Intervention de Raoul Briet

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 4 mars 2015 à 10h15
Recours aux consultants extérieurs par l'état — Audition pour suite à donner à l'enquête de la cour des comptes

Raoul Briet, président de la formation inter-chambres de la Cour des comptes :

C'est la première fois que le sujet du recours par l'Etat aux consultants extérieurs fait l'objet d'une étude approfondie par un corps de contrôle. Dans d'autres pays qui nous sont proches en revanche, comme le Royaume-Uni, l'Allemagne et le Canada, il a fait l'objet, de la part des instances de contrôle, de travaux que la Cour des comptes a pu consulter. Ce rapport vient donc combler un vide, et je salue l'implication de MM. Dallier et de Montgolfier, avec lesquels les magistrats qui m'accompagnent ont échangé tout au long de l'instruction.

Ce travail a mis à contribution six des sept chambres de la Cour des comptes. La présidente de la commission des finances a été personnellement destinataire des observations définitives arrêtées par chacune d'entre elles, dont ce rapport constitue la synthèse.

La notion de conseil extérieur, fort hétérogène, recouvre des réalités très diverses. Nous en avons retenu, pour circonscrire le périmètre de notre étude, une définition large, incluant toute personne ou entité privée ou publique délivrant une prestation intellectuelle dans laquelle la part de conseil l'emporte sur la part de service. Ceci exclut notamment les sous-traitants. Ont également été exclues les prestations informatiques, lesquelles soulèvent des questions spécifiques sur lesquelles la Cour des comptes a eu plusieurs fois l'occasion de se pencher.

Tous les acteurs publics - État, collectivités territoriales et organismes de sécurité sociale - ont recours à ce type de prestation, dans une proportion moindre, cependant, que certains de nos voisins comme le Royaume-Uni ou l'Allemagne. Conformément à votre demande, la Cour des comptes a centré ses investigations sur l'État au sens strict, c'est-à-dire les administrations centrales et déconcentrées, mais en écartant ses démembrements que sont les établissements publics et autorités administratives indépendantes.

Notre message, au terme de ce travail, est double. D'abord, si le recours aux conseils extérieurs n'est pas en tant que tel un enjeu budgétaire majeur, il soulève d'importantes questions et représente un véritable enjeu de gestion publique. Ensuite, le recours aux conseils extérieurs manque encore singulièrement d'efficience faute d'une réflexion collective, d'une doctrine d'ensemble et d'outils communs applicables à cette catégorie très particulière d'achats.

Nos investigations ont fait apparaître que le recours aux conseils extérieurs ne constitue pas un enjeu majeur en matière de maîtrise de la dépense publique, même si la Cour des comptes ne néglige aucune économie. Sous les réserves détaillées dans le rapport, et qui concernent pour l'essentiel le ministère de la défense, la Cour des comptes estime ces dépenses à au moins 150 millions d'euros par an, soit l'équivalent de 3 % de la masse salariale des agents de catégorie A+. Ces dépenses sont très inégalement réparties : trois départements ministériels - économie et finances, services du Premier ministre, défense - consomment les deux tiers des crédits. Même concentration du côté des prestataires, les dix premiers cabinets représentant plus de 40 % du total de la facturation.

Sans être un enjeu budgétaire majeur, les dépenses de conseil constituent un enjeu réel de gestion publique. Elles se situent souvent au coeur de l'action publique, parce qu'elles s'appliquent à des domaines stratégiques : définition et évaluation des politiques publiques, organisation des services publics etc. Elles peuvent susciter, à tort ou à raison, des interrogations, dans la mesure où se croisent intérêts privés et intérêt général.

À l'heure où l'État doit recentrer ses missions et réduire ses effectifs, il serait paradoxal que l'administration cherche à posséder en son sein l'ensemble des compétences. De même, il ne nous paraît pas souhaitable que l'administration ne se pense que par elle-même, sans s'ouvrir à un regard extérieur qui peut se révéler précieux au moment où elle doit se réformer. Enfin, les expertises disponibles au sein de l'État ne sont pas toujours exactement substituables à celles des consultants, qui peuvent apporter une réelle valeur ajoutée en matière de réforme d'organisation ou d'apport stratégique et comparatif.

Si donc la Cour des comptes ne conteste pas dans son principe le recours à des conseils extérieurs, elle s'interroge sur les conditions dans lesquelles il y est fait appel, car son enquête, fondée sur l'analyse de 150 marchés passés dans les ministères, a révélé des faiblesses dans l'organisation du travail et la mobilisation de l'expertise propre de l'administration. Le recours au conseil extérieur était-il indispensable ? La procédure de sélection a-t-elle été conforme au droit de la commande publique et à l'exigence d'efficience ? La prestation a-t-elle été suffisamment pilotée par l'administration ? Son impact et sa qualité ont-ils été évalués ? Telles sont les questions qu'elle s'est à chaque fois posées.

À la première question, la réponse n'a pas toujours été affirmative. Le recours aux conseils extérieurs n'est pas toujours précédé d'une réflexion préalable sur son opportunité. Faire appel à un conseil extérieur ne saurait se justifier si des compétences sont mobilisables en interne. Le recours répété au conseil extérieur peut entrainer une déperdition des compétences internes, en particulier, comme la Cour des comptes a pu le constater, en matière de droit des contrats publics, de rédaction des textes réglementaires, de gestion du patrimoine immobilier. Allié à une rotation rapide des agents, il porte un risque de perte de mémoire et de dépendance aux consultants.

Plus contestable encore est l'utilisation de consultants comme caution technique, avec pour effet une dilution de la responsabilité des décideurs.

Enfin, le recours aux conseils extérieurs s'explique parfois par d'insuffisantes capacités de traitement des affaires, et s'apparente alors à une sous-traitance de tâches incombant à l'administration. Le rapport cite l'exemple, extrême mais illustratif, de la direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI) du ministère des finances recourant à un grand cabinet de conseil en organisation et stratégie pour répondre à un questionnaire de l'inspection générale des finances (IGF)...

L'État doit donc se doter d'une doctrine de recours aux consultants, en s'appuyant sur l'expérience, probante, de certains ministères et disposer d'un recensement des expertises internes mobilisables, notamment dans les corps d'inspection ou dans les organismes placés sous sa tutelle.

Lorsqu'il se justifie, le recours aux conseils extérieurs doit obéir à des principes clairs et répondre à un souci d'efficience. Nous avons identifié trois marges de progrès possibles. En premier lieu, la sélection doit se faire sur le fondement de critères objectifs, à partir d'une bonne connaissance des segments du marché et dans le respect des grands principes de la commande publique, en particulier l'égalité d'accès et de traitement des candidats. La Cour des comptes a constaté plusieurs entorses à ces principes, notamment au ministère de l'économie et des finances, à l'agence des participations de l'Etat (APE) ou à la DGDDI.

Outre les cas de non-respect des règles de publicité et de mise en concurrence, la Cour des comptes a constaté que le droit de la commande publique n'était pas toujours utilisé à bon escient eu égard à la spécificité des services achetés. Les marchés à bon de commande, notamment ceux qui sont sans minimum ni maximum, ne sont pas toujours adaptés pour des prestations qui requièrent du sur-mesure et présentent des risques de dérive budgétaire. L'absence de recours à une tarification à la performance prive dans certains cas l'Etat d'un levier efficace. Enfin, les solutions juridiques permettant l'échange avec les candidats mériteraient d'être mieux exploitées, pour une définition plus fine des besoins.

Les règles relatives à la déontologie et à la prévention des conflits d'intérêts doivent être renforcées, tant pour les agents publics que pour les prestataires. Les chartes de déontologie qui incluent des dispositions relatives aux rapports avec les conseils devraient être généralisées, de même que les clauses contractuelles garantissant l'État contre d'éventuels conflits d'intérêts chez le prestataire.

Il importe, en deuxième lieu, que l'administration assure un pilotage efficace et exigeant des missions de ses prestataires, en désignant un chef de projet et en définissant des indicateurs de résultats conditionnant le prix final de la prestation. Il arrive trop fréquemment, y compris dans des chantiers situés au coeur de l'action de l'État, que l'action du consultant, une fois engagée, ne soit pas suffisamment encadrée par l'administration. L'utilisation de leviers contractuels tels que les sanctions financières est rare, y compris lorsque de l'aveu même des commanditaires, la qualité n'est pas au rendez-vous. Parmi les actions exemplaires, citons celle menée par la direction générale de la modernisation de l'État (DGME) et désormais par le SGMAP, fondé sur une forte mutualisation des marchés de conseil et la mise en place d'une équipe professionnalisée chargée d'accompagner l'action des consultants.

En troisième lieu, toute prestation doit être évaluée et capitalisée, pour être mise à profit par les autres administrations, dans le respect du secret attaché à certaines matières. Or, l'impact de la prestation est rarement évalué et il n'existe aucun thesaurus ministériel, et a fortiori interministériel, si bien que l'État est conduit à payer plusieurs fois des prestations proches, voire identiques.

Enfin, le transfert de compétences au bénéfice des équipes internes constitue, aux yeux de la Cour, un enjeu majeur. L'administration ne saurait se contenter de faire faire, elle doit apprendre à faire. Pourtant, hormis quelques expériences probantes, le cas est rare, parce que le transfert de compétences n'est pas prévu, ab initio, dans le marché.

L'appréciation de la Cour des comptes est, au total, nuancée. Si elle reconnaît la légitimité du recours à des compétences extérieures quand l'État en est dépourvu en interne, elle n'en est pas moins critique quant à l'absence de doctrine commune, de méthode et d'instruments de pilotage communs. Elle déplore l'insuffisance des garanties déontologiques et l'indifférence à assurer un transfert des compétences au profit des agents de l'État.

La Cour des comptes appelle à l'élaboration, sous l'égide du secrétariat général du Gouvernement et avec l'appui de la SGMAP, d'une doctrine interministérielle de recours aux conseils extérieurs, ainsi qu'à la mise en place d'outils de pilotage plus efficients. La démarche devrait à titre principal reposer sur les secrétaires généraux des ministères, qui ont récemment vu leurs responsabilités renforcées en matière de modernisation des pratiques administratives et de pilotage des achats et des marchés.

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