Intervention de Jean Baubérot

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 16 février 2015 à 16h00
Audition de M. Jean Baubérot président d'honneur et professeur émérite de l'école pratique des hautes études

Jean Baubérot, président d'honneur et professeur émérite de l'École pratique des hautes études :

Présenter la laïcité en dix minutes est une gageure : pour m'en acquitter, je vais devoir schématiser sans nuances et user de formules abruptes en dix thèses.

Première thèse : un large consensus dans l'opinion publique et la classe politique semble s'être établi sur le double objectif de tout faire pour éviter le choc des civilisations et la stigmatisation et de combattre l'extrémisme.

Deuxième thèse : cette double préoccupation est moralement juste et dans l'intérêt bien compris de la société française : il serait injuste d'imputer à plusieurs millions de personnes le danger que représentent quelques centaines ou au plus 2 000 individus ; il faut surtout isoler ces derniers et éviter de les rendre attractifs. L'objectif est de mener un combat inclusif pour avoir toutes les chances de gagner.

Troisième thèse : l'Éducation nationale a pris diverses dispositions, mais la voie est étroite. La sagesse populaire nous apprend que l'enfer est pavé de bonnes intentions : il faut prendre en compte les analyses sociologiques et socio-historiques.

Quatrième thèse : je me réjouis de l'apparition d'un enseignement de la laïcité, mais ses modalités m'inquiètent, s'il s'agit bien de prévoir deux journées pour former des formateurs qui formeront les enseignants qui formeront les élèves... Cela pose un problème de moyens et un problème scientifique : quelle laïcité enseigner ? Une laïcité idéale, n'ayant jamais existé, opposée à des religions bien réelles, comme avant 1989 où on opposait d'un côté un communisme idéal au capitalisme, de l'autre un monde libre idéal au totalitarisme communiste ? Ce serait une terrible erreur : cela reposerait non sur la connaissance, mais sur une autre forme d'obscurantisme ; cela donnerait du grain à moudre au choc des civilisations ; cela serait très peu crédible pour les élèves ; en définitive, cela déconsidèrerait la laïcité au lieu de la promouvoir.

Cinquième thèse : l'enseignement de la laïcité doit se faire dans une démarche de connaissance. Or des informations indiscutablement erronées circulent dans les manuels scolaires ou dans les rapports officiels, comme celui du Haut Conseil à l'intégration, dont l'historique de trois pages comporte onze erreurs. Bien des discours oublient que la loi de 1905 fut le résultat d'un conflit entre laïcs ayant trois visions divergentes de la question ; or, paradoxalement, ce sont les deux visions perdantes qui se réclament parfois de cette loi.

Sixième thèse : prenons l'exemple de l'égalité hommes-femmes : pendant un siècle, le suffrage dit universel a été exclusivement masculin, un retard sans équivalent dans les autres pays démocratiques, et en particulier les pays protestants. Or la laïcité fut souvent invoquée pour refuser le droit de vote aux femmes, présentées comme soumises au clergé. L'oublier, ce serait « raconter des histoires » et non pas faire de l'histoire, ce serait contre-productif.

Septième thèse : tout cela montre que la République a dû combattre ses propres dérives. Les élèves peuvent conclure que chacun doit balayer devant sa porte, les religions les premières, sans que l'on doive diviser la société en deux camps ni envisager un choc des civilisations. Selon Max Weber, le début de la scientificité en sciences humaines consiste à affronter les faits désagréables.

Huitième thèse : l'institution scolaire doit, elle-même, affronter ses faits désagréables. La moitié des enseignants ont leur premier poste dans un établissement difficile ; pour la plupart issus des classes moyennes, ils - ou plutôt elles, puisque deux tiers sont des femmes - reçoivent un choc culturel, dont il résulte un fort taux d'absentéisme. Ils demandent leur mutation dès que possible, ce qui compromet la stabilité des équipes éducatives là où elle serait la plus nécessaire.

Neuvième thèse : la République et l'Éducation nationale consacrent plus de moyens aux élèves de milieux favorisés qu'aux élèves de quartiers populaires. Comme l'a montré la Cour des comptes, l'horaire allégé des professeurs de classes préparatoires leur permet d'accompagner individuellement les élèves en heures supplémentaires. Ne nous étonnons pas qu'un sentiment aigu d'injustice conduise les élèves à certaines provocations et que la devise de la République et la charte de la laïcité ne fassent pas sens pour eux. La laïcité doit concrétiser notre devise et non en masquer la non-réalisation.

Dixième thèse : l'école et la société doivent agir de concert. L'entreprise est de longue haleine. À côté de mesures qui combattent directement l'extrémisme, d'autres peuvent le combattre indirectement en le rendant peu attirant. Deux pouvaient être mises en oeuvre en peu de temps : rattacher le bureau des cultes au ministère de la justice, pour sortir les rapports - avant tout juridiques - entre l'État et les religions de la fonction sécuritaire du ministère de l'intérieur ; rétablir la Haute Autorité de lutte contre les discriminations (HALDE), rattachée à l'ensemble trop vaste du Défenseur des droits. Lutter contre le terrorisme et contre les discriminations doit aller de pair.

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