Je vous remercie infiniment, madame la présidente, de votre invitation qui me touche beaucoup. Vous avez mentionné mon expérience d'enseignant. Elle est bien modeste car je suis un jeune enseignant. Je voudrais me faire le porte-parole et tenter de relayer l'expérience de nombre de mes collègues, pour témoigner des difficultés que nous rencontrons quotidiennement dans l'exercice de notre métier et qui relèvent de l'intitulé même de votre commission d'enquête.
Ces difficultés ne sont pas étonnantes. Il est même étonnant que nous nous en étonnions car nous les avons peut-être créées. Une prise de conscience a résulté des événements dramatiques du mois de janvier, prise de conscience de l'étendue de la distance qui s'est créée entre la France et une partie de sa jeunesse, entre nos institutions et une partie de la société française, prise de conscience vécue dans la douleur par beaucoup de mes collègues qui voyaient leurs élèves incapables d'un dialogue avec eux et avec la République, incapables de partager ces repères et ces principes qui font la vie en société, qui la structurent et qui la protègent.
Il est étonnant que nous nous étonnions. Le diagnostic, nous le connaissons parfaitement. Permettez-moi de rappeler quelques éléments chiffrés que j'ai empruntés aux statistiques publiées par le Gouvernement, des organes de l'État ou par des institutions internationales.
De la dernière enquête PISA de 2013, il ressort que 22 % des collégiens en classe de 5e doivent être considérés dans une situation d'échec grave et comme incapables de participer de manière active et efficace à la vie de la société.
Une enquête publiée par la direction de la prospective et de la performance de l'éducation nationale indiquait que 20 % des élèves de 3e, soit un élève sur cinq, étaient incapables de donner un sens à une information et de décrypter un texte simple, incapables de prendre de la distance par rapport aux images publiées sur Internet. Comment s'étonner que cette distance critique devienne difficile, lorsque nous savons pertinemment, d'après nos propres statistiques, que nos élèves de 3e sont marqués par cette difficulté de décryptage d'un texte.
Une dernière statistique, la mieux connue mais dont nous parlons le moins, me paraît la plus dramatique. Elle ressort des journées Défense et citoyenneté et mesure chaque année l'illettrisme dans notre pays. Sont considérés dans une situation de grande difficulté 18 à 20 % des jeunes majeurs, incapables de déchiffrer un programme de cinéma, l'heure du film, ses acteurs ou le chemin à suivre pour se rendre dans la salle de cinéma.
Comment s'étonner ensuite de nous trouver devant une telle difficulté ? Comment s'étonner que nous ayons abandonné ces collégiens et ces lycéens, à la sortie des établissements scolaires, à la facilité du discours simpliste auquel ils sont exposés sur Internet et à la puissance de l'image devant laquelle aucune distance n'est possible sans l'expérience du texte, de la lecture et du déchiffrage ?
L'enquête PISA de 2013 met également en évidence le fait, très douloureux pour les enseignants, que notre système scolaire est devenu, en raison du poids de l'origine sociale qu'il supporte, le plus inégalitaire de l'OCDE.
Mais le système éducatif français n'est pas partout en situation de faillite et d'échec et nous pouvons être rassurés de voir encore nos enfants poursuivre leur scolarité dans des établissements dont les enseignants sont tout dévoués à leur métier. Beaucoup d'écoles réussissent à transmettre la connaissance aux élèves. Cependant, dans des lieux ou les familles se désintéressent de la scolarité de leurs enfants, nous avons abandonné nos élèves à la superficialité de certains discours et à la tentation de la violence. Tout cela, nous en étions conscients avant l'attentat de Charlie Hebdo, nous savions la difficulté à parler à nos élèves, à récupérer leur confiance quand ils sont soumis à la pression du numérique dans lequel ils trouvent non seulement une technologie d'information, mais aussi de désinformation, face à laquelle ils sont privés de tout esprit critique.
Je crois que nous sommes responsables de cet état de fait et je dirai même que nous l'avons organisé. Vous avez mentionné, madame la présidente, le petit essai que j'ai publié à la rentrée dernière Les déshérités. Dans cet essai, je fais part de mon étonnement et de celui de mes collègues, à notre arrivée à l'IUFM et tout au long de notre année de formation, de nous avoir vu imposé par l'autorité, légitime, de cette institution le principe fondamental selon lequel nous ne devions pas transmettre un savoir. Alors que nous avions auparavant suivi des formations pour partager un savoir commun, cet acte de transmission nous était présenté comme un acte de violence, une brutalité exercée sur nos élèves, un acte qui ferait peser sur eux la condescendance d'une culture qui s'imposerait à eux et les empêcherait d'être libres. Je ne condamne pas ceux qui ont tenu ce discours et trouverais tragique que le débat éducatif soit réduit à une suspicion mutuelle d'un camp contre un autre ; en tant qu'adultes, nous partageons le même désir de voir nos enfants grandir dans la liberté et l'humanité. Ce discours consistait à penser que l'autorité de l'adulte est une prévention exercée contre la liberté de l'enfant, que tout ce qui est donné à la transmission est enlevé à la liberté. C'était au départ un acte de générosité. Mais il y a faute morale du fait que, après constat d'échec, nous avons été incapables de remettre en cause ce principe.
Comment se fait-il que nous sachions mesurer l'illettrisme dans notre pays et soyons incapables de nous poser la question d'une véritable amélioration des méthodes d'enseignement de la lecture ? L'écart entre la conscience de la réalité et notre capacité à réagir, entre ce que nous savons tous devoir faire et ce que nous faisons effectivement, voilà ce qui constitue le véritable scandale éducatif. Les événements tragiques de Charlie Hebdo ont d'autant plus traumatisé les Français que l'agression venait de l'intérieur, commise par de jeunes Français qui ont quitté volontairement la République, la communauté nationale, jusqu'à exercer contre leurs propres concitoyens une violence inexplicable, injustifiable, barbare. Ce qui nous tétanise le plus, c'est de voir que ces jeunes Français avaient suivi la totalité de ce parcours républicain que nous voudrions d'intégration, mais qui est de désintégration.
Nous avons expliqué aux enseignants, qui l'ont redit à leurs élèves, que l'histoire française était coloniale, la langue française sexiste, qu'il fallait déconstruire la culture comme porteuse de stéréotypes, que le savoir était un poids qu'on leur infligeait, que la culture allait les empêcher de rester naturels. Les enseignants ont été amenés à concevoir leur propre métier comme une forme de malédiction nécessaire. On nous a expliqué que la notation était une brutalité. Nous cherchons une évaluation bienveillante, sans notes ; ceci implique que la notation serait violente et coercitive. Nous nous retrouvons aujourd'hui démunis devant cette désintégration que nous avons-nous-mêmes organisée avec les meilleures intentions du monde.
Je n'ai pas à porter de jugement mais à appeler à une prise de conscience collective qui commence par un examen de conscience. Reconsidérer la nécessité de reconstruire une école centrée sur sa mission propre : la transmission du savoir et de la culture. Une piste de réflexion pour refonder cette école ?
Au fond, la réforme de l'éducation nationale n'est pas une chose très compliquée. Nous avons dans notre histoire la trace d'un système scolaire qui a fonctionné, qui a réussi le miracle de reconstituer l'unité de notre pays au moment où la France était divisée, explosée, éclatée entre traditions religieuses et langues régionales. Les enseignants qui se dévouent à la tâche éducative n'attendent que ça : qu'on leur dise que le savoir qu'ils ont reçu et qu'ils ont envie de partager est la condition de toute éducation.
Le grand paradoxe de la mobilisation de l'école en faveur des valeurs républicaines, c'est qu'elle ne peut réussir à les transmettre avec une forme de coercition redoublée. Imposer des valeurs ou des cours de morale laïque ne fonctionnera jamais. Nous n'arriverons jamais à construire une école qui, pour n'avoir pas su former, voudrait désormais formater. Cela ne suscitera que réticence et résistance, et même une dissolution plus forte et plus vive encore de la communauté nationale. Si nous savons à nouveau structurer l'école autour de sa mission fondamentale qui est de transmettre savoir et culture, alors nous pouvons à nouveau construire une école qui éduquera car elle saura instruire. L'instruction est le seul moyen par lequel nous pouvons rebâtir une école qui à la fois reconstruise notre société et ouvre chacun de ses concitoyens à une authentique liberté.