Il est évident que cette phase de transition symbolisée par une croissance moins dynamique entraîne des risques et des tensions, notamment sociales. Une large part de la population n'a connu que des années de croissance à deux chiffres, avec une amélioration rapide et constante de ses conditions de vie. Or la réduction des surcapacités, la réorganisation (synonyme en fait de privatisation) de nombre d'entreprises publiques, notamment celles contrôlées par les pouvoirs locaux, ou le développement des services au détriment des industries traditionnelles a un effet manifeste sur l'emploi.
Le pouvoir chinois exerçant encore un contrôle politique très puissant - ayons toujours en tête que le Parti communiste chinois regroupe entre 80 et 90 millions d'adhérents -, les tensions peuvent s'exprimer dans des revendications sociales (salaires, conditions de travail,...) mais surtout environnementales. La sensibilité de la population vis-à-vis des questions écologiques est un véritable défi pour les autorités aujourd'hui, comme l'ont montré les réactions à la suite de scandales sanitaires, de pics de pollution ou d'accidents industriels comme cet été dans le port de Tianjin près de Pékin.
On peut d'ailleurs souligner à ce stade l'ambivalence des évolutions récentes de la Chine. Ainsi, lorsque les autorités ordonnent la fermeture des usines près de Pékin lors de sommets internationaux ou de grands événements comme la grande parade qui a eu lieu le 3 septembre pour commémorer le 70e anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale, les Pékinois se souviennent qu'il est possible de voir un ciel bleu... Ils ont d'ailleurs inventé l'expression « bleu APEC » car la fermeture des usines, qui a permis d'obtenir ce ciel bleu, a eu lieu pour la première fois lors d'un sommet APEC des pays du Pacifique. Une décision des autorités peut donc avoir un effet indirect de prise de conscience.
Le secteur immobilier est un autre exemple de complexité. Dopé par plusieurs plans massifs d'investissement, ce secteur connaît certes une bulle spéculative mais il conserve d'importants gisements de croissance dans de « plus petites » villes, celles qui ne font que 5 ou 10 millions d'habitants... D'autant que, même s'il s'est réduit, le réservoir de main-d'oeuvre rural reste important : au moins 200 millions de personnes sont susceptibles de rejoindre les villes dans les prochaines années. L'urbanisation atteint déjà environ 50 % et les autorités anticipent un taux de 60 % dans les cinq ans à venir, ce qui représente un certain nombre de logements et d'infrastructures à construire...
Autre exemple particulièrement intéressant : internet. En interdisant l'activité de plusieurs entreprises américaines dans le domaine du numérique, la Chine a réussi à constituer des champions nationaux qui peuvent s'appuyer sur un marché absolument gigantesque, plus de 600 millions d'internautes. Selon une étude internationale, le poids du numérique dépasse 9 % du PIB en Chine contre 5 % en France ou en Allemagne. Trois géants dominent le marché et se font concurrence : Alibaba, Baidu et Tencent. Surtout, les acteurs innovent en permanence, comme le montre le développement incroyable de l'application « WeChat » qui conjugue réseau social de type Facebook ou Twitter et commerce en ligne, puisqu'il inclut une capacité de paiement direct, et téléphonie gratuite. Et c'est là où nous touchons du doigt la grande complexité du monde chinois : d'un côté, internet et les réseaux sociaux sont très étroitement contrôlés par les autorités qui censurent lorsqu'une activité devient trop importante sur un sujet politique sensible ; d'un autre côté, le commerce numérique et l'utilisation des nouvelles technologies par la population sont bien plus avancés que dans nos pays.
Le risque de tensions liées aux évolutions économiques explique sans doute en partie la grande politique de lutte contre la corruption lancée par le Président chinois dès son arrivée au pouvoir. Certains estiment que cette politique volontariste a permis aux nouveaux dirigeants d'écarter des opposants internes ; il est certain qu'elle va bien au-delà. Face aux excès de la période précédente, elle permet de donner des gages à la population en mettant en avant la « frugalité » des dirigeants pour assurer l'acceptation d'une moindre augmentation de l'économie, donc des salaires et du niveau de vie.
Beaucoup estiment que cette politique devrait durer au moins jusqu'au renouvellement des instances dirigeantes du Parti en 2017, mais elle a également pour conséquence indirecte de ralentir les processus de décision, ce qui n'est pas positif dans un contexte de transition. Par ailleurs, cette politique pèse sur certains secteurs économiques, comme dans le luxe. Cependant, tout le luxe n'est pas touché, seul celui qui est trop ostentatoire, ce qui nécessite de repenser certains concepts de développement et de s'appuyer sur des marques ayant une image de qualité et de long terme.
Au-delà des réformes internes, les autorités chinoises ont décidé, pour reprendre une expression que nous avons entendue lors de notre déplacement, de projeter leur économie à l'international.
L'objectif d'internationalisation de la monnaie est clairement affiché et passe par de multiples mesures, notamment des accords de compensation signés avec plusieurs pays. Alors que le FMI considère depuis plusieurs mois que le yuan n'est plus sous-évalué par rapport aux principales monnaies internationales dont le dollar, la question de sa pleine convertibilité est posée. Les répercussions mondiales d'une petite dévaluation du yuan (environ 4 % en deux jours) ont montré, cet été, la réalité de l'internationalisation de l'économie chinoise et de sa monnaie.
Le Gouvernement encourage aussi les entreprises chinoises à participer à des projets d'infrastructure à l'étranger et à coopérer avec des entreprises étrangères hors de Chine. En 2014, les investissements directs chinois à l'étranger ont dépassé les 100 milliards de dollars ; en 2015, ils continuent de progresser pour atteindre 130-140 milliards et devraient ainsi, pour la première fois, être supérieurs au montant des investissements étrangers en Chine. Les investissements chinois se diversifient : outre les secteurs traditionnels de l'énergie et des exploitations minières ou agricoles, ils concernent désormais les services ou le tourisme.
La recherche de relais de croissance à l'étranger a été conceptualisée à partir de 2013 par le Président Xi Jinping au-travers de la politique de « nouvelle route de la soie ». Cette initiative, qui n'a pas de cadre juridique, politique ou géographique précis, se décline en une route « terrestre » allant de Chine en Europe par l'Asie centrale et en une route « maritime », qui constitue plutôt un chapelet d'initiatives dans des ports ou des infrastructures permettant de relier la Chine, l'Inde, l'Afrique et l'Europe. Ce projet aussi appelé « une ceinture, une route » participe à la fois d'une projection à l'international de la stratégie chinoise mais aussi d'un discours à visées intérieures relatif au « rêve chinois », thème souvent développé par le Président Xi Jinping.
Pour assurer la mise en oeuvre de ces différentes initiatives, les autorités chinoises ont suscité la création d'institutions financières dédiées. Il s'agit notamment :
- d'un fonds de la route de la soie doté de 40 milliards de dollars chargé d'investir principalement dans les infrastructures, le développement des ressources, ainsi que dans la coopération industrielle et financière ;
- d'une banque de développement fondée par les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) et chargée d'investir, dans un premier temps, dans ces pays pour des projets structurants. Dotée de 50 milliards de dollars de capital aujourd'hui, cette banque pourra également jouer un rôle en matière de stabilité monétaire pour ses pays membres ;
- d'une banque asiatique d'infrastructure et d'investissement (AIIB selon son acronyme anglais), dotée d'un capital de 100 milliards de dollars et dont le rôle est de financer des projets de développement en Asie.
La création de ces outils spécifiques, substantiellement dotés en capital, permet à la Chine de contourner les organismes de Bretton Woods (banque mondiale et FMI) dans lesquels son poids est faible, en particulier en raison du blocage de la réforme des droits de vote par le Congrès américain. Cependant, la Chine cherche également à mieux intégrer ces organisations, par exemple en souhaitant que le yuan intègre le panier des droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI.
Enfin, on peut mentionner ici l'activisme de la Chine à négocier des accords commerciaux bilatéraux ou régionaux ; elle en a par exemple conclu avec le Chili et avec l'Australie, accords qui prévoient notamment des droits de douane nuls sur les vins, ce qui nuit à nos propres exportations. Et deux projets régionaux sont en concurrence, celui suscité par les Américains (le traité transpacifique) et celui promu par les Chinois au sein de l'ASEAN.
Quelles sont dans ce contexte les opportunités pour la France ?
Alors que la France a particulièrement souffert, comme beaucoup d'économies occidentales, du modèle chinois fondé sur des exportations massives à bas coût, la réorientation vers une croissance plus qualitative et tournée vers la consommation et les services peut offrir des opportunités indéniables. Certes l'économie chinoise ralentit mais les volumes sont conséquents et les conseillers du commerce extérieur que nous avons rencontrés nous ont bien montré que l'activité économique est très variable selon les secteurs et que leur activité est encore souvent très dynamique.
Depuis plusieurs années, la France a réorganisé sa politique de soutien à l'export ; nous en avons notamment parlé lors du colloque organisé par notre commission avant l'été relatif à la diplomatie économique. La Chine fait partie des pays concernés par les quatre « familles prioritaires » définies depuis 2012 pour mettre l'accent sur des secteurs économiques spécifiques : mieux se nourrir ; mieux se soigner ; mieux vivre en ville ; mieux communiquer.
Ainsi, le secteur de l'agroalimentaire, y compris l'importante question pour les Chinois de la sécurité alimentaire, le secteur de la santé, du médico-social et de la protection sociale en général ou encore le secteur de la gestion des services publics locaux ou de l'aménagement urbain durable constituent des opportunités où la France dispose d'expertise et d'entreprises dynamiques. On peut aussi mentionner le développement, là aussi exponentiel, du tourisme : 100 millions de Chinois ont voyagé à l'étranger en 2014 et y ont dépensé 165 milliards de dollars.
Dans le domaine de la santé, les besoins sont très importants, tant en termes d'organisation du système, par exemple dans la gestion et le fonctionnement des hôpitaux, que de produits de santé (médicaments, dispositifs médicaux,...). Les dépenses de santé sont passées de 156 milliards de dollars en 2006 à presque 700 milliards cette année, avec une population désormais couverte quasiment à 100 % par une assurance santé. Plusieurs segments sont fermés aux entreprises étrangères, comme les vaccins, mais certaines, nous avons par exemple visité BioMérieux à Shanghai, sont très bien installées et sont particulièrement dynamiques.
La France dispose également d'atouts en matière d'expertise, qui constitue souvent une première étape d'une implantation économique et qu'elle doit mieux valoriser.
C'est l'une des raisons d'être des actions de l'AFD en Chine. Nous nous sommes intéressés aux actions de l'agence en tant que rapporteurs de l'aide au développement et l'on constate qu'elle joue un rôle d'influence en faveur de la diplomatie économique. Elle est présente en Chine depuis 2004 et sa logique d'intervention est fondamentalement différente de ce qu'elle peut être dans les pays pauvres prioritaires et plus généralement en Afrique. L'AFD intervient uniquement sous forme de prêts accordés aux conditions de marché, sans coût pour l'Etat. Elle participe au financement d'un nombre limité et ciblé de projets : 24 ont été conclus depuis 10 ans, dont 12 sont terminés, pour un montant total d'engagements cumulés d'environ 1,2 milliard d'euros. Trois secteurs sont privilégiés : l'efficacité énergétique et les énergies renouvelables ; le développement urbain durable ; la protection de la biodiversité et des ressources naturelles. L'AFD, qui ne distribue pas de subvention en Chine ni ne bonifie les prêts qu'elle accorde, cherche à mettre en valeur l'offre française d'expertise et les savoir-faire, en particulier dans des secteurs économiques où les entreprises françaises sont bien positionnées et disposent d'une valeur ajoutée certaine.
Par ailleurs, mais cela peut avoir un lien avec l'AFD, la France et la Chine réfléchissent à la mise en place d'outils pour travailler ensemble dans des pays tiers, notamment en Afrique. C'était l'un des objets de la visite en Chine du Premier ministre au début de l'année. La Chine a beaucoup investi, en particulier dans les pays dotés de matières premières essentielles à son développement. Mais nous avons tous constaté en Afrique qu'après une phase de fort rapprochement, les liens sont finalement plus difficiles à stabiliser que prévu pour la Chine. La France peut naturellement aider et nos deux pays peuvent développer des intérêts réciproques ; nous devons cependant rester vigilants sur les modalités de mise en oeuvre d'une telle politique.
Autre point, nous avons vu que la Chine a prévu un programme d'investissements importants dans le monde, notamment par l'intermédiaire des entreprises chinoises publiques ou privées. Ces investissements doivent être vus comme des opportunités, non comme des menaces. Souvenons-nous des années 70-80 avec la grande peur que les investissements japonais ou coréens « n'avalent » l'économie française, ce qui ne s'est naturellement pas produit.
Les Chinois ciblent leurs investissements, veulent naturellement acquérir les techniques qui leur manquent, mais ils ont une réelle vision de long terme et développent plutôt une approche partenariale. Certes nous devons rester vigilants là aussi mais la meilleure réponse, celle qui est positive en tout cas, consiste à toujours avoir une technologie ou une expertise d'avance... et donc à innover ! Il nous faut également mieux accompagner ces investissements pour que l'opinion publique les comprenne et n'en soit pas effrayée, ce qui serait contre-productif pour notre économie.