Je vous remercie de m'avoir sollicité dans le cadre de vos travaux.
Votre commission d'enquête porte sur une question qui me préoccupe particulièrement. Je partage votre conviction que notre École ne va pas très bien ; il est même devenu banal de dire qu'elle est « en crise ». En effet, l'École ne parvient pas à combler les inégalités sociales, l'enquête PISA montre même qu'elle a plutôt tendance à les creuser. L'école est en crise aussi en ce qu'elle n'inspire plus confiance à l'ensemble des parents. Elle voit se déployer, à sa périphérie, une multitude de dispositifs, ce qui montre qu'elle ne parvient pas à s'imposer comme une institution de la République qui se suffirait à elle-même et parviendrait à remplir seule ses missions. J'ai récemment travaillé sur le processus d'externalisation de l'aide aux élèves, extrêmement important aujourd'hui, puisque deux collégiens sur trois, au sein de l'échantillon étudié, bénéficient d'au moins deux dispositifs externes de soutien (qu'ils soient gratuits ou payants, reposent sur l'initiative familiale ou scolaire, s'effectuent dans un cadre associatif ou commercial). L'École est en crise aussi - les enseignants le disent et j'en avais fait le titre d'un de mes ouvrages rappelé par Mme la présidente tout à l'heure - parce qu'« il faut refaire l'École pour pouvoir faire la classe ». Dans le passé, l'École était un cadre institutionnel stabilisé dans lequel on pouvait venir et faire classe sans avoir à reconstruire l'institution. Ce n'est plus le cas. Il faut aujourd'hui refaire l'École pour pouvoir faire la classe. Chaque fois qu'un enseignant arrive dans sa classe, les codes scolaires et les principes qui régissent l'École sont à réaffirmer et à reconstruire.
En réalité, je crois que les enseignants vivent aujourd'hui dans la difficulté, voire dans la dépression. Ils ont le sentiment d'être davantage contrôlés que soutenus par leur hiérarchie. Et si, de toute évidence, il y a dans mes propos une part d'exagération, il n'en demeure pas moins que l'institution enseignante est remise en cause et qu'elle subit de plein fouet les conséquences de la désidéalisation du travail intellectuel et de la culture gratuite. Marcel Gauchet dit très justement que, pendant des millénaires, les hommes ont souffert par le corps et se sont élevés par l'esprit et par la culture. Aujourd'hui, la machinerie publicitaire et médiatique susurre en permanence à nos enfants que le plaisir vient d'abord par le corps quand le travail de l'intelligence, de la réflexion et de la culture est, lui, générateur de difficultés, voire de souffrances. Nos élèves traduisent cela par des phrases aussi triviales que : « Pourquoi se prendre la tête dans une société qui nous invite systématiquement à prendre notre pied ? »
Et puis, plus globalement, notre École souffre d'un déficit de projet politique au sens noble du terme. C'est lié au fait que l'École est écartelée entre ses missions propres, d'une part, et, de l'autre, les valeurs ou contre-valeurs que la société distille, à petite ou à haute dose, avec plus ou moins de contrepoison familial, à nos enfants. C'était déjà vrai à l'époque de Jules Ferry, mais l'École assumait alors pleinement sa mission thermostatique, c'est-à-dire en compensant ce qu'elle considérait comme les défauts d'une société au profit de ce qu'elle estimait souhaitable de promouvoir.
Je vois dix indicateurs pour illustrer ce hiatus entre ce qui est demandé à l'École et ce qui est dominant dans notre société :
- l'École se veut un lieu de pensée, de réflexion et de temps long, alors que la société promeut l'immédiateté et la satisfaction sans délai de la pulsion.
- elle est le lieu de la construction de l'attention alors que nos enfants vivent dans une société qui pratique la surenchère de la sidération ;
- elle enseigne la justification raisonnée quand les effets spectaculaires font autorité ;
- l'École se veut le lieu de l'appropriation et du transfert alors que nos enfants vivent dans un monde où la répétition mimétique et la création de réflexes conditionnés font la loi à travers la publicité et toutes les formes de propagande ;
- l'École promeut le respect de la compétence quand beaucoup de médias font triompher la dérision ;
- elle valorise la parole tenue alors que les élèves font l'expérience au quotidien de la désinvolture généralisée ;
- elle se veut le lieu de la culture désintéressée alors que, partout, règne l'utilitarisme immédiat ;
- elle enseigne la richesse et la prééminence de la langue écrite structurée quand l'onomatopée et la « période sans scansion ni fin » alternent au quotidien, dynamitant l'unité sémantique de la phrase ;
- l'école se veut le lieu de l'égalité des droits - et, en particulier, du droit de toutes et tous à accéder aux fondamentaux de la citoyenneté -alors que la société ne propose qu'une trompeuse égalité des chances ;
- enfin, elle est le lieu de la construction possible du collectif dans une société minée par l'individualisme forcené.
Face à cela, il n'est pas étonnant que les enseignants se sentent acculés à des tâches qu'ils jugent impossibles, et pensent même parfois qu'on leur demande de « vider l'océan avec une petite cuillère » ! Ainsi, pour sortir de cette véritable schizophrénie, je développerai devant vous trois idées fortes à partir desquelles je ferai quelques propositions simples.
Premièrement, nous devons assumer sans le moindre scrupule la « fonction thermostatique » de l'École, qui ne doit pas courir derrière la société, ni se mettre en concurrence avec l'univers médiatique et commercial. L'école doit assumer d'être le lieu et le moment de la décélération, où le détour par la culture permet de nourrir la pensée. Il ne s'agit pas d'une chose simple à réaliser au quotidien, car cela exige de repenser la structure même du temps scolaire, de revoir l'organisation du temps du point de vue de l'enfant - ce temps qui doit lui être donné à l'École pour réfléchir et pour apprendre.
Deuxièmement, face à cette schizophrénie entre ce qui domine dans la société et ce que l'École cherche à faire, nous devons réaffirmer le devoir d'exemplarité des adultes, et en particulier de celui des éducateurs. Une première piste est celle de l'aide à la parentalité, dont les dispositifs sont, aujourd'hui en France, erratiques et peu soutenus. Au-delà des seuls parents en grande détresse, l'aide à la parentalité devrait concerner tous les parents qui sont dépassés par le comportement de leurs enfants et qui ne savent pas comment réagir. Ces parents-là sont, le plus souvent, complètement démunis et abandonnés à leur solitude. Au regard de certains phénomènes nouveaux, il me semble particulièrement important de réfléchir à une forme d'accompagnement, qui ne soit pas d'ordre médical, mais plutôt de l'ordre du pédagogique, fondée sur l'entraide et l'échange avec d'autres parents. L'aide à la parentalité doit être intégrée dans les établissements scolaires et mérite un soutien fort des pouvoirs publics.
Dans le même ordre d'idée, on ne peut manquer d'évoquer, non plus, la nécessaire exemplarité des enseignants. Ceux-ci devraient pouvoir se référer à un code de déontologie des éducateurs et cadres éducatifs. Mon collègue Erick Prairat a beaucoup travaillé ce sujet, en étudiant ce qui se passe dans les pays étrangers et nous devrions nous inspirer, entre autres, de son travail. Je crois que cela devrait être un prochain chantier du législateur.
Rappelons aussi, pour mémoire, que la jeunesse a du mal à s'appuyer sur l'exemplarité des hommes et des femmes publics, dans la mesure où les médias persistent à braquer leurs projecteurs sur la - trop grande - minorité d'élus ayant enfreint la loi et ne permettent pas toujours de faire comprendre l'importance essentielle du travail de ceux et celles qui agissent pour le bien commun.
Plus généralement, l'exemplarité devrait venir de toute la société des adultes... mais nous persistons pourtant à exposer la jeunesse à la démagogie publicitaire, à la violence systématique de certaines productions cinématographiques, voire à la perversité de nombreuses émissions dont la diffusion n'est dictée que par la règle de l'audimat... et en rien par leur caractère éducatif pour notre jeunesse. Nous avons là un devoir, non pas de censure, mais de vigilance collective et de protection des enfants qui, certes, sont des « êtres complets », mais qui, parce qu'ils ne sont pas des « êtres achevés » devraient faire l'objet d'une protection réelle de tout ce qui peut contribuer à détruire ou à abîmer le psychisme enfantin. C'est, d'ailleurs, un devoir que nous impose la Convention internationale des droits de l'enfant dont nous sommes signataires. Peut-être pourrions-nous, d'ailleurs, instaurer pour cela un « Haut conseil des droits de l'enfant » qui disposerait d'une totale indépendance, d'un droit d'auto-saisine et de la possibilité d'interpeller le parlement et le gouvernement sur ces questions essentielles ? Ce serait, à mes yeux, un grand progrès.
Un mot sur les médias et leur importance : l'utilisation non régulée des écrans amenuise - tout le monde en convient aujourd'hui - les capacités de concentration des enfants, et ceux-ci se retrouvent en classe, une télécommande greffée au cerveau, à la recherche de cette surenchère des effets qui les fait passer de la sur-attention à l'inattention, de l'excitation à l'asthénie. C'est un point fondamental où l'École doit assumer sa fonction thermostatique en « instituant » des espaces-temps propices à l'observation réfléchie, à la documentation approfondie, au développement de la pensée.
Je voudrais en venir maintenant à ce qui me paraît, face à cette situation, pouvoir nous guider : je crois qu'il nous faudrait, non pas dupliquer pieusement les méthodes d'un autre siècle, mais nous ressaisir de ce qui, à l'origine de notre École, a permis sa « fondation ». Et il me semble que, de François Guizot à Jules Ferry, de Ferdinand Buisson à Jean Zay, on pourrait reprendre, pour identifier nos principes fondateurs, la formule d'Olivier Reboul, quand il s'interroge sur « ce qui vaut la peine d'être enseigné » et qu'il répond par deux verbes « ce qui unit » et « ce qui libère ». Ce qui « unit » et correspond à nos racines républicaines ; « ce qui libère » et correspond à notre projet démocratique.
« Ce qui unit » : nous pouvons unir, d'abord, en permettant à la jeunesse d'accéder à la maîtrise de la langue, en particulier de la langue écrite, qui doit constituer une priorité absolue à mes yeux. Dans les petites classes, notamment, ce que l'on pense être des difficultés en mathématiques ne sont souvent que des problèmes de compréhension de la langue. Pourquoi ne pas stimuler nos enfants en les invitant à rédiger des lettres d'amour... ou des lettres d'insultes ? Je dis souvent aux parents désolés de ne plus pouvoir parler à leurs enfants : « Écrivez-leur, ils vous liront et, peut-être même, vous répondront-ils ! » Et je cite régulièrement cette réplique d'un de mes premiers élèves de sixième, à l'écriture catastrophique, à qui j'avais demandé : « Mais on ne t'a jamais fait écrire à l'école primaire ? » et qui m'a répondu du tac au tac : « Oh ! Si ! On m'a beaucoup fait écrire. On m'a toujours corrigé, mais on ne m'a jamais répondu ! ».
Nous pouvons unir aussi en insistant sur l'histoire, en tant que discipline, bien entendu, mais aussi en tant qu'elle permet d'accéder à l'élaboration des savoirs eux-mêmes, à la compréhension, essentielle, de la manière dont ils sont apparus dans l'histoire des humains et ont contribué à leur émancipation : les vies de Copernic, de Newton ou d'Einstein peuvent être traitées, tout à la fois, sous des angles scientifique, philosophique ou sur celui de l'histoire des idées. L'Histoire est ce qui permet d'enseigner à nos élèves les savoirs scolaires, non comme des « épreuves scolaires » élaborées pour les sélectionner, mais comme de véritables aventures pour les libérer des préjugés et des stéréotypes de toutes sortes.
Je suis aussi partisan de renforcer l'enseignement des humanités et de la littérature : selon Martha Nussbaum, dont je partage les analyses, la littérature favorise fortement la cohésion et le sentiment d'appartenir à une commune humanité, dans la mesure où elle développe l'empathie en permettant une meilleure compréhension de l'autre.
A côté de ces éléments ayant trait aux contenus, il me semble que la fonction d'« unification » des élèves passe par un travail inlassable de construction de véritables « collectifs » scolaires. Afin d'éviter que les établissements d'enseignement ne soient de simples lieux de passage apparentés à des halls de gare, il faut encourager la mise en place, en leur sein de structures intermédiaires, où pourraient être construits des projets collectifs transversaux porteurs de cohésion et d'identité. Pour les élèves, mais aussi pour les enseignants, ces espaces et ces moments de liberté, de responsabilité et d'entraide constitueraient de puissants facteurs de cohésion et d'identité. J'en veux pour preuve l'état d'esprit régnant dans les milieux du scoutisme ou de l'éducation populaire.
L'entraide entre élèves pourrait être fortement développée dans ce cadre. Elle a été, pendant longtemps - dans les lycées notamment - un élément fondamental de la réussite du système scolaire français. Je rappelle qu'à l'origine du lycée, les élèves n'avaient qu'une heure et demie de cours par jour, le reste de leur journée était consacré à l'étude et à l'entraide. L'entraide entre élèves est, en outre, particulièrement importante, notamment au collège où se construit la « socialisation secondaire » que l'École peut aider à se structurer autour des valeurs de collaboration, de coopération et de solidarité.
Il serait ainsi envisageable de jumeler des classes au sein de « mini-collèges » ou de « mini-lycées », en associant des niveaux différents (une sixième, une cinquième, une quatrième, une troisième, ou bien deux sixièmes et deux cinquièmes), de leur affecter cinq ou six professeurs organisant ainsi la scolarité d'une centaine d'élèves, avec une relative liberté de gestion du temps et des groupes. Cette équipe d'enseignants incarnerait véritablement l'institution, ce qui me semble manquer, notamment lors de l'entrée en sixième.
« Ce qui libère » : il me semble indispensable de consacrer plus de temps à l'apprentissage de la pensée. Cela peut prendre la forme d'ateliers de philosophie ou de discussions à visée philosophique dans toutes les classes. À cet égard, je trouve scandaleux que les élèves de lycée professionnel n'aient pas de cours de philosophie. Cela laisse à penser que leur formation ne leur permettrait pas de s'intéresser aux questions relatives à la vie, à la mort, à l'avenir de la planète, etc. Cette situation me semble infamante et contribue à dévaluer des métiers que l'on continue de qualifier, à tort, de manuels alors qu'ils sont de plus en plus nécessaires à notre avenir pour reconstruire ce lien social qui nous fait tant défaut.
Mais, bien sûr, la « libération », la formation du sujet à « penser par lui-même » - qui est au coeur de la laïcité - doit s'attacher à la désintrication systématique du « savoir » et du « croire » : c'est la fonction centrale de l'enseignement. Dans sa lettre aux instituteurs de 1883, Jules Ferry rappelle ainsi que, si le savoir réunit, la croyance doit, quant à elle, demeurer individuelle. Les croyances ne doivent pas être érigées en savoirs... mais cela suppose de se garder d'enseigner les savoirs comme des croyances. La leçon de choses, exaltée par Ferdinand Buisson, n'avait pas pour vocation d'« amuser » les élèves, mais elle visait à permettre à l'élève de voir, d'expérimenter et de juger par lui-même. Le savoir ne doit pas être une croyance que le maître impose, mais quelque chose que l'élève peut toucher, voir et découvrir. Ferdinand Buisson développait trois méthodes, qui pourraient, d'ailleurs, davantage être mises en oeuvre à l'heure actuelle dans toutes les disciplines :
- la méthode expérimentale, que l'on retrouve, par exemple, dans le dispositif de « La main à la pâte » ;
- la méthode documentaire, qui me semble devoir être « dépoussiérée » et retravaillée avec un souci de formation à l'usage rigoureux d'Internet (le moteur de recherche ne donne pas accès à ce qui est vrai, mais seulement à ce qui est le plus attractif) ;
- la formation logique, qui s'acquiert notamment par la maîtrise de la langue et un travail extrêmement précis et rigoureux sur elle.
En conclusion et après ces quelques remarques, je dirais que l'École me semble confrontée à quatre urgences solidaires :
- une urgence politique, tout d'abord, consistant à valoriser le métier d'enseignant. Les enseignants ont parfois le sentiment de porter un fardeau et que les demandes pesant sur leurs épaules sont en contradiction complète avec le fonctionnement de la société ;
- une urgence institutionnelle, ensuite, qui réside dans la mise en place d'une véritable formation continue. En effet, si la formation initiale a fait l'objet d'une reconstruction partielle, quoiqu'insuffisante, la formation continue demeure, quant à elle, sinistrée. Les objectifs que je viens d'esquisser - travailler sur « ce qui unit » et « ce qui libère » - me semblent devoir faire l'objet, aujourd'hui, d'une formation tout au long de la carrière ;
- par ailleurs, il me semble indispensable de mettre en place des unités pédagogiques à taille humaine. Il n'est pas possible de maintenir des unités pédagogiques aussi importantes, qui ne permettent ni l'exercice de la responsabilité, ni l'instauration de rituels structurants ;
- enfin, il me semble important de proposer aux jeunes un modèle de société plus capable de les mobiliser. Je souhaiterais, à cet égard, citer le manifeste de Pontigny. À l'été 1937, Jean Zay avait convié à Pontigny des représentants de l'ensemble des forces politiques et sociales françaises et européennes. Dans ce manifeste, les participants concluaient qu'« il ne s'agit pas de diffuser un nouveau catéchisme, même un catéchisme populaire. Il s'agit de former des hommes capables d'esprit critique. Avoir l'esprit critique, c'est vouloir comprendre avant d'accepter, pouvoir juger pour choisir » ; ils poursuivaient en affirmant que « persuadés du rôle primordial des faits économiques dans l'évolution des sociétés, certains en étaient venus à méconnaître les facteurs psychologiques et sociaux. Ils oubliaient qu'il ne servirait à rien de bâtir un monde économique nouveau si l'on ne préparait pas dès maintenant des hommes capables d'y bien vivre. Sinon l'équipe gouvernante changera peut-être, mais l'oppression et l'injustice renaîtront d'elles-mêmes... Il faut, en particulier, que nous puissions nourrir les aspirations des jeunes, que nous puissions offrir à leur énergie autre chose que l'exaltation de telle vedette, ou la haine partisane née dans l'aveuglement, ou même une déification sommaire du sport ou encore l'affairisme financier ». Notre responsabilité est toujours là : dans notre capacité d'offrir aux jeunes l'idéal d'une société plus juste, solidaire et conviviale, une société plus unie dans la République et plus dynamique dans la démocratie.