Intervention de Alain-Gérard Slama

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 19 mars 2015 à 9h00
Audition de M. Alain-Gérard Slama journaliste professeur à sciences-po

Alain-Gérard Slama :

Il est rare que des personnes de mon modeste niveau aient l'occasion de s'adresser à d'autres interlocuteurs que mes étudiants de Sciences-Po ou à mes lecteurs et mes auditeurs, ces derniers ne se manifestant en général que quand ils sont mécontents... Avoir enfin un contact avec les élus constitue pour moi une chance, presque une aubaine !

J'ai écouté sur le site du Sénat un grand nombre des interventions précédentes, notamment celle des anciens ministres, MM. Ferry, Châtel et Chevènement. J'ai été frappé par le fait que ces derniers se sont révélés très complémentaires. Tous ont fait du bon travail, ont fait preuve de bonne volonté et avaient une réponse à chacune des questions que vous avez posées. Par ailleurs, nous voyons bien, depuis le 7 janvier dernier, que l'opinion publique a enfin conscience des problèmes soulevés aujourd'hui par la laïcité, le lien social, l'idée de nation et de nationalité. Et cependant on a l'impression que ceci reste sans prise sur les choses.

Si je faisais un bilan des résultats obtenus par notre école, malheureusement, le constat serait celui d'un échec. Nous n'assistons pas à un progrès, mais plutôt à une régression de l'alphabétisme, à une montée de la violence, à une situation dans laquelle tant de professeurs, pleins de bonne volonté à l'instar de leur ministre, se plaignent d'être en déshérence et d'être abandonnés, et ce pas seulement dans les quartiers difficiles. Ils ne se sentent pas soutenus face à la violence, quand leur proviseur a reçu du ministère la consigne de ne pas faire de vagues. La suppression de l'indicateur SIGNA, qui recensait les actes de violence à l'école et qui avait mis en évidence leur forte hausse, est à cet égard assez frappante. Nous sommes aujourd'hui devant un mystère. Comment se fait-il que malgré tant d'efforts, tant de textes, nous n'obtenions pas les résultats que nous sommes en droit d'attendre ? La forte instabilité des ministres successifs de l'éducation nationale ne doit pas être surestimée comme facteur de cet échec.

La définition des notions me paraît essentielle. Parle-t-on tous de la même chose en matière de laïcité ? Les manifestants du 11 janvier 2015 pensaient-ils tous la même chose lorsqu'ils parlaient de laïcité ? Il en va de même en matière d'identité. Les remous suscités par le débat sur l'identité nationale en 2009 ont montré qu'il s'agit d'une question délicate. On a assisté à cette occasion à une multiplication des revendications identitaires, auxquelles il est difficile d'opposer l'argument de l'antériorité. Il y a là un vrai problème. Cette composante même de notre culture s'inscrit en faux contre tout argument invoqué au titre d'une quelconque antériorité. Un autre concept à la mode, si vous me permettez l'expression, est celui de fraternité. De quoi s'agit-il ? Le professeur Carbonnier soulignait qu'une certaine philosophie des droits de l'homme tendait à créer au bénéficie de l'autre le droit d'exiger qu'on le traite en frère. Faut-il pénaliser l'absence de fraternité ? Je ne le crois pas.

Il y a là tout un ensemble de notions que j'aimerais tenter de recadrer. Vous avez rappelé, madame la présidente, que j'ai rédigé un rapport sur l'éducation civique à l'école à la demande du Conseil économique, social et environnemental, dans lequel j'insiste sur le fait qu'il faut l'enseigner dès la maternelle. Essayer de définir les concepts que j'ai cités permettra de justifier l'enseignement dès le plus jeune âge de l'éducation civique.

Commençons par la laïcité. Il existe une véritable conception française de la laïcité, qui ne ressemble à aucune autre et qui nous a longtemps été enviée par nos voisins. Qu'entendre par laïcité ? L'État laïc n'est pas neutre, il neutralise le plus possible la sphère publique. Il sépare le plus possible l'espace public de la sphère privée. Cela se voit de façon très claire dans la loi du 9 décembre 1905. Son article premier prévoit que « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public. » Ces restrictions sont claires. Par exemple, l'article 26 interdit la tenue de réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l'exercice d'un culte. Cela signifie qu'il n'y a pas de confusion acceptable ou admissible entre l'espace public et un lieu qui a vocation à accueillir les passions irrationnelles - c'est-à-dire différentes de la raison politique qui a été l'idéal des Lumières. Ainsi, les processions religieuses ne sont pas interdites, mais soumises à autorisation. Il en va de même pour les crèches dans les mairies. Cet usage ne me choque pas, mais lorsque la question de droit est posée, il faut appliquer la loi. La loi Debré de 1959 sur l'école privée a été remarquablement astucieuse. Elle prévoit le financement de l'école privée, dans la mesure où il n'est pas de liberté formelle qui n'éprouve le besoin de sa consécration dans un exercice réel. Mais il y a des contraintes posées par contrat. Il y a des lieux où le caractère propre de l'établissement prime, d'autres où c'est la règle de la République qui s'impose. L'esprit de cette loi est resté. La proposition de loi étendant le principe de neutralité religieuse aux structures de petite enfance recevant des financements publics ne me choquait pas. Dès lors qu'il y a financement de l'État, ce dernier est en droit d'exiger une neutralité. Cette conception de la laïcité nous est propre : l'État neutralise la sphère publique.

Si l'on veut éviter les conflits à l'intérieur de la société, il faut que l'État « honnête homme », expression que je préfère presque à l'État de droit, favorise la tolérance réciproque. Cette tolérance permet de trouver des accommodements, tant que ce n'est pas l'État qui finance. Ce raisonnement s'applique de nos jours pour les mosquées. S'il faut surveiller ce qui s'y dit et s'assurer que l'utilisation des lieux de culte est conforme à la loi de 1905, il n'appartient pas à l'État de former les imams ; d'autres formules peuvent être trouvées.

Le second thème de mon intervention est la notion d'identité. À partir de la Révolution, l'identité repose d'abord sur un certain nombre de vecteurs issus de l'éducation. L'identité française est à la fois celle que je me construis par moi-même, dans laquelle je m'identifie à mes actes et en prends la responsabilité, mais elle repose d'abord sur l'éducation. D'autres modèles étrangers s'appuient davantage sur le sang, l'ethnicité ou la religion. Les vecteurs produits par le système éducatif ont permis de constituer la nation française à partir de populations d'origines ethniques et d'appartenances religieuses différentes. Il est vrai qu'aujourd'hui on redécouvre des revendications d'appartenance, mais le phénomène communautaire demeure un phénomène largement imaginaire. Il répond à une demande de la société qui se tourne vers l'État pour obtenir une reconnaissance, une escalade de revendications de droits, dont les effets ne sont pas heureux. Ainsi, le grand rabbin souhaiterait que les dates du baccalauréat soient déplacées en fonction des fêtes juives. Des exigences identiques se font jour dans les cantines scolaires - où des alternatives sont toujours possibles, notamment par la fourniture d'un menu de substitution. Se focaliser sur ces questions, c'est vouloir faire un problème politique de quelque chose qui a un caractère subalterne. Une identité qui se réclamerait d'une appartenance ethnique ou religieuse serait à la fois dangereuse et illégitime.

Pour répondre à ma réflexion initiale, l'échec du système scolaire, malgré tous les efforts menés, procède d'un durcissement de la demande sociale en direction de conceptions de la laïcité et de l'identité différentes de celles qui prévalent dans notre culture. Nous assistons, comme l'a très bien analysé Jean Carbonnier dans un essai intitulé Droit et passion du droit sous la Ve République, à une dérive du droit de plus en plus difficile à maîtriser.

Il me semble, moi qui me suis toujours battu contre les IUFM - que j'ai longtemps considérés comme des lieux d'improvisation pédagogique - qu'il est aujourd'hui nécessaire de renforcer la formation des maîtres, dont la bonne volonté n'est pas en cause, en recréant les IUFM.

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