Je vous remercie pour ces observations et ces questions.
Nous devrions reprendre conscience de la nécessité d'éduquer par l'instruction. Pour moi, le diagnostic n'est pas partagé par ceux qui sont en charge de structurer la pédagogie scolaire et de former les enseignants. Comme jeune enseignant, et à l'instar de mes collègues, quelles que soient leur sensibilité et leur origine, j'ai été marqué par ma formation. Je reçois d'ailleurs de nombreux courriers de collègues en activité ou en retraite qui vont en ce sens. Nos formateurs sont convaincus que l'école n'a pas été suffisamment réformée et que la transmission n'a pas été suffisamment déconstruite, ce qui explique la persistance des inégalités.
Prenons l'exemple de la polémique qui a suivi la suppression de l'épreuve de culture générale au concours d'entrée de Sciences-Po Paris au simple motif que la culture est discriminatoire. Pour ses partisans, il faut retirer la culture des épreuves de sélection pour ne pas reproduire ces discriminations. Je me souviens que le ministère de l'enseignement supérieur avait publié un communiqué de presse indiquant qu'il fallait entreprendre une réflexion sur la place de la culture générale dans les concours de recrutement des écoles de la fonction publique au motif que la culture serait l'occasion d'une sélection discriminatoire. Le diagnostic n'est donc pas partagé.
Pourtant, la culture est nécessaire pour l'égalité réelle. L'égalité ne se construit pas en défaisant la culture. Priver les élèves de la culture, c'est privilégier ceux qui y ont déjà accès et empêcher les autres d'accéder aux responsabilités. Il faut rappeler que c'est par le savoir que les enseignants peuvent assurer l'égalité. Le plus douloureux pour un enseignant est la suspicion qui pèse sur son travail ; les enseignants sont culpabilisés. J'ai souvenir des propos d'un formateur qui disait que nous étions les tenants d'un système « militaro-hospitalo-carcéral » - je cite son expression - et qu'en notant les élèves, nous étions les kapos d'un système ultralibéral pour préparer les masses laborieuses, prolétariat résigné parmi lequel les multinationales iront se servir. Nous ne pouvons comprendre la crise de l'éducation nationale qu'en réalisant que le système connaît une dépression collective aboutissant à une perte de sens de l'enseignement. Le savoir est présenté comme un fardeau pesant et gênant pour les élèves : si c'est un « bagage culturel », il peut donc être lourd ! La culture n'est pas de l'ordre de l'acquis mais est la condition de toute liberté, par la rencontre avec de grands auteurs qui font autorité. Lorsque l'autorité des enseignants s'effondre, les élèves n'en sont pas plus libres pour autant mais, au contraire, soumis à l'oppression des discours simplistes, aux idéologies qui les prennent, particulièrement sur Internet, en otage.
Les enseignants ont soif d'un discours politique qui redonne du sens à leur métier. Or, nous entendons la ministre de l'éducation nationale dire que l'évaluation sans note serait la seule évaluation bienveillante, ce qui signifie implicitement que noter nos élèves est malveillant. C'est une réflexion politique et non une remarque partisane, car le communiqué de presse que j'évoquais à l'instant et qui accusait les enseignants de perpétuer des discriminations provenait d'un ministre d'une autre majorité. La culpabilité infondée des enseignants est entretenue par le discours commun, notamment du monde politique dans son ensemble.
Monsieur le rapporteur, vous avez travaillé sur les questions du socle commun de connaissance. Vous rappeliez les résistances dans les classes sur la transmission des savoirs dont nous faisons parfois l'expérience. Elles sont exagérées à mon sens. Le problème n'est pas de construire l'école autour de l'élève mais de l'avoir construite à hauteur d'enfant. Plus exactement à la hauteur de ce que nous pensons être ses capacités à un moment donné, de ce qui constituera une satisfaction immédiate et instantanée pour lui. A ainsi été banni ce qui constituerait une rencontre par un intermédiaire en vue d'un progrès, que ce soit l'apprentissage par coeur, la lecture continue, le cours magistral, etc. On pense qu'une école moins difficile serait plus plaisante pour les élèves. Or, c'est catastrophique pour les élèves qui attendent justement ce qui les dépasse.
D'après mon expérience, en suivant les instructions données - organiser des débats, des ateliers participatifs, demander aux élèves de produire leur propre savoir, etc. -, on provoque l'école de l'ennui. Un élève ne vient pas à l'école pour donner son avis ; sinon pourquoi viendrait-il car il l'a déjà ? En classe de philosophie, cela ne présente aucune utilité pour un élève de venir donner son avis sur le bonheur ; il vient plutôt rencontrer les auteurs qui font autorité. Un élève vient en classe d'abord pour écouter et recevoir avant de participer. La participation ne vient que dans un second temps : nous ne sommes pas immédiatement capables de créativité. Il faut beaucoup recevoir pour pouvoir accomplir ce dont on est capable. C'est le pari de l'éducation de regarder un élève, non pas comme il est à l'instant donné, mais comme capable de choses qu'il ne maîtrise pas encore.
Entrer en classe avec le discours que vous avez quelque chose à transmettre aux élèves, c'est s'exposer à des résistances. Au contraire, avec le temps, les élèves deviennent attentifs, surtout dans les écoles défavorisées, parce qu'ils ont conscience de manquer de tout. Ainsi un collègue d'histoire, matière jugée difficile à enseigner, qui aime l'histoire de France et qui considère que chaque élève a droit de connaître l'histoire d'un pays dans lequel il grandit, rencontre-t-il l'attention et l'envie d'apprendre des élèves.
Je ne nie pas les difficultés pédagogiques. Alain écrivait que la pédagogie est la science des professeurs chahutés. J'ai moi-même été chahuté dans mes cours mais, par-delà la résistance, il y a la volonté d'être élevé.
Une phrase de Gustave Thibon m'a souvent guidé dans ma tâche d'éducateur : « celui qui ne me donne rien est celui qui ne me donne pas l'occasion de me donner ». Or l'école offre peu l'occasion de se dépasser. L'éducation est présentée par Pierre Bourdieu comme une violence, la transmission comme une coercition, la notation comme une brutalité. Pourtant, quand les élèves font du sport, ils ne décident pas de s'abstenir de compter les points au prétexte que ce serait violent pour les perdants ! De façon monstrueuse et atroce, Daesh propose aux jeunes qui s'engagent une occasion de se donner, de se sacrifier, ce qui les attire. L'école ne demande plus d'efforts, elle ne veut ni déranger, ni bousculer les élèves qui restent dans leur cocon. On pense se concilier leur amitié.
Sans être optimiste, je garde de l'espérance car j'ai vu des élèves de culture et d'origine différentes avoir soif de savoir et de culture.