Intervention de Michel Vaspart

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 7 octobre 2015 à 9h30
Consolider et clarifier l'organisation de la manutention dans les ports maritimes — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Michel VaspartMichel Vaspart, rapporteur :

Le sort des quelque quatre mille dockers professionnels employés dans les ports français peut paraître marginal. Il n'en est rien, bien entendu.

D'abord parce que la profession de docker est revêtue de l'aura du travailleur de force. Les dockers sont les personnages de toujours de nos ports : ces ouvriers ont la responsabilité du chargement et du déchargement des navires, opérations dangereuses qui requièrent des compétences particulières et un grand professionnalisme. La mécanisation, la conteneurisation et l'automatisation ont rendu encore plus technique l'exercice de ce métier. Ce n'est donc pas un hasard si, dans la plupart des pays du monde, il est régi par des normes spécifiques.

Ensuite parce qu'au-delà des dockers, c'est toute l'interprofession portuaire qui est concernée. Le véritable enjeu, c'est l'efficacité de notre système logistique portuaire, l'attractivité et la compétitivité de la France dans un domaine où la concurrence internationale ne cesse de s'intensifier.

Nous arrivons à la fin d'une grande période de transformation dans l'organisation de la manutention portuaire. La loi statutaire du 6 septembre 1947 a consacré un monopole des dockers sur les emplois de manutention, avec une priorité absolue d'embauche, doublée d'un mécanisme national d'indemnisation de l'inemploi en contrepartie de l'intermittence généralisée. L'objectif était alors de concilier les impératifs économiques - gérer l'imprécision des dates d'escale des navires et les pointes de trafic - avec la recherche d'un réel progrès social. L'équilibre de 1947 a garanti une main d'oeuvre stable et flexible, adaptée aux fortes fluctuations de l'activité portuaire et protégée du risque de pauvreté grâce à un statut dérogatoire du droit commun.

Cependant, le monopole de main d'oeuvre s'est rapidement transformé en monopole syndical, allant jusqu'à l'accaparement de fonctions appartenant à l'origine aux entreprises de manutention, comme la maîtrise et le petit encadrement. L'embauche quotidienne, l'absence d'un réel patron, ont donné aux dockers une grande autonomie face à l'entreprise qui les emploie. L'État et les entreprises ont laissé perdurer cette situation trop longtemps - quarante-cinq ans - par peur d'un conflit majeur. L'absence de régulation des effectifs a finalement débouché sur un déséquilibre insoutenable du système, avec un important sureffectif qui a pesé sur la compétitivité des ports les plus performants, en raison du mécanisme de solidarité.

Pour mettre fin à ces dysfonctionnements, le statut des dockers a été profondément réformé par la loi Le Drian du 9 juin 1992, qui a programmé l'extinction progressive de l'intermittence et son remplacement par la mensualisation des dockers professionnels. L'ouvrier docker est désormais défini par un contrat de travail de droit commun et non plus par son lieu d'activité. On passe d'une définition chromosomique - on est docker de père en fils - à une définition par le contrat.

La loi précise que la majorité des ouvriers dockers doivent être des salariés permanents, liés aux entreprises de manutention par un contrat de travail à durée indéterminée. À côté de ces dockers professionnels mensualisés subsistent des dockers professionnels intermittents, titulaires de leur carte professionnelle au 1er janvier 1992, qui bénéficient d'un régime transitoire : ils peuvent continuer à travailler à la vacation et s'ils choisissent la mensualisation, ils peuvent revenir au régime de l'intermittence, en cas de licenciement économique par exemple. Une catégorie de dockers occasionnels est également maintenue pour répondre aux pics d'activité.

En outre, la liberté de recrutement de l'employeur est limitée par un double système de priorité d'embauche : d'une part, les ouvriers dockers ont, dans leur ensemble, priorité pour effectuer des travaux de manutention définis par voie réglementaire ; d'autre part, les dockers professionnels mensualisés bénéficient d'une priorité d'embauche sur les intermittents, qui eux-mêmes bénéficient d'une priorité d'embauche sur les occasionnels.

Cette réforme a été globalement menée à son terme. Seul le port de Marseille conserve un bastion de dockers intermittents. Aujourd'hui, on dénombre 3 997 dockers professionnels mensualisés (au lieu de 8 000 avant la réforme de 1992), 136 dockers intermittents dont 62 en activité, et environ 700 dockers occasionnels.

La réforme de 1992 a cependant échoué à réunir dockers et grutiers-portiqueurs au sein des entreprises privées de manutention, entraînant des soucis d'organisation et diluant les responsabilités. Il restait donc, d'un côté les salariés chargés de la manutention verticale, restés dans le giron du port autonome, établissement public, tout en étant sous contrat de travail de droit privé, et de l'autre les dockers, chargés d'assurer au sol la manutention horizontale des conteneurs, devenus des salariés des entreprises privées de manutention portuaire.

La loi Bussereau du 4 juillet 2008, dont notre collègue Charles Revet a été le rapporteur, a simplifié cette organisation en s'inspirant du modèle des principaux ports européens, où des opérateurs intégrés de terminaux sont responsables de l'ensemble des activités de manutention. Les outillages de manutention et les grutiers et portiqueurs ont ainsi été transférés à des entreprises privées. En mettant fin à l'éclatement du commandement et aux multiples problèmes de coordination des travaux de manutention sur les quais, le législateur de 2008 a entendu conforter l'investissement privé en bord à quai dans les principaux ports français.

Ces deux grandes réformes ont progressivement normalisé l'héritage statutaire des dockers pour le rendre compatible avec les exigences de compétitivité de notre époque, sans pour autant nier la spécificité du métier.

La proposition de loi trouve son origine dans un problème juridique, puisqu'une difficulté d'interprétation subsiste dans les dispositions issues de la loi de 1992. Dans la rédaction actuelle du code des transports, l'ensemble du régime d'emploi des dockers est subordonné à l'application de l'article L. 5343-1. Or cet article fait uniquement référence à la catégorie des dockers professionnels intermittents.

Cette formulation s'articule mal avec l'extinction programmée du régime de l'intermittence et pose des problèmes dans les ports où il n'y a plus d'intermittents. Une prise de conscience a eu lieu à l'été 2013, lorsqu'un conflit a éclaté sur le port décentralisé de Port-La Nouvelle. Une entreprise implantée depuis longtemps sur le site reprochait à une autre de lui faire une concurrence déloyale en employant du personnel non-docker pour ses travaux de manutention. Autorité concédante du port, la région Languedoc-Roussillon a estimé par une interprétation extensive que l'absence d'ouvriers intermittents sur ce port remettait en question la priorité d'embauche.

Si le conflit de Port-La Nouvelle a finalement trouvé une issue, le ministre de l'époque, Frédéric Cuvillier, a constitué un groupe de travail en janvier 2014 autour de Martine Bonny, inspectrice générale de l'écologie et du développement durable et ancienne présidente du directoire des grands ports maritimes de Rouen et de Dunkerque. La proposition de loi met en oeuvre son rapport ; elle n'a guère été modifiée lors de son examen par l'Assemblée nationale, à l'exception de l'ajout d'une demande de rapport.

L'insécurité juridique menace directement la pérennité du métier de docker ; la disparition du dernier docker professionnel intermittent ouvrira une période d'incertitude, de contentieux et de forte conflictualité sociale.

Dans ce but, la présente proposition de loi procède à une série d'ajustements techniques. L'article 1er lève définitivement l'ambiguïté de l'article L. 5343-1 en supprimant toute référence à la présence de dockers intermittents. Les articles 3, 4 et 5 précisent les définitions des ouvriers dockers mensualisés, intermittents, occasionnels. L'article 7 affine la rédaction des dispositions du code des transports relatives à la double priorité d'emploi. Enfin, les articles 2 et 8 procèdent à des modifications rédactionnelles.

Le point névralgique du texte est l'article 6 qui vise à clarifier le périmètre de la priorité d'emploi des ouvriers dockers. Il a donné lieu à nombre d'interprétations divergentes. C'est un sujet extrêmement sensible : les dockers sont attachés à leur pré carré qui leur apporte une certaine garantie d'emploi, tandis que les entreprises peuvent être tentées d'avoir recours à une main d'oeuvre moins onéreuse. Or le droit actuel s'appuie, au niveau réglementaire, sur des notions de « poste public » et de « lieu à usage public » rendues obsolètes par les évolutions de l'organisation portuaire.

La Commission européenne a lancé deux procédures contre l'Espagne et la Belgique à propos de leurs règles d'embauche des dockers. Elle semble accepter une priorité d'emploi, mais dans un périmètre bien délimité et pour des motifs d'intérêt général liés à la sécurité des personnes et des marchandises. L'atteinte au droit européen doit donc être proportionnée et s'appuyer sur une exigence de qualification professionnelle spécifique des dockers.

Pour ce motif, l'article 6 propose une nouvelle rédaction dans le code des transports, qui mentionne explicitement l'objectif de sécurité et renvoie à un décret en Conseil d'État la détermination des « travaux de chargement et de déchargement des navires et des bateaux » prioritairement effectués par des ouvriers dockers. Une ébauche de ce décret est annexée au rapport de Martine Bonny et le Gouvernement s'est engagé à le prendre dans les plus brefs délais.

L'article 6 traite également des opérations de manutention dans le cadre des implantations industrielles comportant le bord à quai. Ce sujet est délicat car le droit européen exige que les opérateurs implantés sur des terminaux qui leur sont dédiés aient la liberté de confier à leur propre personnel la manutention réalisée pour leur compte propre. L'articulation avec la priorité d'emploi des ouvriers dockers pour le chargement et le déchargement des navires n'est pas évidente. La solution retenue s'appuie sur une astuce juridique : elle n'interdit rien dans la loi et renvoie à la négociation collective, dans le cadre d'une charte nationale qui est également annexée au rapport de Martine Bonny. Une réunion avec les représentants locaux des signataires devra être organisée avant toute implantation industrielle sur un port, ce qui revient à imposer une négociation systématique avec la Fédération des ports et docks (FNPD) de la CGT. Enfin, l'article 9 prévoit la remise d'un rapport sur l'application de cette charte dans un délai de deux ans afin d'en dresser le bilan.

Je suis favorable au toilettage qui vise à décorréler la priorité d'emploi et la présence de dockers intermittents sur une place portuaire. Il est utile de lever l'ambiguïté juridique qui est à l'origine de l'affaire de Port-La Nouvelle, tous les acteurs en sont conscients. Mais la proposition de loi ne s'arrête pas là. Tout le monde s'accorde à dire qu'il ne faut pas perturber les pratiques existantes, qui varient d'une place portuaire à l'autre. Nos ports ont avant tout besoin de stabilité et de fiabilité, et leur activité s'améliore peu à peu depuis 2011 grâce à la forte baisse de la conflictualité sociale. Tout le monde revendique le statu quo... Or cette proposition de loi fait exactement le contraire !

Le texte est présenté, à la fois par le groupe de travail de Martine Bonny et par la majorité gouvernementale, comme une évidence technique faisant l'objet d'un consensus total, mais j'ai entendu un certain nombre de voix dissonantes. La proposition de loi convient effectivement, au-delà de la FNPD-CGT, aux entreprises de manutention et aux armateurs qui opèrent au Havre et à Marseille. Le mécanisme décrit dans l'ébauche du décret d'application de l'article 6 correspond globalement à leur mode opératoire actuel. Mais la situation est différente dans les ports de taille intermédiaire et pour certaines entreprises utilisatrices comme les céréaliers ou les vraquiers. C'est notamment le cas à Rouen ou Dunkerque, où la réécriture du périmètre d'emploi des dockers peut remettre en cause les montages actuels et engendrer de véritables pertes de compétitivité, dans des secteurs où les marges sont déjà réduites sous l'effet de la concurrence internationale.

L'idée de charte nationale, présentée comme une innovation juridique, est en réalité contreproductive car elle contraint tout investisseur privé à négocier avec le syndicat avant même d'envisager une implantation industrielle. Cela fera fuir les investisseurs privés dont nos ports ont tant besoin. Par conséquent, la sagesse commande de s'en tenir au droit actuel sur la question du périmètre. Les précisions de l'article 6 ne feront rien gagner au Havre ou à Marseille mais risquent de pénaliser les autres ports. S'il s'agit d'apporter de la lisibilité aux dispositions en vigueur, pourquoi ne pas se contenter d'une circulaire explicative ? Cette solution serait beaucoup moins dangereuse qu'une modification législative sans étude d'impact, et de surcroît en procédure accélérée alors qu'aucune situation d'urgence ne le nécessite.

Quant à l'argument de la compatibilité avec le droit européen, il n'est pas recevable : contrairement à la Belgique ou l'Espagne, notre réglementation actuelle n'a fait l'objet d'aucune mise en demeure de la part de la Commission. De plus, si l'objectif est la compatibilité avec le droit européen, il aurait également fallu ouvrir le chantier de la formation et de la qualification des dockers, puisque c'est l'exigence de sécurité qui justifie les dérogations aux principes du droit de la concurrence, de la liberté d'installation et de la libre prestation de services. Or des discussions sont prévues en 2016 au comité du dialogue social sectoriel européen pour les travailleurs portuaires, afin d'élaborer des lignes directrices pour la formation des ouvriers dockers et d'éviter le dumping social. Aucune urgence ne justifie de devancer les conclusions de ce dialogue européen !

La nouvelle définition des dockers occasionnels revient à renforcer sans le dire le monopole de main d'oeuvre. Puisque ceux-ci sont désormais obligatoirement identifiés par un CDD d'usage constant régi par la convention collective nationale unifiée (CCNU) applicable aux entreprises de manutention portuaire, le système de double priorité d'embauche rend plus difficile le recours à l'intérim classique, tel qu'il est pratiqué dans certains ports. Autrement dit, entre un docker occasionnel nouvelle version et un intérimaire classique qui aurait également effectué cent vacations au cours des douze mois précédents, l'employeur devra systématiquement recruter le premier, même s'il préfère travailler avec le second. Cette définition ajoute de la rigidité au monopole de main d'oeuvre des dockers : elle n'est pas dans l'esprit des réformes de 1992 et 2008, et ne joue pas en faveur de la compétitivité de nos entreprises ; elle renforce le poids du corporatisme et marque un retour vers l'esprit du statut de 1947, qui a donné lieu à des dérives.

En résumé, cette proposition de loi devrait selon moi se limiter à corriger l'ambiguïté juridique qui découle de l'extinction progressive de l'intermittence - ou alors il faudrait un texte autrement plus ambitieux.

Les amendements que je propose ont pour objectif de ramener ce texte à l'objectif initial, en écartant toute autre modification susceptible d'avoir des effets de bords, notamment sur les questions de périmètre, d'implantations industrielles en bord à quai et de dockers occasionnels. Oui à la sécurisation juridique du métier de docker, non à la remise en cause des équilibres actuels établis selon les contraintes propres à chaque place portuaire.

On a pris prétexte de l'affaire de Port-La Nouvelle pour clarifier d'autres points. Jean-Yves Le Drian avait mené une réforme courageuse en 1992. Ne faisons pas aujourd'hui de la prétendue clarification à reculons !

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