'ils mangent du porc. Pourtant, durant leur scolarité à l'école maternelle et primaire, mes enfants revenaient en me disant qu'à la cantine, on leur avait proposé un substitut alimentaire comme l'omelette, alors que mon fils préfère le saucisson ! J'étais donc obligé d'adresser un courrier pour mettre fin à cette situation. Cet exemple prouve que tous les acteurs doivent être formés, y compris les agents des collectivités territoriales et les animateurs qui travaillent dans les établissements scolaires.
J'ai vécu une expérience similaire : au début de ma carrière, enseignante naïve et peu formée, j'avais proposé à une jeune fille noire de préparer, pour une fête de fin d'année, un gâteau de « son »pays. Elle m'avait répondu qu'elle ne savait faire que des gâteaux au chocolat. Le message qu'elle m'avait adressé est : « je suis française mais vous me renvoyez à mon pays ». Autre exemple, celui de professeurs d'art plastique, pétris de bonnes intentions, demandant à des élèves de leur dessiner « leur » pays...
Ces exemples vécus montrent la place de l'inconscient à l'oeuvre, notamment la place des origines sociales et ethnico-raciales dans l'orientation des élèves. Un enfant de chômeur avec 10,5 de moyenne, vivant en province même blanc, sera jugé fragile pour aller dans une filière générale.
Ensuite, la nation ne pourra pas être crédible auprès des enfants de milieu populaire, notamment ceux ayant des origines dans d'anciens pays colonisés, si l'école n'est pas irréprochable en matière d'égalité. Il faut des mesures draconiennes pour rétablir l'égalité dans tous les territoires. Je prends l'exemple d'un établissement en réseau d'éducation prioritaire dans le XVIIIe arrondissement de Paris, où je suis adjoint au maire d'arrondissement en charge de la politique de la ville, et dans lequel un tiers des enseignants est contractuel. Il en est de même à Bondy-Nord pour les enseignants de mathématiques. Cette situation n'existe pas dans les établissements de centre-ville. Pourquoi les jeunes chefs d'établissement et les jeunes inspecteurs commencent-ils par l'académie de Créteil ou de Versailles ? L'expérience permet de mieux gérer les conflits et les tensions.
Rétablir l'égalité est urgent ! Qu'un élève qui sort du collège Jean-Zay à Bondy avec 16 de moyenne retrouve la même moyenne au lycée Louis-le-Grand à Paris. Sinon comment reprocher aux parents d'organiser la fuite scolaire, en pensant à l'intérêt de leurs enfants ?
Il faut également revoir la maquette des concours car elle façonne les enseignants. Ces derniers pensent au quotidien que ce n'est pas leur métier de traiter des questions d'égalité ou de différence des élèves en classe. À cet égard, nous regrettons la suppression de l'épreuve « Agir en fonctionnaire responsable » du concours. Les « hussards de la République » avaient une mission sociale qu'il faut retrouver.
Il faut travailler, enfin, sur la pédagogie collaborative et revivifier les instances de la démocratie scolaire pour apprendre aux élèves à prendre la parole et leur donner la parole.