Intervention de Jean Baubérot

Commission d'enquête sur le service public de l'éducation, les repères républicains et les difficultés des enseignants — Réunion du 16 février 2015 à 16h00
Audition de M. Jean Baubérot président d'honneur et professeur émérite de l'école pratique des hautes études

Jean Baubérot, président d'honneur et professeur émérite de l'École pratique des hautes études :

L'enseignement du fait religieux est une idée du début du XXe siècle, reprise par la Ligue de l'enseignement dans les années 1980 puis par le rapport de Régis Debray, commandé par un ministre de gauche et appliqué par un ministre de droite. Pour le moment, la réalisation n'est pas à la hauteur du projet. L'Institut européen en sciences des religions (IESR) - créé à l'EPHE lorsque j'en étais président - fait un excellent travail mais avec trop peu de moyens.

Actuellement, l'enseignement du fait religieux s'inscrit dans une perspective implicitement évolutionniste : on en parle lorsqu'on évoque l'Antiquité, le Moyen-âge, mais la question de la religion aux États-Unis au XXe siècle, par exemple, a disparu des programmes. Bref, on donne l'impression que la religion relève du passé lointain - vision que les élèves peuvent récuser, de manière provocante.

Entre la sphère publique et la sphère privée, il y a l'espace public, lieu du débat, où les deux se rencontrent, la société n'étant pas une juxtaposition d'individus, mais un lieu de tractations et de conflits. Il faut éviter que le privé fasse irruption dans l'espace public : pas de crèches de Noël dans ces maisons communes que sont les mairies. La laïcité est partout, mais pas la même partout, les deux exigences de la laïcité valant tour à tour : neutralité pour la puissance publique ; liberté de conscience pour la sphère privée ou dans l'espace public qui la prolonge. Le privé n'est pas non plus hors de la République : nous ne tolérons plus les violences conjugales ou familiales, qui s'exercent pourtant dans la sphère privée, tout en respectant la Convention européenne des droits de l'homme, qui consacre le droit des parents à donner une éducation à leurs enfants selon leurs convictions religieuses ou philosophiques.

La morale laïque de la IIIe République véhiculait des valeurs de dignité, de liberté responsable et de liberté de conscience à un moment où les fils ne faisaient pas le même métier que leurs pères, où les femmes entraient petit à petit sur le marché du travail, où les Français gagnaient en mobilité. Le libre choix de sa religion n'était qu'un exemple parmi d'autres. La liberté responsable qu'elle prônait se déclinait dans la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté syndicale, et ces libertés ont elles aussi profité aux religions. Jules Ferry disait que la presse catholique était plus libre en République que sous le Second Empire ; des syndicats chrétiens ont vu le jour. Il faut retrouver ce lien entre liberté et laïcité.

J'ai dit que nous devions éviter le choc des civilisations. L'Observatoire de la laïcité a fait un état de la juridiction laïque, qui frappe par son caractère raisonnable et terre à terre. La liberté de conscience ne peut être illimitée, au risque de désorganiser les institutions. Il ne s'agit pas d'opposer un principe absolu à un autre, mais la liberté de chacun aux nécessités du vivre ensemble. Nous pouvons faire comprendre cela. La liberté illimitée de l'un tronque la liberté de l'autre. La transformation de la laïcité en religion civile a généré conflits et crispations. Il faut l'adapter, certes ; même Émile Combes, ce partisan de la laïcité la plus intransigeante, avait signé une circulaire prévoyant l'absence de viande dans les cantines le vendredi, pour faire preuve de libéralisme politique mais aussi par intérêt bien compris, pour éviter que les enfants n'aillent dans les écoles congréganistes. Il nous faut inventer les mêmes genres d'accommodements aujourd'hui : proposer un menu végétarien - pas hallal ou casher, ce serait trop compliqué ! - à côté du menu habituel résoudrait bien des choses. Les limitations à la liberté de conscience doivent être raisonnables, elles ne s'opposent pas à une religion en particulier mais visent à permettre la coexistence de toutes. La laïcité est un équilibre des frustrations. Nous ne la faisons pas assez vivre si nous pratiquons une catho-laïcité ou une laïcité à deux vitesses.

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