Intervention de Jean-Michel Blanquer

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 26 mars 2015 à 9h00
Audition de M. Jean-Michel Blanquer directeur général du groupe essec

Jean-Michel Blanquer, directeur général du groupe ESSEC :

Je vous remercie de toutes ces questions auxquelles je vais m'efforcer de répondre dans l'ordre.

S'agissant tout d'abord des référentiels trop chargés, qui laisseraient peu de place aux questions d'instruction civique et morale, je rappellerai ce que j'ai dit au début de mon intervention : tout fait système. Sur ce sujet, il nous faut donc forcément réfléchir à l'interdépendance des facteurs.

Les questions d'instruction morale et civique sont d'abord et avant tout des questions transversales. On doit donc examiner comment elles sont présentes dans tous les programmes. En ce moment, on parle beaucoup de l'enseignement du latin et du grec. Or il est évident que, si vous étudiez Cicéron, vous y trouverez des messages d'instruction civique et morale, en quelque sorte comme M. Jourdain faisait de la prose.

Par ailleurs, j'opère une nette distinction entre l'école primaire et le collège et le lycée. À l'école primaire, il ne s'agit pas de consacrer une heure par jour à ces questions ; ce serait beaucoup trop. Ce petit moment, quelque peu solennel, peut très bien durer de cinq à dix minutes. Chaque professeur l'organise comme il l'entend ; ce peut être le moment par lequel on commence la journée ou celui par lequel on la finit. En fait, c'est la mise en place d'un rituel, absolument pas chronophage, qui est souhaitable.

Transversalité et ritualisation sont donc des réponses à la question du temps. Je ne ferai pas de développement sur la lourdeur des programmes, bien qu'il s'agisse d'un véritable sujet.

S'agissant de la solitude des professeurs et des difficultés qu'ils éprouvent face à la violence, des mécanismes de solidarité doivent être mis en place, pour que jamais un professeur ne se trouve isolé. Il y aura toujours des incidents, des parents aux attitudes surprenantes, mais dès lors que l'on ne se sent pas seul face à ces phénomènes, une bonne partie du problème est déjà en voie d'être résolue ; cela me paraît essentiel.

Il s'agit non pas seulement des professeurs, mais de la communauté éducative dans son ensemble. Quand l'articulation avec le tissu social local est bonne, c'est souvent grâce à l'ensemble des personnels que des solutions sont trouvées.

Sachez que des solutions existent. Il y a des pays où cela se passe bien ; il y a aussi des lieux en France où cela se passe bien, à conditions sociales, culturelles et géographiques comparables. Ce qui est réjouissant, c'est qu'il s'agit d'une question humaine : quand l'alchimie fonctionne au sein de l'équipe éducative - cette alchimie étant à la fois la cause et la conséquence de la pérennité de l'équipe -, cette dernière est à même d'apporter des réponses.

Dans sa deuxième question, Mme Troendlé demandait si les enseignants de maternelle étaient épaulés. Ils le sont très insuffisamment. Cette question rejoint celle de M. Carle sur les cycles et celle de M. Kennel sur la continuité des politiques éducatives.

À titre personnel, j'étais favorable au cycle, tel qu'il résultait de la loi de 1989 : grande section, CP, CE1. La dernière loi a changé les choses. Pour autant, je ne suis pas partisan d'un retour en arrière qui risquerait de dérouter tout le monde, alors que les cycles supposent de la continuité. Il aurait mieux valu ne pas changer, mais puisqu'il en est ainsi, essayons de jouer le jeu de cette maternelle considérée comme un tout ; cela aussi fait sens.

Une réponse à votre question peut se trouver dans la mise en place, par exemple, d'un certificat spécifique aux enseignants de maternelle, lequel viendrait s'ajouter à l'ensemble de leurs compétences. Il pourrait faire l'objet d'une formation continue, permanente, avec le soutien des psychologues, dont le rôle est fondamental - notamment s'agissant des enfants handicapés et des enfants précoces, ou de toutes sortes d'éléments de différenciation auxquels les enseignants de maternelle sont insuffisamment formés aujourd'hui. Nous avons besoin d'une politique spécifique sur ces questions, qui passe notamment par la certification en maternelle et l'appui d'équipes spécialisées, ce qui n'est pas réellement organisé aujourd'hui.

Mme Troendlé a également évoqué le nombre d'heures travaillées par les enseignants. À mes yeux, ce sujet réclame une approche très souple : les enseignants en font parfois trop, parfois pas assez. Tout dépend du lieu, des disciplines et des circonstances, toutes choses que l'on doit pouvoir évaluer.

L'annualisation du temps de travail est parfois évoquée pour résoudre ce problème. Pour ma part, je préfère l'idée de pluri-annualisation du temps de travail. Cette approche peut être gagnante pour tout le monde en termes de ressources humaines. En prenant trois mois sabbatiques au troisième trimestre, accolés aux vacances d'été, les professeurs disposeraient d'une vraie période, soit pour se ressourcer - certains peuvent en avoir besoin -, soit pour compléter leur formation.

Un professeur pourrait faire beaucoup plus d'heures à certains moments et beaucoup moins à d'autres. Il faut également pouvoir apprécier le travail effectué en dehors des heures de classe. Tout cela pourrait faire l'objet d'une vision globale à la fois du parcours de l'enseignant et de la vie de la collectivité.

Cela permettrait en outre que l'on évite de dire - ce que vous n'avez pas fait - que les enseignants ne travaillent pas assez... Il nous faut sortir de ces débats stériles. Prendre le problème autrement peut non seulement améliorer la vie professionnelle des professeurs, mais aussi avoir un impact positif sur les élèves, notamment en termes d'implication collective.

En évoquant la question du cycle, j'ai commencé à répondre à M. Carle sur le vocabulaire. Oui, je pense qu'il est important de mener une politique du vocabulaire. Il doit s'agir d'une politique nationale, qui passe par les médias et qui s'appuie sur une série d'actions volontaristes susceptibles d'être entreprises. Sur le plan pédagogique, cela peut passer par le chant et la musique, tout comme les contes lus à voix haute, par exemple.

Il existe un programme dénommé « Parler » qui a été expérimenté à Grenoble et à Lyon avant d'être étendu à d'autres zones. Ce programme a été quelque peu combattu par l'inspection générale du premier degré, ce que je ne peux que déplorer, alors qu'il a démontré son utilité. Un autre programme, mis en oeuvre en Martinique et dénommé « Parler bambin », en est dérivé. Il pourrait être mis en place à la crèche. Ces derniers temps, il me semble que les pouvoirs publics souhaitent, ce qui est positif, stimuler le vocabulaire à la crèche. L'enfant doit être considéré non pas comme un objet que l'on dépose à la crèche, mais plutôt comme un nid de stimulations, ce qui suppose, entre autres, professionnalisme et concentration. Dans mon livre, j'insiste d'ailleurs sur les méthodes Montessori pour la maternelle.

Vous êtes revenue sur la fierté de l'appartenance nationale et sur les rituels. Ce dernier terme est en effet l'un des mots clefs : l'être humain a besoin de rituels. La question est donc de savoir quels rituels la République met en place.

À Créteil, par exemple, nous avions instauré des remises du diplôme du baccalauréat. Il est significatif de constater que la France est l'un des seuls pays où cette remise de diplôme, quel qu'il soit, est la moins solennisée. C'est un signe de l'affaiblissement du sentiment d'appartenance. Ritualiser cette remise et multiplier ce type de rituel dès l'école primaire me paraît souhaitable. Il s'agit typiquement d'un sujet qui pourrait être défini de façon consensuelle dans le pays.

Mme Perol-Dumont m'a interrogé sur la mission, sans doute trop vaste, confiée à l'école. Il est contre-productif d'imputer tous les maux à l'école et de la charger de trop de responsabilités. Ce faisant, on crée des espèces de cercles vicieux du dénigrement, alors même qu'il se passe très souvent dans l'institution scolaire des choses exceptionnelles, que l'on ne souligne pas assez.

Par ailleurs, votre question renvoie à une vision générale du rôle de l'école dans la société. On peut en avoir une conception défensive, en se disant que l'école est un sanctuaire dont la mission première est l'instruction. En conséquence, il faut faire très attention à ne pas lui demander trop d'autres choses, au risque de lui faire rater non seulement ce qu'elle est censée faire, mais aussi ce qu'on lui demande en sus.

Mais voyons plutôt la situation telle qu'elle est et prônons une approche offensive, qui, sans être contradictoire avec la précédente, est plus englobante.

Cette approche consiste à dire que l'école a un rôle social dans son environnement ; c'est d'ailleurs parfois le seul service public du territoire concerné, raison pour laquelle il me semblerait intéressant, à l'avenir, de donner plus d'outils et de marges de manoeuvre aux chefs d'établissements dans le cadre d'une mission sociale autour de l'établissement. Le chef d'établissement est un personnage clef : il faut en tirer toutes les conséquences, y compris en termes de recrutement et de formation.

Il faut accepter que l'école rayonne dans son environnement et, parfois, assume un peu plus que le seul temps scolaire. À partir de là, on peut raisonner en cercles concentriques et s'interroger sur les enjeux de l'accompagnement éducatif de 16 heures à 18 heures et sur ceux des activités périscolaires, qui doivent forcément être coordonnées entre l'école et les autres acteurs, pour éviter tout effet contreproductif.

À l'extrême, on trouve l'un des sujets qui me sont les plus chers, celui des internats. Il s'agit de la réponse ultime quand on ne maîtrise plus les phénomènes extrascolaires ayant pourtant un impact sur la vie scolaire. Vous pouvez faire un excellent travail de 8 heures à 17 heures et voir celui-ci se défaire, comme la tapisserie de Pénélope, après 17 heures. Les enseignants peuvent donc avoir le sentiment de labourer la mer. Face à cette situation, la réponse historique de l'institution scolaire, c'est l'internat.

Il ne s'agit pas d'un phénomène de fuite ou de déresponsabilisation de la famille. Cette dernière peut tout à fait être associée à ce qui se passe dans l'internat. Au travers de mon expérience des internats d'excellence, j'ai vu un lien s'affirmer entre la famille et l'internat. Les parents nous disaient explicitement qu'ils ne lâchaient pas leur enfant, mais que certaines limites ayant été atteintes, ils nous faisaient confiance pour bâtir un projet éducatif commun.

La critique des internats d'excellence - aujourd'hui internats de la réussite - a quelque peu cassé l'élan pris autour de ces projets. Les internats de la réussite, auxquels on aimerait insuffler un peu plus de vitalité, c'est en réalité, si j'ose dire, les internats d'excellence sans le moteur, c'est-à-dire sans l'élan que l'on avait donné. Critiquer pour critiquer ne sert à rien, surtout au regard des résultats exceptionnels obtenus par les internats d'excellence. Il s'agit d'une réponse intéressante aux questions que nous évoquons aujourd'hui. Les différents ministres de l'éducation nationale, y compris notre ministre actuelle, ont toujours défendu une politique volontariste des internats. Nous ne pouvons que nous réjouir de constater que des moyens leur ont été alloués dans le cadre des investissements d'avenir.

Madame Perol-Dumont, je souscris à vos propos sur l'évolution des inspecteurs d'académie - inspecteurs pédagogiques régionaux (IA-IPR). Sur ce sujet comme sur d'autres, il nous faut combattre le cliché selon lequel l'éducation nationale resterait statique. En réalité, bien des gens et des choses ont évolué ; c'est notamment le cas des IA-IPR. Néanmoins, ces évolutions n'ont jamais été reprises de manière systématique. Et les pratiques restent très hétérogènes.

Il faut aussi prendre en compte les perceptions. Même si une bonne partie des IPR évolue, les enseignants n'en sont pas toujours conscients. Il faudrait donc repenser globalement le système.

Monsieur Kennel, vous m'offrez une très bonne façon de conclure. La capacité à tracer des lignes directrices par-delà les alternances politiques, sur la longue durée, puisque la problématique éducative est un sujet de très long terme, constitue en effet l'enjeu fondamental.

Il serait bon que l'on réussisse - votre travail peut sans doute y contribuer - à fixer, sur une période de dix à vingt ans, de grands axes éducatifs, clairement expliqués à la population, qui transcenderaient le clivage droite-gauche et par rapport auxquels on ne dévierait pas. Certes, il faudrait certainement y apporter des inflexions et des aménagements au titre de politiques spécifiques, mais on aurait fixé un cadre compris et accepté par tous.

C'est à cette condition que l'on pourra faire renaître cet élément décisif dont j'ai parlé tout à l'heure, à savoir la confiance, qui, aujourd'hui, fait quelque peu défaut.

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