Intervention de Patrick Gaubert

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 7 mai 2015 à 9h00
Audition de M. Patrick Gaubert ancien président du haut conseil à l'intégration hci

Patrick Gaubert, ancien président du Haut Conseil à l'intégration :

Merci, madame la présidente. Si tout est dans l'intitulé de votre commission, celui-ci aurait pu être élargi à toutes les autres professions au contact du public : médecins, infirmiers, personnels hospitalier, pompiers, comme cela avait déjà été le cas lors de la commission Stasi en 2003 alors que son objet portait strictement sur les signes religieux à l'école.

Aujourd'hui, avec Richard Serero, nous sommes atterrés par ce que nous voyons, n'étant plus, ni lui ni moi, en responsabilité. Je ne peux pas dire heureusement ou malheureusement. Je dirais heureusement, parce que la situation est assez dramatique ou malheureusement, parce nous avions remis un certain nombre de propositions que le Haut Conseil avait fait dans de nombreux domaines, sur la laïcité, l'école, l'intégration, etc...

Derniers épisodes en date de ces derniers mois, du nivellement par le bas de notre système éducatif, les récentes mesures avancées par l'actuelle ministre de l'éducation nationale. Tous les ministres de l'éducation nationale ont fait leur propre réforme mais je dirais trivialement que celle-ci est particulièrement « gratinée ».

Voilà, une énième réforme qui chamboule une fois de plus les programmes, plonge la majorité des professeurs et des parents d'élèves dans le questionnement et les élèves dans l'angoisse, provoque la colère du plus grand nombre et va rendre heureux un groupuscule de professeurs qui veulent le démantèlement de l'enseignement de l'histoire, tant ceux qui l'ont conçue apparaissent déconnectés de la réalité vécue sur le terrain comme le montre le langage qu'ils utilisent.

Dans Le Point du 25 avril dernier, Jean-Michel Blanquer - que nous avons connu lorsqu'il occupait des fonctions de premier plan au ministère de l'éducation nationale - avait fait le constat suivant « on veut un enfant qui mette en perspective avant même de lui avoir donné les repères de bases ».

Ainsi apprendre à nager devient « se déplacer dans un milieu aquatique profond ou standardisé », jouer au foot devient « conduire et maîtriser un affrontement collectif ». Cette formulation ridicule pourrait aussi définir une bataille rangée entre bandes ou contre les CRS dans une manifestation ou la conduite d'une guerre !

Depuis plus de 35 ans, que ce soit dans mon engagement politique ou associatif, en tant que président de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), puis en tant que vice-président de la commission des libertés et affaires intérieures du Parlement européen et enfin, en tant que président du Haut Conseil à l'intégration, j'ai rencontré, auditionné nombre de chercheurs, d'acteurs de terrain, d'éducateurs, des enseignants, des responsables d'établissement, des tenants de courants philosophiques et religieux, et j'en oublie.

Nous avons publié des rapports, fait des propositions, rencontré tous les présidents de la République, maintes fois, tous les premiers ministres, souvent, tous les ministres de l'éducation nationale, chaque année, de gauche, de droite et du centre, tous les médias impliqués dans ces problèmes de société. Tout est resté lettre morte. Car, terrible constat, ce ne sont pas les programmes qu'il faut changer encore et encore.

Si cela marchait on le saurait et nous ne serions pas ensemble aujourd'hui !

C'est la qualité première qui fait défaut : le courage. À chaque fois ce fut : courage fuyons, nous ne voulons pas voir, nous sommes trop lucides, pas de vagues, surtout pas de vagues.

Des exemples ? Je pourrais en dérouler une longue liste. J'en citerai deux extrêmement parlants.

En 2000, nouveau président de la LICRA, je rencontre avec mon secrétaire général, Richard Serero, M. Olivier Schrameck, directeur de cabinet du Premier ministre, homme extrêmement intelligent et estimable. Nous lui proposons alors une action de parrainage et d'accompagnement citoyen de jeunes collégiens de quartiers dits sensibles. Cette action portait pour nous sur 2 000 jeunes, chiffre symbolique de l'an 2000. M. Schrameck leva les yeux au ciel et nous déclara « ce ne sont pas 2 000 qu'il faudrait mais 200 000 ! ». Ce qui montrait bien qu'il avait déjà, à l'époque, parfaitement conscience de la situation. Nous lui avons répondu que 2 000 c'était l'affaire d'une association et que 200 000 c'était l'affaire de l'État.

Deuxième exemple : en 2001, je rencontre M. Claude Bartolone, ministre de la Ville, pour lui présenter une campagne de communication de la LICRA contre les discriminations intitulée « stoppons l'apartheid en France ».

Déjà en 2001, nous avions employé ce terme qui aujourd'hui fait encore scandale. Toute vérité n'est pas bonne à dire mais je considère que certaines vérités doivent être dites.

Mme Martine Aubry, que je rencontre quelques fois, alors ministre des affaires sociales, à l'époque, déclara, elle, que cette campagne aurait mérité d'être grande cause nationale. Elle donna lieu à la création d'une plateforme d'appel, le 114, puis de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde).

Revenons à M. Claude Bartolone. Il m'expliqua - je le rappelle, en tant que ministre de la Ville - que pour lui la génération 16-18 ans d'alors, était une génération perdue. Ce sont ses mots. Il avait raison car cette génération-là, c'est aujourd'hui les Kouachi et les Coulibaly d'aujourd'hui. C'était le constat terrifiant d'un ministre de la République. Je lui demande alors ce que l'État entend faire pour les générations qui suivent ? Ça veut dire que si la génération 16-18 est « foutue », selon ses mots, qu'allions-nous faire sur la génération 10-12 ans ? Vous connaissez la réponse puisque, en 2015, vous êtes encore une fois saisis de ces questions. Rien ou presque n'a été fait depuis, ni par M. Bartolone, ni par aucun de ses successeurs de droite, comme de gauche.

C'est le constat d'ailleurs d'un des rapports que nous avions fait en 2009 sur le bilan des vingt ans d'intégration. Pour en revenir au coeur de votre mission, depuis plus de 40 ans on a cessé de mettre la transmission des savoirs au coeur de l'enseignement pour y mettre l'enfant. On a cessé d'enseigner la République, ses valeurs, la laïcité à l'école. On crut bien faire en privilégiant par exemple les ELCO, enseignements de langue et culture d'origine, dont nous demandons d'ailleurs la disparition. Les ELCO, c'est une erreur funeste car on aurait mieux fait de se servir de ces heures pour mieux faire apprendre le français aux enfants.

Dans nos associations nous mettions à juste raison le droit à la différence au centre du combat contre le racisme et les discriminations. Nous fûmes piégés par des groupes radicaux qui, au nom du droit à la différence, justement, revendiquèrent la différence de droits en raison de l'origine ou de la religion.

Premiers prémices du dérèglement qui s'ensuivit, en 1989 : l'affaire du foulard de Creil où un responsable d'établissement, conscient de sa responsabilité et courageux, décida d'en interdire le port dans son établissement au nom des valeurs de la République. Il fut désavoué par sa hiérarchie. Je crois qu'à l'époque, le ministre de l'éducation nationale était M. Jospin.

Dans la foulée, toujours en 1989, le Premier ministre, Michel Rocard, qui avait bien compris, lui, l'importance de l'enjeu créa le Haut Conseil à l'intégration dont j'ai eu l'honneur d'être le dernier président. Que se passait-il ? Des enfants de familles immigrées première génération, qui n'avaient pas baigné dans la culture française, étaient dans l'incapacité d'en transmettre les valeurs ou les faire accepter à leurs enfants à qui on ne les enseignait plus à l'école. Nous savons tous où nous en sommes aujourd'hui. Conséquences du manque de fermeté et de courage politique, chacun se débarrassant de la « patate chaude » en la refilant au voisin, au ministre qui lui succédait, au Conseil d'État, etc...

Aujourd'hui, petite lueur d'optimisme dans un ciel orageux, certaines recommandations du Haut Conseil à l'intégration concernant les primo arrivants ont été suivies d'effets à travers la recommandation d'octobre 2009 intitulée « Faire connaître, comprendre et respecter les valeurs et symboles de la République et organiser les modalités d'évaluation de leur connaissance ». Sur les papiers qu'on a dû vous remettre, nous donnons les propositions du Haut Conseil pour mieux faire connaître aux enfants les valeurs et symboles de la République.

Je vais aujourd'hui peut-être vous surprendre ou vous choquer. Ce ne sont pas les nouveaux arrivants depuis moins de cinq ans qui posent problème. Il faut arrêter de stigmatiser les immigrés récents, de les montrer du doigt, d'expliquer qu'ils sont responsables de tout car ils sont pris en charge, on leur fait connaître et intégrer les valeurs de notre République, le respect de la laïcité à travers un contrat d'intégration qui, certes, devrait être revu. Le Haut Conseil à l'intégration avait fait quelques propositions. Nous disions aussi alors : « il faut expliquer aux nouveaux immigrants comme à tous les jeunes français le sens des valeurs de la République ».

Les difficultés auxquelles se heurte notre société et plus particulièrement notre système éducatif dans sa globalité, de la maternelle à l'université, viennent des enfants, français de naissance, issus de parents eux-mêmes français première et deuxième génération, qui étaient, pour reprendre l'expression de M. Bartolone, comme fichus pour notre République, qui refusent nos systèmes de valeurs, qui disent se sentir mal dans leur pays, la France.

Nous avions, dans un autre rapport, recommandé de rendre la scolarisation obligatoire à trois ans. Cela a été suivi, sans être obligatoire, mais c'est une façon importante d'ouvrir plus rapidement les petits à la langue française, de les sortir ainsi d'un milieu familial où le français est souvent d'un usage limité. Tous les rapports du Haut Conseil à l'intégration relatifs au système éducatif sont consultables à la Documentation française.

Pendant toute ma vie, je me suis battu pour les valeurs transcendantes de notre pays, la France, où mes parents ont choisi de vivre et de voir grandir leurs descendants après avoir fui leurs pays d'origine d'Europe de l'Est. Richard Serero, sans être un immigré mais un exilé de l'intérieur, est le descendant de ces Juifs indigènes d'Algérie, devenus français en 1870, qui portèrent et transmirent à leurs enfants les valeurs de la France. À une époque, que l'on vienne du Nord, de l'Est ou du Sud de l'Europe, notre engagement républicain était total et sincère.

Mon travail de vice-président de commission au Parlement européen a conduit le Président de la République à me nommer à la tête du Haut Conseil à l'intégration en 2008. De 2008 à 2012 nous avons conduit et produit des rapports édifiants sur les défis de l'intégration à l'école pour les jeunes français. Nos rapports, nos propositions étaient le fruit, comme je vous l'ai déjà dit, et je le répète, de très importantes concertations sur le terrain avec tous les acteurs de notre société. Cela veut dire que toutes nos propositions ont un consensus total du monde associatif, du monde économique, du monde éducatif, professeurs de maternelle, de collège et d'université, des syndicats, de recteurs, de l'ensemble des acteurs sociaux, médecins, assistantes sociales, avocats, magistrats, philosophes, représentant de l'État, des collectivités et des élus. C'est un consensus total sur nos propositions à droite comme à gauche. Mais pas au sommet de l'État en 2012 : le dernier rapport du Haut Conseil à l'intégration remis au Premier ministre après sa prise de fonction en 2012 fut prestement enterré. Il fuita dans la presse quelques mois plus tard. Il portait sur la laïcité et les signes religieux à l'université, qui fait débat aujourd'hui. C'est une question sensible à laquelle notre pays ne peut se soustraire. Résultat de cette fuite ? Le Haut Conseil à l'intégration fut rayé d'un trait de plume par l'actuel Président de la République. Quand le malade a de la fièvre, plutôt que de le soigner il est plus commode de casser le thermomètre.

Aujourd'hui, en France, l'affirmation de la République, de ses valeurs, de la transmission à l'école ne doit plus se contenter de discours incantatoires ou martiaux. Tout a été dit, écrit, proposé ou presque, dans de nombreux rapports et ouvrages d'auteurs venant de l'enseignement comme, par exemple, le livre sur Les territoires perdus de la République qui est un terrifiant témoignage ; du rapport Obin qui était un extraordinaire constat, il disait des vérités, trop de vérités, que les ministres de l'éducation nationale ne voulaient pas entendre. Erreur funeste, ce rapport fut enterré avec une grande violence. Personne ne peut ou ne pourra dire : nous ne savions pas.

Alertés, ceux en charge de cette responsabilité n'ont pas voulu savoir, n'ont pas voulu voir. Peur d'être récupérés, hantise du « pas de vague », peur des syndicats, crainte du « pas d'amalgame ».

Pour terminer je citerai Albert Camus : « à mal nommer les choses on contribue aux malheurs du monde ». Pour le paraphraser je dirais qu'à trop tarder à reprendre avec courage, lucidité, fermeté, pugnacité politique, l'affirmation, la transmission, l'enseignement des valeurs de la République et la laïcité, à ne pas vouloir accorder la reconnaissance professionnelle aux enseignants et à ne par les replacer au centre de la chaîne de la transmission des savoirs, nos responsables contribuent aux malheurs de notre pays et pire, à ceux de nos enfants.

4 commentaires :

Le 23/09/2023 à 13:46, aristide a dit :

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Premiers prémices du dérèglement qui s'ensuivit, en 1989 : l'affaire du foulard de Creil où un responsable d'établissement, conscient de sa responsabilité et courageux, "

C'est la meilleure celle-là :c'est à cause de ce principal de collège qui n'avait strictement rien compris à la laïcité et qui faisait contresens sur contresens que tout le malheur actuel survient.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 23/09/2023 à 14:10, aristide a dit :

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« il faut expliquer aux nouveaux immigrants comme à tous les jeunes français le sens des valeurs de la République » "

à travers la loi de 2004 : discrimination, racisme, antisémitisme...

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 23/09/2023 à 14:14, aristide a dit :

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" Nous savons tous où nous en sommes aujourd'hui."

Discours approximatif qui n'a pas vraiment de sens.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 23/09/2023 à 14:15, aristide a dit :

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"Il fut désavoué par sa hiérarchie. "

Encore heureux...

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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