Ces trois questions n'en font en réalité qu'une. L'école doit-elle être le vecteur des valeurs républicaines ? Je le crois personnellement et, plus largement, il me semble que l'école constitue ce que par quoi se fonde toute cité, toute chose publique, toute République. Il n'y pas de République sans école, il n'y a pas de politique sans école. Aristote, dans Les Politiques, affirme que le propre du citoyen est de parler avec les autres. Le propre de la cité consiste à parler ensemble de ce qui est bon et de ce qui est juste, d'entretenir un dialogue commun, un débat. Pour cela, encore faut-il savoir parler et parler la même langue. Il n'y a pas de politique dès lors qu'il n'y a pas de possibilité de parler ensemble avec la même langue, avec des mots permettant de raisonner communément. L'école peut former les citoyens de demain en leur transmettant cette langue commune, non seulement au sens de la capacité de parler, de la capacité à maîtriser un vocabulaire - ce qui serait déjà un grand pas en avant - mais au sens de la capacité à parler ensemble, avec un fond culturel commun, de ce qui est bon et de ce qui est juste. Selon Alain-Gérard Slama, lorsque l'on n'a plus les mots, il ne reste que la violence. Cela est vrai dans notre expérience personnelle, au sens psychique et psychologique, mais c'est vrai aussi dans notre expérience collective. Lorsque nous n'avons plus les mots pour parler ensemble, alors nous sommes tentés de régler nos différends par la violence. Lorsqu'il n'y a plus de dialogue commun, lorsqu'il n'y a plus de possibilité même d'un dialogue parce qu'il n'y a plus de langue commune, alors naît la violence, qui remplace la République. C'est quand la République se défait, quand la société se dissout, que la violence semble se rappeler à nous. De ce point de vue, il est étonnant que nous nous en étonnions... Alors que l'on a condamné la transmission de la culture, il n'est pas étonnant que « l'autre de la culture » surgisse, c'est-à-dire la barbarie. Comme vous le savez, la barbarie désigne dans son étymologie grecque « barbaros » ces sons inarticulés sortant de la bouche de celui qui n'a pas reçu la langue commune. La barbarie, c'est ce cri inarticulé qui jaillit d'une génération ou d'une partie d'une génération à qui nous n'avons pas transmis les mots pour participer à la vie citoyenne.
J'ai eu la chance, lorsque j'étais titulaire sur zone de remplacement - comme la plupart des jeunes enseignants - de découvrir un grand nombre d'établissements. J'y ai rencontré des élèves passionnants avec, comme tous les jeunes de notre temps, une grande générosité, une grande intelligence, une créativité extraordinaire. Mais j'ai rencontré aussi, cela est notamment le cas dans les zones les plus défavorisées, des jeunes à qui on n'avait pas transmis les moyens d'exprimer en actes cette créativité, cette générosité, ce désir de se donner, de participer de manière « productive et active », selon les mots de l'enquête PISA, à la vie de la société, à la vie de la cité de demain. Il y a, de ce point de vue, une grande inquiétude à avoir. Nous devons nous sentir responsables de ces jeunes qui n'ont pas reçu la capacité de parler, d'articuler un raisonnement, qu'ils aient ou non quitté le système scolaire avant la fin de leur parcours. Or, ces conditions sont fondamentales pour participer à la vie de la cité, pour comprendre les enjeux d'une élection, la possibilité de la participation citoyenne, pour prendre part, en tant qu'électeur ou en tant qu'élu, à la vie de la cité.
L'école doit être le vecteur des valeurs républicaines, je dirais même que l'école est ce par quoi se prépare toute République et qu'il n'y a pas de République sans école. Ceci ne peut fonctionner si l'école se trouve mise au service d'une éducation qui se passerait de l'instruction. C'est un paradoxe qui ne cesse de m'étonner. On a le sentiment, pardonnez-moi ce propos irrévérencieux, que les responsables politiques, qui produisent les directives, n'ont plus ou pas l'occasion d'être en contact avec des jeunes, des enfants, des adolescents, des élèves. L'idée que l'on pourrait transmettre des valeurs qui s'imposeraient d'elles-mêmes est une fiction. Les enseignants le savent très bien dans la mesure où ils encouragent, par ailleurs, l'esprit critique chez leurs élèves. Aucune valeur ne s'impose d'elle-même. Imposer à ses élèves le fait de refuser tel ou tel comportement, d'adopter telle ou telle pratique est impossible. Pourquoi faudrait-il être tolérant plutôt qu'intolérant ? Pourquoi faudrait-il être respectueux plutôt qu'irrespectueux ? Pourquoi faudrait-il être paisible plutôt que violent ?
Je prendrai un exemple qui m'a marqué personnellement dans mon itinéraire d'enseignant : le sexisme. Il est souvent affirmé que l'école doit lutter contre le sexisme, que cela fait partie de ses missions fondamentales. Comme tout enseignant, j'ai lu avec attention le document de quatre pages sur les missions de l'école adressé par Vincent Peillon aux enseignants au début du présent quinquennat. Il est d'ailleurs paradoxal de demander aux enseignants de faire tout ce que la société ne parvient plus à faire. Y figurait la lutte contre le sexisme. Je suis convaincu que cet objectif n'est ni superflu ni irréaliste et doit constituer une priorité, ayant eu l'occasion de constater dans de nombreux établissements, notamment situés dans des zones défavorisées, que le sexisme est une réalité. Les comportements, le vocabulaire et les attitudes des garçons vis-à-vis des filles sont parfois extraordinairement condescendants et violents et de nombreuses jeunes filles en souffrent. Il suffit d'ailleurs de s'intéresser à certaines productions de ce que l'on appelle les « cultures urbaines » pour constater que l'image de la femme y est souvent dégradée, maltraitée. Dans notre espace public même, nous devons reconnaître qu'à travers la publicité, le sexisme et la dévalorisation de la femme sont souvent une réalité.
Comment l'école peut-elle lutter contre le sexisme ? La solution qui nous est proposée me semble irréaliste et absurde. Nous organisons des ateliers pédagogiques, éducatifs, ludiques contre le sexisme ou des cours de morale laïque dans lesquels nous expliquons que le sexisme est contraire à nos valeurs. Or, cela ne s'impose pas d'emblée. Les adolescents nous regardent avec une forme de distance ironique lorsque nous prétendons les réunir dans les cours de récréation pour pousser un cri contre le sexisme ou bien, en tentant de « singer » ces cultures qui leur sont familières, quand nous organisons des productions culturelles, souvent de mauvaise qualité, qui ont pour finalité de montrer, à travers une morale quelque peu poussive, que le sexisme doit être combattu. Cela ne fonctionne évidemment pas.
Pour lutter contre le sexisme, les élèves doivent entendre parler, par exemple, de la figure de Jeanne d'Arc, lire quelques pages de son procès. Quelle que soit leur religion, il ne leur serait alors plus possible de considérer que les femmes sont inférieures aux hommes. L'histoire de Jeanne d'Arc est en effet la démonstration, la preuve et l'expérience, à travers la capacité qu'une jeune femme de 19 ans à humilier une assemblée d'hommes plus savants et doctes qu'elle, de l'égalité absolue entre les femmes et les hommes. En physique, il conviendrait par exemple de souligner ce que Marie Curie a pu apporter à la connaissance de cette discipline. On ne pourrait alors plus penser que les femmes sont moins intelligentes que les hommes. Si, par miracle, nos élèves avaient l'occasion de temps en temps de réapprendre par coeur un peu de notre poésie française, lire des oeuvres de Ronsard, Verlaine, Musset, Chénier, comment pourraient-ils encore mal parler à une jeune fille ou la maltraiter ?
Nous devons cependant nous garder d'idolâtrer la culture. L'homme le plus cultivé du monde peut être lâche et violent. Le peuple le plus cultivé du monde peut être barbare, de la manière la plus atroce qui soit. La culture n'empêche pas l'homme d'être inhumain, mais l'inculture empêche assurément les hommes d'être complètement humains. C'est ce qui se produit dans l'effondrement du vocabulaire commun, de la culture commune, dans la barbarie qui consiste en permanence à rabaisser les jeunes filles, à ne se rapporter à l'autre que sous la forme d'une violence absurde, déraisonnée, gratuite. Cette violence, nous la guérirons, non pas en organisant des ateliers contre le sexisme, mais simplement en recentrant l'école sur sa mission fondamentale : transmettre le meilleur de notre culture, transmettre le savoir.
En réhabilitant la pratique du par coeur, que nous avons bannie de notre école, la culture, l'effort de la mémoire, consistant à absorber et à se laisser transformer par le coeur, par les textes que l'on reçoit, cette pratique simple, qui est la mission fondamentale de l'école, transmettre un savoir, permettre à chaque enfant de participer par la mémoire à une culture qui nous est commune, nous avons de quoi lutter contre le sexisme et toutes les dérives que nous voyons surgir aujourd'hui. Cet exemple souligne combien l'école peut servir ce que nous appelons les valeurs de la République, qui constituent en réalité les éléments d'une morale commune, d'une approche commune de ce qu'il est humain de faire. Voilà, me semble-t-il, comment l'école pourrait contribuer à humaniser les hommes et à humaniser les enfants qui nous sont confiés.