La France a été profondément touchée par les actes terroristes des 7, 8 et 9 janvier 2015. Une mobilisation sans précédent a réuni dans la rue des millions de Français, qui ont voulu avant tout marquer leur attachement à la République et surtout à ses valeurs fondatrices, au premier rang desquelles figure la liberté d'expression, valeur se fondant sur notre socle commun, la laïcité.
En assassinant des journalistes parce qu'ils étaient des journalistes, on a bien ciblé la liberté d'expression. En assassinant des personnes dans un magasin casher parce qu'elles étaient juives, on a bien visé les valeurs de fraternité et de tolérance. En assassinant une policière municipale parce qu'elle portait l'uniforme, on a bien exprimé à l'égard des institutions mêmes de la République une volonté destructrice.
Pour répondre à cet affront, la France, fidèle à sa tradition, a massivement manifesté le 11 janvier 2015 pour affirmer l'attachement aux valeurs qui la fondent. Pourtant, une partie de nos jeunes, certes très minoritaire, a refusé de participer à cet élan.
Quelques-uns, dans certaines de nos écoles, ont refusé la minute de silence, fût-elle compassionnelle, pour saluer la mémoire de ces personnes assassinées pour la seule raison qu'elles incarnaient, à des titres divers, les valeurs de la République.
Nombre d'enseignants se sont sentis démunis face à cette attitude. Comment pouvons-nous expliquer un tel refus au sein de notre école ? Et quelles réponses pouvons-nous apporter ?
On considère habituellement que les lois Ferry, votées sous la IIIe République, ont posé les fondements de l'école républicaine, non seulement parce que l'école s'est construite dans un esprit de laïcité, mais aussi parce que l'école a contribué à forger un sentiment d'appartenance à la nation.
En rendant l'éducation primaire laïque et obligatoire, Jules Ferry a eu certainement l'ambition de construire un socle commun et de « forger » des enseignants qui fussent les « hussards noirs de la République », c'est-à-dire qui avaient pour mission de faire de leurs élèves des citoyens conscients de leurs droits et de leurs devoirs envers la République.
Parmi les dispositions émancipatrices des lois Ferry, ce qui est peu pris en compte et reste largement méconnu, c'est la scolarisation obligatoire des filles et des enfants des campagnes. L'ambition de supprimer les inégalités liées au sexe et aux origines sociales était déjà bien présente.
L'école a de ce fait indirectement pour mission de faire se confronter les individus dans la diversité de leurs origines, mais aussi, dès l'enfance, de leur apprendre à s'accepter dans le dialogue, à acquérir cet intérêt pour la différence et le projet construit ensemble.
L'école est donc, par construction, un lieu de socialisation, mais aussi d'apprentissage et d'acquisition des connaissances. Comme le souligne Alain, l'éducation consiste à faire passer un individu de l'enfance à l'âge adulte. Elle forme des individus, transforme des esprits.
Au-delà de l'éducation de base qui s'acquiert dans l'environnement familial, l'école contribue à forger la personnalité de l'enfant et participe de fait à son émancipation. Elle a comme objectif de le préparer au discernement en vue de son engagement citoyen.
L'école est ce creuset où devraient se raffermir les attributs de l'identité commune de la nation qui fonde la République. Elle devrait par ailleurs être le lieu où l'individu se forge une personnalité, consciente de ses droits et de ses devoirs.
L'école n'est pas la seule à contribuer à structurer l'individu. Le milieu familial joue un rôle essentiel. L'enfant y trouve le noyau de son éducation future. Lorsque la famille est présente, on le sait, l'enfant se sent moins livré à lui-même. L'accompagnement de la famille est essentiel dans la réussite du jeune. Même pour les enfants dont les parents n'ont pas la capacité de les suivre dans leurs études, leur présence à leur côté est rassurante.
A contrario, l'absence d'un suivi régulier et soutenu de la part des parents comporte de vrais risques pour le jeune. La constitution de sa personnalité est fortement influencée par son contexte familial, par les valeurs culturelles et cultuelles, voire politiques, qui y sont partagées.
L'école doit précisément aider l'individu à acquérir des qualités de discernement et à apprécier les choses à leur juste valeur. Lorsque le milieu familial peine à participer à la structuration de l'individu et que les facteurs environnementaux qui concourent naturellement et progressivement à façonner sa personnalité sont insuffisants, l'école est souvent considérée comme le lieu de recours par défaut.
Les attentes qui s'expriment envers l'école sont sans aucun doute démesurées dans certaines situations. Cependant, l'école ne peut se dérober à sa mission de bâtir un socle commun à partir d'individus aux attributs différents.
Ce socle commun est articulé autour du principe de laïcité, qui permet à tout individu, indépendamment de ses origines sociales ou ethniques et de ses croyances, de faire partie de la même communauté nationale.
La radicalisation, que le CIPD est chargé de prévenir depuis le début de l'année 2014, peut conduire au passage à l'acte terroriste, comme en témoignent les attentats de janvier dernier.
Comme vous l'avez rappelé, madame la présidente, la radicalisation ne peut être assimilée à une question religieuse. Nous pouvons la définir comme le processus qui conduit un individu à rompre avec son environnement pour se tourner vers une idéologie violente, en l'occurrence le djihadisme.
Dans la hiérarchisation des comportements dangereux et violents, la radicalisation est considérée comme le premier niveau. Elle peut mener à l'extrémisme et au terrorisme, qui constituent en quelque sorte les deuxième et troisième niveaux.
Si l'objectif de la prévention de la radicalisation consiste précisément à éviter le basculement vers ces conduites extrêmes, cette radicalisation, en amont, doit être distinguée d'une pratique, même quiétiste, même la plus fondamentaliste, de l'islam.
La difficulté qui a été la nôtre dans le cadre de la prévention de la radicalisation a été d'éviter le piège de la stigmatisation et surtout celui de la confusion. Nous sommes restés bien entendu extrêmement attentifs à respecter le principe fondateur de laïcité. Il nous paraissait hasardeux d'essayer de distinguer les personnes selon qu'elles pratiquent plus ou moins bien leur religion. C'est la ligne rouge que nous nous sommes interdit de franchir.
Dans le cadre de la prévention de la radicalisation, nous avons surtout privilégié la recherche de critères fondés sur la dangerosité des individus pour eux-mêmes ou pour autrui.
Parce que la laïcité, comme le dit Émile Poulat, est au fondement de notre modèle républicain, elle a permis que la religion, qui relevait du domaine public, appartienne dorénavant à la sphère privée, tout en permettant à la liberté de conscience de faire le chemin inverse. Cette liberté de conscience, autrefois confinée dans la sphère privée, peut aujourd'hui s'exprimer dans le domaine public pourvu, bien entendu, qu'elle ne trouble pas l'ordre public.
Par construction, la laïcité est inclusive, dans la mesure où elle permet à toutes les religions de vivre sous une même bannière, celle de la République. Elle permet donc à toutes les religions d'exister et de se côtoyer.
La laïcité ne doit cependant pas être confondue avec les questions de norme sociale, à propos desquelles nous sommes interrogés. Je suppose, d'ailleurs, que c'est le sujet qui nous occupera surtout aujourd'hui.
Le port du voile ou le service du repas hallal à la cantine, voire le refus, pour certains élèves, de suivre des cours d'éducation physique, d'histoire, de sciences et vie de la terre, ne sont pas des questions de laïcité ; il s'agit davantage de questions de revendication culturelle et identitaire.
C'est bien au-delà des sujets de laïcité que les enjeux de l'école sont les plus importants. Lorsque l'on demande à des jeunes de la classe de quatrième d'observer une minute de silence pour exprimer notre solidarité collective envers les personnes endeuillées par des actes terroristes, et lorsque certains d'entre eux ne se sentent pas concernés au motif qu'ils « sont musulmans », c'est bien la preuve qu'ils assimilent par ignorance une idéologie violente et radicale à une religion ; c'est bien la preuve qu'ils ignorent que, dans notre droit positif, le blasphème n'est pas un délit ; c'est bien la preuve qu'ils ont le sentiment, malheureusement, de demeurer en marge de la communauté nationale.
À ce titre, le défi pour l'école, au-delà de la seule question de la laïcité, est de participer au combat contre ces ignorances et à la résorption de ces postures identitaires, pour façonner une citoyenneté commune. L'absence de réponse à ce double enjeu des ignorances et des revendications identitaires conduit malheureusement nos jeunes à recourir, grâce à Internet, des solutions « clefs en main », sous la forme de « kits prêts à l'emploi ».
Les sollicitations sur Internet de groupes terroristes comme Daech, destinées à nos jeunes en grande fragilité personnelle, souvent en quête de sens ou en recherche d'identité, leur apparaissent comme des solutions toutes faites.
Si les attributs naturels de l'environnement du jeune, nécessaires à la structuration de son identité individuelle, ne sont pas suffisants et si, de surcroît, l'école ne donne pas à ce dernier le sentiment de le raccrocher à la communauté nationale, il choisit la perspective illusoire d'une réponse à toutes ses difficultés ; il pense y trouver le moyen de reprendre le dessus.
En lançant une grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République, le Gouvernement a donc engagé une dynamique indispensable pour affronter les défis futurs de notre société.
En conclusion, je me permettrai simplement d'ajouter à mes propos une dimension importante, à mes yeux, et qui touche au sentiment d'appartenance.
Certains de nos jeunes souffrent d'une réelle frustration d'être si souvent renvoyés à leurs origines, alors même qu'ils sont de la deuxième ou troisième génération depuis l'immigration de leurs parents. Notre société doit être en mesure de s'interroger sur le regard qu'elle porte sur ces jeunes générations : n'avons-nous pas parfois tendance à ne voir en elles que leurs origines au détriment du reste, notamment de leur quête de sens et de leur construction identitaire ?