Intervention de Régis Debray

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 7 mai 2015 à 9h00
Audition de M. Régis deBray philosophe auteur du rapport l'enseignement du fait religieux dans les écoles laïques février 2002

Régis Debray :

Je vous remercie, madame la présidente. Vous m'avez demandé de dire la vérité, rien que la vérité... Je ne sais pas ce qu'est la vérité dans ce domaine, mais je vais tenter de vous exposer ma vérité. Le périmètre de vos travaux est si large que je suis soulagé que vous me proposiez de l'aborder sous l'angle plus restreint de l'enseignement du fait religieux, que j'avais traité il y a dix-quinze ans.

La République a en effet des intermittences décennales. Tous les dix ans, à chaque électrochoc qui défraye l'actualité, on redécouvre qu'il existe quelque chose de bizarre, que l'on appelle, d'ailleurs avec un terme à interroger, le religieux, et qu'il y aurait lieu d'en informer les jeunes esprits. En 1991, le recteur Joutard avait remis un rapport sur l'enseignement de l'histoire des religions, auquel aucune suite n'a bien entendu été donnée. En 2001, au lendemain des attentats du 11 septembre, et profitant de la présence de Jack Lang au ministère de l'éducation nationale, j'ai proposé un rapport sur l'enseignement laïc du fait religieux, qui nous a demandé environ une année de travaux préalables. Je me réjouis aujourd'hui que les évènements de janvier remettent cette question sur le tapis.

Je ne dirais pas qu'il y a un éternel retour, car des avancées ont été réalisées. En 2002, le ministre de l'époque a joint l'acte à la parole et a pu être mis en place, conformément à ma recommandation, l'Institut européen en sciences des religions, dans le cadre de l'École Pratique des Hautes Études. Cet institut a réalisé un excellent travail dans la formation des enseignants, dans la création d'outils pédagogiques, et a apporté une grande aide aux administrations compétentes - justice, santé publique et autres. Il est actuellement dirigé par Isabelle Saint-Martin et j'en reste le président d'honneur. Je me réjouis que, en dépit de moyens très réduits, le Gouvernement actuel l'ait chargé de prendre en charge cet enseignement du fait religieux.

Parmi les autres recommandations que j'avais faites, je regrette que le module obligatoire des professeurs stagiaires, « Philosophie de la laïcité et enseignement du fait religieux », n'ait connu qu'une existence éphémère et n'ait pas été durablement mis en oeuvre.

Quoi qu'il en soit, l'idée d'une laïcité d'intelligence, et non pas d'abstention ou d'incompétence, a cessé de sentir le souffre et commence à s'imposer ; elle est d'ailleurs soutenue par les pouvoirs publics.

Cela dit, que ce progrès ne nous voile pas les yeux sur les difficultés de l'entreprise. Il y a des résistances, au sens freudien, dans le biotope qui est le nôtre. La question du retour du religieux a en effet longtemps été refoulée car elle n'était pas au programme de la modernité. C'est incongru, désagréable, donc on le met sous le tapis.

Comment expliquer ce refoulement, cette difficulté, malgré les déclarations d'intention décennales ? Principalement par le mépris total de la classe dirigeante française, à laquelle nous appartenons tous, à l'égard de l'ordre symbolique et des solidarités existentielles qu'il autorise. Dans la perspective utilitariste de cette classe dirigeante vouée à la superstition de l'économie, au culte exclusif du chiffre, qui se veut innovante et résolument tournée vers l'avenir, la religion n'a pas de place. D'où son dédain pour les humanités classiques, dont l'étude du phénomène religieux fait partie au premier chef. Nous avons donc d'un côté, dans les centres ville, un athéisme sans culture, et, de l'autre, au-delà du périph', une religion sans culture non plus.

De nos jours, l'agnostisme est ignorant et paresseux, alors qu'il était savant et militant. La laïcité été promue par des positivistes, tels qu'Auguste Comte, qui tous avaient une véritable religion de l'Humanité.

Nos élites actuelles formées à l'Ecole nationale d'administration, établissement qu'il me semble urgent de fermer, semblent amnésiques et décervelées. Pour elles, l'histoire du monde a débuté en 1914, ce qui donne lieu à des bourdes insensées, notamment en matière de diplomatie.

Le fait religieux n'est pas enseigné car les deux vecteurs possibles manquent d'enthousiasme. Les enseignants, qui craignent de faire entrer le loup dans la bergerie éducative, pensent que le fait de ne pas en parler leur garantira la paix. Les religieux souhaitent conserver le monopole de la transmission et répugnent à envisager la religion comme un fait de civilisation comparable à un autre.

Nous assistons donc, environ tous les 10 ans, à de grandes déclarations de principe entre lesquelles rien ne se passe. Or, le fanatisme résulte, non pas d'un trop plein, mais d'un défaut de religion. Au Sahel ou ailleurs, il semble que les personnes sont d'autant plus djihadistes qu'elles sont désislamisées.

Notre société laïque subit une sorte de revers vexatoire. Elle pensait, avec Victor Hugo, qu'en ouvrant ses écoles, elle fermerait des temples et des prisons, mais c'est l'inverse qui se produit.

Nous pourrions sortir de nos difficultés en consentant à un effort de laïcité, celle-ci devant être considérée comme un englobant juridique permettant de parler sans se fâcher de choses qui fâchent. Le fait religieux s'insinue partout dans notre vie, mais qui sait encore que les sept jours de notre semaine ne résultent pas d'une donnée astrophysique mais d'un comput biblique du temps de la création, et qui connaît le caractère marial du drapeau européen ?

1 commentaire :

Le 23/09/2023 à 12:05, aristide a dit :

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"Quoi qu'il en soit, l'idée d'une laïcité d'intelligence, et non pas d'abstention ou d'incompétence, a cessé de sentir le souffre et commence à s'imposer ; elle est d'ailleurs soutenue par les pouvoirs publics."

De manière intelligente vous avez alors enfin compris qu'on ne pouvait pas exclure des foulards supposés islamiques au nom de la laïcité : ne me dites pas que vous avez vous aussi sombré dans la bêtise et l'idiotie généralisée ? Autrement dit la propagande mal intentionnée.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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