Intervention de Alain-Gérard Slama

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 19 mars 2015 à 9h00
Audition de M. Alain-Gérard Slama journaliste professeur à sciences-po

Alain-Gérard Slama :

Vous avez à très juste titre rappelé que Jules Ferry, dans sa lettre aux instituteurs, conseillait aux enseignants de parler « hardiment » de sujets importants. Il leur disait aussi : « ne dites rien qui pourrait froisser la conscience d'un seul de vos élèves ou même des parents ». Son idée était qu'il fallait enseigner des principes fondamentaux aux élèves, tout en évitant de leur inculquer ce sur quoi tôt ou tard ils se rebelleraient, à savoir une morale d'État.

Je me souviens que lorsque j'ai publié ce rapport, les médias m'ont accusé de prôner un retour à la morale. Ce n'était pas le cas. En République, droit et morale sont hétéronomes. Il ne s'agit pas d'être machiavélien. Cela signifie simplement que le pouvoir, le politique doivent s'arrêter là où commence l'injonction morale, qui engage des choix de valeurs. Le problème réside en effet, aujourd'hui plus que jamais, dans la contradiction entre les valeurs enseignées à l'école et les valeurs des familles.

Dans un texte antérieur, écrit à la fin du Second Empire, Jules Barni, fervent républicain et résistant, disait : « on commence à comprendre aujourd'hui que la politique et la morale ne sont pas absolument identiques. Le domaine de la politique est celui du droit, c'est-à-dire de tout ce qui peut nous être légitimement imposé par une contrainte extérieure. » Je posais tout à l'heure cette question, peut-on contraindre à être fraternel ? « Ajoutez au règlement du droit naturel, droit antérieur et supérieur en soi à toute convention, mais qu'il faut bien fixer par des lois positives, celui des intérêts collectifs, auxquels il peut nous convenir de pourvoir par des conventions publiques qui deviennent aussi des lois pour chacun de nous, et vous aurez tout le domaine de la politique. Sa juridiction ne s'étend pas au-delà. » Je dirais même que c'est grâce à cela que la IIIe République n'a pas été totalitaire. Elle a restreint l'espace dans lequel la loi pouvait intervenir et laissé à l'individu des choix qui n'appartiennent pas à la société, mais à chacun. « Le reste », disait Barni, « c'est-à-dire tout ce qui dans la morale n'est pas de droit, appartient exclusivement au for intérieur, au domaine de la conscience. Que la politique, que la démocratie particulièrement, soit intéressée à l'observation de ces devoirs, qui ne regardent que la conscience, qu'elle en favorise même l'action, si c'est possible, par les moyens qui sont de son ressort, à la bonne heure ! Mais elle n'a pas le droit de les imposer par la force dont elle dispose. Lorsqu'elle méconnait la limite de sa juridiction et qu'elle empiète sur le domaine propre de la morale, elle tombe dans une tyrannie insupportable, elle est condamnée à employer les plus détestables moyens, l'espionnage des moeurs, l'inquisition des consciences, et elle favorise ce qu'il y a de plus odieux au monde, l'hypocrisie. »

Je dois dire que dans la culture politique française, la société supporte très bien les menteurs, mais elle a horreur des hypocrites. Ce qui rend d'ailleurs parfois la tâche difficile pour la gauche, car lorsque l'on prend un homme de gauche en contradiction avec les principes qu'il affirme, on lui tombe dessus !

Ma réponse à votre question est là. J'ai un peu peur aujourd'hui que l'on dérive vers la tentation d'édicter une morale d'État - ce dont je me suis bien gardé dans ce rapport de 2009. Mais on le voit, la demande sociale, les médias, la presse veulent à tout prix associer la morale à la droite, et le droit à la gauche. Il s'agissait de me diaboliser d'emblée.

Sur votre dernier point, relatif aux valeurs à enseigner, il importe de ne pas être anti-pédagogiste par principe. Il faut donner aux enfants, dès le plus jeune âge, la conscience qu'ils sont capables de distinguer entre le bien et le mal. Beaucoup de maîtres de maternelle savent le faire, mais il faut mettre en place une formation spécifique sur ces aspects et enseigner la psychologie des groupes. Les enfants doivent apprendre les rapports de civilité. L'histoire de la civilité est très intéressante à observer. Ce sont les salons, les associations, les corporations, les syndicats qui ont créé des règles de civilité, en quelque sorte pour se protéger contre l'intrusion du pouvoir. Ce sont des codes non écrits de la vie en société, au titre desquels nous nous devons d'être civilisés. Or, plus on cherche à traiter des rapports de civilité dans des textes écrits, plus on suscite l'intervention du pouvoir, la pénalisation de la société, et on en arrive à des situations caricaturales.

Par exemple, sur la question de la langue, parler le français le mieux possible constitue, dans cette logique, une politesse vis-à-vis des autres et de soi-même, du temps de gagné pour les communications, des références à tout un passé culturel partagé. J'ai été assez gêné par une loi qui voulait nous faire parler français si on voulait éviter une contravention. Nous ne sommes pas civils dans le métro pour éviter une contravention ! Mon propos peut vous paraître ultralibéral, mais il est en réalité profondément républicain.

Je crois important de faire comprendre aux enfants qu'être responsable est une condition de la liberté, que lorsqu'on prend un risque il faut en assumer les conséquences, et leur apprendre à distinguer entre la sphère publique et la sphère privée. On réécrit d'une certaine manière l'Émile de Rousseau.

Il y a enfin, bien entendu, la langue. Il convient de parler aux enfants, dès le plus jeune âge, avec un certain degré d'exigence. Les statistiques nous montrent que si les bases de la lecture, de l'écriture, ne sont pas acquises dès les premières années, il est d'autant plus difficile de les rattraper plus tard. Le problème aujourd'hui réside dans le fait que la thèse de Bourdieu et de Passeron sur les Héritiers, que j'avais combattue en mai 68 - et je le regrette -, se trouve vérifiée : les enfants qui disposent de bibliothèques chez eux, qui entendent parler un bon français, éprouvent moins de difficultés à l'école.

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