Madame la présidente, je veux d'abord dire que je suis honoré par l'invitation de cette commission d'enquête et heureux de pouvoir partager avec vos collègues et vous-mêmes quelques-unes de mes analyses sur l'éducation, peut-être le sujet le plus important qui soit, puisque l'éducation détermine le long terme, l'unité de toute société. Il est donc évidemment très important qu'il y ait des principes républicains partagés et que l'on se préoccupe qu'ils le soient dès l'enfance, car c'est à ce moment que beaucoup de choses se déterminent.
Vous avez fait référence à mon parcours au sein de l'éducation nationale et au livre que j'ai publié, L'École de la vie, où je traite justement de cette question. J'en traite soit directement, soit indirectement, car, par définition, tout est systémique dans le domaine de l'éducation : quelque aspect de l'éducation que l'on aborde, il aura un impact sur le sujet qui est le vôtre aujourd'hui, lequel est multifactoriel. Qu'il s'agisse, par exemple, des programmes de français ou d'histoire-géographie, de la relation avec les parents d'élèves, de la formation des professeurs, ou même du statut de l'établissement, tout a évidemment des incidences sur le sujet qui vous intéresse. Tous les aspects sont en interrelation : cela oblige à avoir une vision d'ensemble, qu'il ne me sera évidemment pas possible d'exposer en dix minutes.
Je partirai de l'élève et de son parcours. À mes yeux, on peut considérer que le sujet a deux dimensions : d'une part, la relation à autrui, que l'on peut résumer par le respect d'autrui ; d'autre part, la relation à la vie collective, à l'institution, à la République, qui, pour un enfant, passe évidemment par l'institution qui représente celle-ci, à savoir l'école. Si ces deux dimensions sont complémentaires, on peut les distinguer.
Pour ce qui concerne la relation à autrui, qui est une autre manière de définir la morale, cette question est aujourd'hui éclairée de manière différente d'il y a encore quelques années : ce n'est pas un sujet statique.
Les sciences cognitives démontrent qu'il existe chez l'être humain, et donc chez l'enfant, un potentiel d'empathie extrêmement fort, qui, d'ailleurs, si l'on n'y prend garde, peut être inhibé, cette inhibition risquant de déboucher sur certaines perversions. Inversement, si l'on tire parti de ce potentiel, on peut réussir à faire en sorte que les enfants de zéro à six ans aient le sens d'autrui, qu'ils aient notamment la capacité de se mettre à la place d'autrui.
Ce point est à la fois pratique et théorique, pragmatique et anthropologique. Il est anthropologique parce que les débats sur le système scolaire ont parfois hésité entre deux pôles : un pôle rousseauiste, en vertu duquel l'homme naît bon et c'est la société qui le corrompt, et un pôle plus pessimiste, selon lequel l'homme naît mauvais et c'est la société qui, par l'éducation, va l'amener à se corriger. Nous sommes en train de découvrir qu'il existe une sorte de troisième voie ; c'est du reste ma conviction. Cette ligne de crête, assez fondée scientifiquement, consiste à dire que l'homme naît avec un potentiel d'empathie considérable, que l'éducation va permettre de révéler, d'affirmer.
Cela nous renvoie à tout ce qui se passe entre zéro et trois ans - ou entre zéro et deux ans, si l'enfant entre à l'école à deux ans -, question qui dépasse le sujet d'aujourd'hui, mais qui est quand même très importante. Ce qui se passe à ces âges, d'un point de vue familial et social, est essentiel puisque, nous le savons, il y a déjà des germes d'inégalité entre les enfants entrant à l'école maternelle, par exemple, au travers du vocabulaire maîtrisé. Le nombre de mots maîtrisés à l'âge de trois ans est assez prédictif de la réussite scolaire future, ce qui signifie que le « bain » familial a joué un rôle.
Au reste, toujours sur la question du vocabulaire, on sait qu'il existe un lien direct entre vocabulaire et violence : les difficultés à exprimer ce que l'on a à exprimer, à pouvoir penser avec subtilité, parce que le langage que l'on maîtrise est limité, influent sur les comportements.
Ces sujets sont donc essentiels et nécessitent d'avoir été pris à bras-le-corps, ce qui suppose un programme de maternelle. Il faut signaler que, à cet égard, de grands progrès ont été réalisés depuis une douzaine d'années. Au milieu des mauvaises nouvelles, qui ne manquent jamais d'être relevées, il en est une très bonne qui est passée un peu inaperçue dans le paysage de l'éducation : une étude du ministère de l'éducation nationale, sortie l'année dernière et portant sur la période 1998-2011, a montré que l'enfant abordait le cours préparatoire avec plus d'atouts qu'il y a dix ans. Autrement dit, un enfant d'employé ou d'ouvrier entrant en cours préparatoire en 2011 a autant de chances - mesurées notamment par la maîtrise du vocabulaire ou de la phonologie - que l'enfant de cadre qui y entrait en 1998. Je me plais à souligner cette donnée dans la mesure où des statistiques portant sur d'autres paramètres font souvent apparaître l'inverse.
Il faut dire que, par-delà les gouvernements, par-delà les soubresauts qu'il y a pu y avoir sur le plan politique, les politiques éducatives ont été empreintes d'une certaine continuité. Je pense, en particulier, au consensus sur la nécessité d'une politique de la maternelle, autrement dit de la définition de programmes assez volontaristes pour celle-ci et d'une vision spécifique des âges concernés. Sur ce plan, le sujet n'est pas forcément consensuel, certains plaidant pour une attention très précise portée à certaines compétences de l'enfant et d'autres opposant parfois à cette vision l'idée que la maternelle doit permettre aux enfants de s'épanouir, de jouer, de chanter, etc.
De nouveau, je considère qu'il y a, entre ces deux visions, une troisième voie. En effet, le jeu, le langage, la musique, qui est extrêmement importante - ce sujet ne doit pas être négligé dans vos travaux -, jouent un rôle à l'école maternelle, où ils doivent avoir une visée pédagogique précise, à savoir la socialisation de l'enfant.
Autre conséquence, au-delà de la dimension « cognitive », c'est-à-dire ce que l'on apprend à l'enfant, la nécessité d'une vision globale de l'enfant.
De ce point de vue, dès la maternelle - bien entendu, c'est aussi vrai pour la suite -, il ne faut pas faire de distinction, sinon méthodologique, en tout cas pas de distinction éthique, entre ce qui se passe dans la classe et ce qui se passe en dehors, notamment dans la cour de récréation. Quand, dans la cour de récréation, un enfant est persécuté par les autres, que se produisent des phénomènes d'exclusion de l'autre ou de non-respect d'autrui, c'est déjà le germe de quelque chose d'éventuellement grave, qui relève de l'éducation.
Cela renvoie à la responsabilité de la communauté éducative. On ne peut pas considérer qu'être professeur aujourd'hui consiste simplement à venir dans la classe, faire cours et s'en aller. L'école, ce n'est pas non plus, aujourd'hui, un individu face à un groupe d'élèves. C'est une communauté d'individus, qui sont non seulement les professeurs, mais aussi l'ensemble de la communauté adulte travaillant dans l'établissement ainsi que tous ceux qui les aident en dehors de celui-ci, reliés à une communauté d'élèves. La communauté éducative doit prendre ses responsabilités, en ayant une vision globale de ce qui intéresse l'enfant.
J'insiste sur cette première dimension qu'est le respect d'autrui. Elle procède d'une vision optimiste de l'homme, d'une vision volontariste de l'éducation, vision que l'on peut prôner, en commençant par la maternelle. Le temps dont je dispose ne me permet pas d'insister davantage sur ce point.
Pour ce qui concerne, maintenant, les valeurs de la République, de l'école, je pense que l'être humain a besoin d'adhérer à la collectivité, d'adhérer à la communauté, d'adhérer au pays auquel il appartient. C'est une évidence ! L'être humain a besoin d'être intégré dans des cercles concentriques d'appartenance, à commencer par sa famille. Bien entendu, l'appartenance à la nation compte elle aussi beaucoup.
Paradoxalement, la France, que l'on peut considérer comme l'un des deux ou trois pays ayant inventé la notion de nation, est celui qui a le plus de complexes sur cette question - peut-être est-ce lié, précisément, à une sorte de lassitude devant un sujet ancien pour nous -, qui ne pose aucun problème dans beaucoup de pays.
Mon parcours m'a permis de travailler assez longuement à l'étranger. J'ai notamment vécu sur le continent américain, en particulier en Amérique latine et aux États-Unis. J'ai aussi une expérience outre-mer, où les questions se posent différemment. Partout, j'ai vu l'absence de complexes sur cette question : celui ou celle qui dit qu'il faut aimer son pays n'est en aucun cas vu comme archaïque ou réactionnaire. Au contraire, aimer son pays semble la chose la plus naturelle qui soit ! La nation fait partie d'une chaîne d'appartenances qui n'exclut personne, qui est même inclusive. Pour ma part, je pense que cela fait trop longtemps que notre pays tend à l'oublier. C'est du moins l'ambiance générale. Nous en payons évidemment les conséquences.
Comme recteur, j'ai eu très souvent l'occasion de prendre le chemin inverse et de dire à quel point cette question était importante. Dans mon livre, que j'ai écrit avant les événements du 7 janvier dernier - il n'était pas besoin d'attendre ce jour-là pour comprendre que ce sujet méritait d'être traité -, je cite, entre autres nombreux exemples, celui de La Marseillaise, qui, dans les années 2000, avait été sifflée au Stade de France ; on se souvient du scandale qui en était résulté. Nous avions alors, dans l'académie de Créteil, monté une chorale composée d'enfants du Val-de-Marne, de la Seine-Saint-Denis et de la Seine-et-Marne, pour chanter l'hymne national au début des matchs de l'équipe de France de rugby. Et de fait, ces enfants ont chanté, malheureusement une seule fois ; j'aurais aimé que cela se perpétue... L'exercice en lui-même comporte de nombreuses vertus, ne serait-ce que de par sa nature musicale. Mais c'est surtout un exercice républicain. Face à cette centaine d'enfants chantant dans le stade, pas une seule personne n'a imaginé siffler ce jour-là !
Nous devons avoir une vision joyeuse, constructive, optimiste et intégrante de la nation. Cela passe tout d'abord par un état d'esprit, qui se traduit ensuite par une série de dispositions concrètes.
Je pense que cet exemple nous montre aussi que la question de l'instruction civique n'est absolument pas un sujet désuet, bien au contraire. Simplement, nous devons nous interroger sur la manière dont on la dispense, sur la manière dont elle doit être reliée aux enjeux de morale. L'instruction civique et morale doit donc à la fois distinguer les deux dimensions tout en les reliant entre elles. Elle doit montrer que la question du respect de la République implique aussi celle du respect d'autrui et de l'adhésion.
En ce qui concerne les enjeux d'intégration, souvent considérés comme liés à ces questions, j'aimerais tout d'abord souligner à quel point j'ai pu très souvent observer que la grande majorité des enfants issus de l'immigration adhèrent en réalité aux valeurs de la République et sont très enclins à participer aux logiques positives que je viens de citer. Toutefois, nous retenons, évidemment, surtout ceux ou celles pour qui ce n'est pas le cas.
Un pays qui n'affiche pas une certaine fierté, une certaine joie dans le fait de « faire communauté », et ce de façon régulière et naturelle, a peu de chances de susciter des phénomènes d'adhésion eux-mêmes naturels. Aux États-Unis, par exemple, où les conditions des immigrés ne sont pas nécessairement meilleures qu'en France, il s'en faut, on a réussi à instaurer une fierté nationale à travers des éléments symboliques et un état d'esprit général. Nous pourrions faire de même en France, d'autant que cela correspond à une tradition française qui existait bel et bien. Il peut donc ne pas être si difficile de la retrouver, et cela transcenderait évidemment les clivages politiques.
Pour conclure, je voudrais aussi insister sur l'importance de l'image que donne le monde des adultes au monde des élèves. En effet, lorsqu'on se plaint des phénomènes de violence ou de division au sein des communautés d'élèves, il faut bien se rendre compte que la question de l'exemplarité est primordiale.
Que voient les élèves ? Quels exemples leur sont donnés au quotidien ? Bien entendu, cela concerne aussi ce qu'ils voient en dehors de l'établissement, dans leur famille, à la télévision ou sur Internet... Néanmoins, ce qu'ils voient dans l'établissement est déterminant. Ont-ils sous les yeux une communauté d'adultes soudée ? S'ils voient qu'un professeur qui se fait chahuter n'est pas un individu seul, qu'il y a une équipe à côté de lui, qu'il existe une solidarité, le phénomène cessera. S'ils ne sont en permanence témoins que de manifestations d'individualisme, eux-mêmes cultiveront cet individualisme. Le risque est même, alors, d'un basculement à une société adolescente se sentant plus forte que la société des adultes, en quelque sorte supérieure à elle. Dans un tel cas, on le constate parfois, tous les débordements sont possibles. C'est pourquoi l'unité du monde adulte est importante dans l'établissement scolaire.