Intervention de Loys Bonod

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 26 mars 2015 à 9h00
Audition de M. Loys Bonod professeur de lettres certifié auteur du blog la vie moderne

Loys Bonod, professeur de lettres certifié, auteur du blog La vie moderne :

Je vous recommande également, si vous le pouvez, d'auditionner des professeurs de lycée professionnel. Il ne faudrait pas que les enseignants du secondaire « classique » soient les seuls à représenter ici l'école.

Que constatons-nous ? La lumière jetée sur l'école par ces événements nous incite à la lucidité : regardons ce que devient notre école. Observons, analysons, soyons francs, soyons polémiques, disons les choses clairement et franchement. Nous nous trouvons face à des élèves qui ont des difficultés à s'exprimer, à lire, à comprendre. Je parle non seulement des élèves du primaire, mais également de ceux du secondaire - du collège et même du lycée.

D'après les enquêtes PISA (programme international pour le suivi des acquis des élèves), à peu près 7 % des élèves de quinze ou seize ans, ce qui paraît peu, n'ont pas les compétences de lecture requises des élèves du primaire. L'incompréhension de la République, dont nous cherchons l'origine, commence peut-être ici. Ce phénomène ne concerne malheureusement pas uniquement les publics défavorisés, mais touche l'école tout entière. J'ai enseigné dans différents endroits ; j'ai pu observer, dans les collèges les plus défavorisés comme dans les lycées les plus favorisés, une sorte de délitement, de déliquescence de la compréhension de l'expression, qu'elle soit orale ou écrite, et même de la graphie maintenant. J'ai été tellement frappé par ce constat que j'ai scanné certaines copies de mes élèves en 2006 sur mon site : la graphie d'élèves de quinze, seize, dix-sept, dix-huit ans pose problème. Certains élèvent de cet âge ne savent pas écrire de manière régulière.

Naturellement, lorsqu'on n'a pas cette culture de l'écrit, cette capacité à comprendre, on s'expose à ne pas avoir d'autonomie de pensée. Or donner l'autonomie, émanciper, c'est finalement l'objectif de l'école.

Faute de cette autonomie, on est en quelque sorte asservi à toute pensée semblant présenter une forme d'unité, et sur laquelle on ne pourra pas exercer un esprit critique.

Réfléchissons, par exemple, à l'extraordinaire contenu implicite de l'expression « Je suis Charlie ». Il s'agit d'une expression compliquée à comprendre, qui contient beaucoup d'idées non formulées. Que signifie-t-elle ? Il ne faut pas s'étonner que les élèves recevant « en pleine poire » cette expression éprouvent une sorte de rébellion à son encontre. Je me suis moi-même identifié à cette formule, qui est une sorte d'émotion collective. Mais il n'y a rien d'étonnant que les élèves ne puissent pas comprendre tout l'implicite de cette expression « Je suis Charlie ». D'un côté, il y a une sorte d'incompréhension de la part des élèves ; de l'autre, il y a une incompréhension de la part des autorités. Finalement, « Je suis Charlie », ça ressemble à une injonction.

Il y a également eu l'injonction de la minute de silence. Cette décision a été, à mes yeux, un peu maladroite. Elle témoigne d'une méconnaissance des publics qui sont des déshérités, pour citer François-Xavier Bellamy.

Il y a dans l'école une grande division, une grande fracture. Elle est terrible, elle est attristante, nous la déplorons tous. On cherche souvent à occulter ce débat pour promouvoir une sorte d'unité de façade entre ceux qu'on appelle « républicains » et les pédagogues. Ces deux termes sont évidemment très mal choisis. Bien sûr, nous sommes tous républicains ; bien évidemment, nous sommes tous pédagogues.

Qu'entendons-nous par républicains ? Les républicains, ce sont simplement ceux qui sont reconnaissants à la tradition républicaine de l'école. Ils ne cultivent pas une adoration pour une école idéale, qui n'a au demeurant jamais existé, mais ils éprouvent tout simplement de la reconnaissance pour l'école, grâce à laquelle ils ont pu se hisser jusqu'à devenir eux-mêmes des professeurs. C'est mon cas, comme celui de nombreux collègues. L'école fait encore office d'ascenseur social. Au moins pour certaines populations, devenir professeur, c'est encore un idéal, c'est quelque chose de très beau.

J'en reviens à cette grande fracture entre républicains et pédagogues. Cette bataille est en réalité perdue. Je viens devant vous en perdant : nous avons perdu, nous perdons depuis dix, vingt, trente, quarante ans !

Le collège unique a été mis en place en 1975 ; nous fêtons cette année ses quarante ans. Félicitons-nous d'avoir eu cette noble ambition d'amener tous ces enfants au collège - je ne fais pas partie des gens qui réclament le retour en arrière -, mais faisons le bilan. Pourquoi cela n'a-t-il pas fonctionné ? Pourquoi n'avons-nous pas pu faire de ces élèves des êtres autonomes, doués d'une pensée construite, structurée ?

Pendant des années, on a été plutôt dans le déni. Souvenez-vous, on nous disait encore au début des années 2000 : le niveau monte. Aujourd'hui, même le camp des « pédagogues » verse dans le catastrophisme. Plus personne ne sait ce qu'il convient de faire.

Pour lutter contre ces dérives, il a été proposé d'aller encore plus loin, à savoir d'appliquer de manière encore plus extrême tout ce qui a échoué.

On parle souvent d'une école qui manque de cohérence dans son action au gré des alternances politiques. En réalité, je vois plutôt de la permanence dans l'action politique, qu'elle soit de droite ou de gauche. D'ailleurs, l'idéal républicain, que je représente ici, n'est ni de droite ni de gauche. Je pense à la réforme du lycée, qui a été acceptée aussi bien par la droite que par la gauche. Je pense également au fait d'avoir réduit la voie professionnelle de quatre ans à trois ans, ce qui n'a pas été remis en cause après le changement de majorité.

Cette permanence politique s'exprime, par exemple, à travers cette idée d'ouverture de l'école. À l'heure où on parle de sanctuarisation, il faudrait ouvrir l'école. En réalité, en voulant ouvrir l'école, nous avons pratiqué l'enfermement. On renonce à instruire, à enseigner la langue française, la culture, l'histoire, les connaissances. Évidemment, je suis un peu caricatural lorsque je dis cela, car les professeurs s'évertuent à enseigner. Cependant, on nous demande d'y renoncer.

Après avoir constaté que le collège unique ne fonctionnait pas, on n'a pas analysé les vraies raisons de l'échec, mais on en a trouvé d'autres. On a mis en place une entreprise de déconstruction de l'école. Bizarrement, elle passe par la notion de constructivisme, qui a déjà été abordée devant votre commission par François-Xavier Bellamy. Le constructivisme repose sur l'idée que l'enfant doit apprendre à apprendre seul et que le professeur n'est plus qu'un guide, un accompagnateur, un médiateur.

On a fixé comme objectif le refus du cours magistral, du principe même de la classe - je vous invite à consulter des revendications de fédérations de parents d'élèves -, de l'effort, au fond. L'idée de plaisir revient à de nombreuses reprises dans les programmes du collège depuis les années quatre-vingt-dix. On a accusé l'école d'élitisme ; on a voulu la rendre ludique. Évidemment, on a abandonné l'idée d'autorité.

Et, surtout, on a créé de faux débats ! Il y a toujours l'idée de la formation des enseignants : les enseignants ne sont jamais bien ni assez formés, jamais comme il faudrait. Tout le monde sera d'accord sur ce point, sachant que le mot « formation » ne veut rien dire en tant que tel. Il convient d'y réfléchir.

Pour vous citer les exemples les plus récents, on a considéré récemment que l'école n'était pas assez bienveillante, que la notation était un problème, que terminer l'école à 16 h 30 constituait forcément une forme de traumatisme. Ce sont évidemment de faux problèmes. On a également considéré qu'il fallait apprendre l'anglais très tôt, à un âge où les enfants ne maîtrisent même pas leur propre langue...

On a accusé l'école d'organiser une forme de ségrégation. Il est vrai qu'il existe des inégalités terribles à l'école ; on l'observe dans certains collèges. Cependant, ce n'est pas l'école qui est ségrégative. C'est ce qu'elle n'apporte plus qui crée une forme de ségrégation. Il va falloir y réfléchir de manière précise. Ce n'est pas en programmant des conventions d'éducation prioritaire à Sciences Po, par exemple, que l'on va créer de l'égalité. En réalité, on crée une égalité factice.

Ces faux débats nous empêchent de voir ce qui devrait faire l'objet d'un vrai débat et à quel point l'école est dans le déni du réel. La première chose à faire serait une prise de conscience.

J'entendais notre ministre dire récemment que l'école était dans une impasse. Or le baccalauréat est obtenu aujourd'hui par 77,4 % d'une génération, une proportion inégalée dans l'histoire de la République. Comment concilier cette réussite avec l'impasse que l'on nous présente par ailleurs ? Nous sommes dans une forme de schizophrénie : le niveau monte ; le redoublement est supprimé ; les examens n'ont plus de valeur en soi ; les appréciations sont supprimées sur les bulletins des élèves. Les élèves ne sont pas dupes de ce à quoi on essaie de leur faire croire, c'est-à-dire à une réussite factice. On est dans la fiction de la réussite scolaire. Faute d'avoir réussi une vraie démocratisation de l'école, on fait semblant. Non, ne faisons pas semblant ! Nous devons nous accrocher à une égalité des chances qui ne soit pas de façade, qui ne suppose pas que tout le monde réussisse à égalité à la fin, ce qui n'est pas possible. Si l'on entend par réussite que tout le monde puisse se sentir appartenir à la République, oui, il s'agit de la vraie égalité des chances.

L'égalité des chances, c'est évidemment une égalité des chances au départ. Nous devons lutter contre la reproduction sociale, contre les inégalités, bien entendu. Mais, pour cela, il va falloir que l'école prenne à bras-le-corps la difficulté scolaire, au lieu de créer un déni dont les élèves ne sont pas dupes et qui crée chez eux une immense frustration.

Les vrais débats sont très nombreux.

Évidemment, il y a le regard porté sur l'enseignant d'une manière générale : déconsidéré, pas si bien payé que cela, mal soutenu, accusé d'être mal formé, de vouloir travailler tout seul... Mais c'est toute la dignité du métier d'enseignant que de travailler seul, je le revendique hautement ! Vouloir m'obliger à travailler en équipe, c'est considérer que je suis insuffisant. Je ne suis pas insuffisant : j'ai ma dignité de professeur de la République, et les élèves doivent le savoir.

Nous avons, avec le collège unique, diminué le nombre d'heures de français, alors même que pour conduire au collège des publics qui en étaient si éloignés, nous aurions dû déployer un effort immense. Cette diminution horaire commence en 1975, l'année de ma naissance. Un élève de quatrième aujourd'hui a suivi autant d'heures de français qu'un élève qui sortait de CM2 en 1975. Autrement dit, trois années d'enseignement ont disparu.

Au-delà de cet aspect quantitatif, il y a évidemment la façon d'enseigner, les modalités pratiques. Les professeurs ont plus de classes, donc plus d'élèves, plus de devoirs à corriger. Lorsque l'on diminue les horaires dans une matière, le professeur enseigne à plus de classes, il est moins disponible pour les élèves, tout en recevant l'injonction de personnaliser son enseignement.

Pour ce qui est de la façon d'enseigner, les nouvelles pédagogies ont déconstruit l'école, de sorte que l'on a organisé la faillite. On a créé un échec scolaire artificiel en France. Faisons-en le constat, observons-le lucidement !

Les mesures qui sont prises actuellement par le Gouvernement ne me rassurent pas ; elles m'inquiètent. À mes yeux, elles ne font que poursuivre dans la même voie qu'auparavant. Nous sommes dans la détestation des disciplines, dans les atteintes à la liberté pédagogique. Nous ne pouvons pas attirer dans ce métier des professeurs si nous en faisons des ouvriers.

Il faut que les élèves déshérités - c'est une tournure rhétorique, bien entendu - puissent avoir de nouveau espoir en l'école, qu'ils ne se sentent pas dupes, qu'ils ne la perçoivent pas comme un piège, un leurre.

Nous nous fixons des objectifs irréalistes : la scolarité obligatoire est dans les faits quasiment fixée à dix-huit ans. L'objectif suivant est de mener 50 % des élèves au niveau de la licence : mais que ne revalorisons-nous pas les études professionnelles courtes ? Pourquoi un baccalauréat professionnel serait-il moins valorisant qu'un baccalauréat général ? Reconsidérons notre école, n'ayons pas qu'un seul objectif, ne mesurons pas l'égalité des chances et la réussite à la seule possibilité d'obtenir un bac général et de poursuivre des études en filière générale. Il faut évidemment revaloriser le baccalauréat professionnel, et pas uniquement pour les déshérités ! D'où qu'on vienne, on doit pouvoir obtenir un baccalauréat professionnel sans être déshonoré.

Laissons le temps à l'école ! Ce ne sont pas des petites mesures qui vont tout bouleverser. On le sait bien, l'école ne changera pas en deux ans, en trois ans, voire en cinq ans. Si on veut vraiment transformer l'école, il va falloir s'inscrire dans une perspective de dix ans, quinze ans, peut-être plus. Le temps scolaire n'est pas le temps médiatique ou le temps politique, il faut en avoir conscience. Faisons preuve de lucidité. Et si l'école ne peut pas tout, elle peut beaucoup !

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