Intervention de Laurence Rossignol

Réunion du 12 octobre 2015 à 21h30
Protection de l'enfant — Discussion en deuxième lecture d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de Laurence RossignolLaurence Rossignol :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des affaires sociales, madame la rapporteur, monsieur le rapporteur pour avis, mesdames, messieurs les sénateurs, fort du travail remarquable mené par Michèle Meunier et Muguette Dini – travail que je salue une nouvelle fois –, le texte qui vous est soumis en deuxième lecture a aujourd’hui une nouvelle dimension, en ce qu’il constitue une étape nouvelle dans la réforme de la protection de l’enfance.

Cette ambition de réforme ne s’accompagne ni de gros effets d’annonce ni de mesures cosmétiques. Elle traduit une véritable concertation avec les acteurs de la protection de l’enfance pour construire une feuille de route dont la réalisation s’ancre dans le présent texte.

Ce qui me permet de l’affirmer avec tant d’assurance, c’est que je n’ai pas travaillé seule. Ensemble, nous avons toujours recherché le meilleur intérêt des enfants.

La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance est une bonne loi. Néanmoins, près de dix ans après son entrée en vigueur, nous disposons du recul nécessaire pour affirmer qu’aujourd’hui une étape supplémentaire doit être franchie.

Les acteurs de la protection de l’enfance sont engagés, attentifs, et apportent au quotidien un soutien considérable aux enfants et à leurs familles. Cela est vrai dans la très grande majorité des situations. Mais que faisons-nous des cas qui, parce qu’on ne voit pas, parce qu’on ne se parle pas, parce qu’on manque matériellement de temps, parce qu’un maillon de la chaîne aura cédé ou manqué, passent entre les mailles du filet ?

Ce que ces espaces vides laissent passer, nous en connaissons tous les conséquences. Elles se rappellent régulièrement à nous dans le cadre d’affaires judiciaires qui provoquent la stupeur : Marina, Lorenzo, Bastien en sont les tragiques sujets.

Même s’il n’est ni souhaitable ni envisageable de se départir d’affects à l’évocation de la protection de l’enfance, je n’aborde pas ce sujet avec sentimentalisme, bien que, souvent, l’émotion soit là. Pour aborder ce sujet ô combien sérieux, il faut à la fois de l’émotion et du recul.

Mesdames, messieurs les sénateurs, c’est donc non pas seulement à votre bon cœur que je souhaite en appeler dans ce débat, même si je sais que vous en montrerez tout au long de cette discussion, mais également à la responsabilité collective. Au-delà de la responsabilité de chacun, je pense bien sûr à la responsabilité des départements, qui sont chargés de cette politique. Je pense aussi à la responsabilité de l’État, un État garant de la protection des plus vulnérables et de leur traitement équitable sur le territoire.

En matière de protection de l’enfance, de grandes disparités existent entre les départements. Je l’ai évoqué lors de la première lecture : selon qu’un enfant se trouve dans un département ou dans un autre sera privilégié soit le maintien en famille, soit le placement. L’évolution de la réforme entre les première et deuxième lectures découle de ce constat.

Mes propos ne surprendront personne. Ce constat en matière de protection de l’enfance, nous l’avons dressé collectivement au mois de décembre dernier, à partir des recommandations de Muguette Dini et de Michelle Meunier.

Lors de la première lecture, je vous ai également annoncé que le calendrier me permettrait de revenir devant vous une fois achevée la concertation avec des acteurs de la protection de l’enfance. C’est chose faite. Pendant près d’un an, j’ai travaillé, j’ai écouté, j’ai remis en question mes propres a priori et compris que pour chaque enfant devait être construite une réponse singulière.

Lors de mes déplacements et visites de terrain, j’ai rapidement senti un grand besoin d’échanges. J’ai rencontré des élus, des professionnels, qui souhaitaient me faire partager leur quotidien, leurs réflexions, leurs attentes.

J’ai ainsi décidé de pousser la démarche plus avant en lançant une concertation avec l’ensemble des acteurs de la protection de l’enfance, dont la finalité était la définition de grands objectifs communs, mais aussi l’identification des leviers permettant à ces grands objectifs de se traduire concrètement dans la vie des enfants et de leurs familles.

La concertation avec les acteurs de la protection de l’enfance a permis la « coconstruction » de la feuille de route 2015-2017 pour la protection de l’enfance qui est aujourd’hui proposée par le Gouvernement. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de la présenter d’abord aux professionnels à l’occasion des Assises nationales de la protection de l’enfance, qui se sont tenues à Rennes au mois de juin dernier, puis, cet été, en conseil des ministres. Cette communication en conseil des ministres est un acte symbolique fort de mise en lumière et de valorisation d’une politique encore trop souvent laissée dans l’angle mort du débat public.

Ainsi, mesdames, messieurs les sénateurs, je reviens devant vous forte des réflexions, des initiatives, des critiques des professionnels du secteur, des magistrats, des médecins, mais aussi des élus, des ex-enfants de l’aide sociale à l’enfance, l’ASE, des parents et des bénévoles. C’est dans une grande liberté de ton que l’ensemble des acteurs ont été associés à chaque étape de la concertation.

Les départements y ont bien évidemment trouvé une place toute particulière grâce aux rencontres régulières avec leurs élus et à la mise en place d’un groupe de travail technique, réuni mensuellement, avec lequel a été élaborée la feuille de route.

Enfin, et vous savez qu’il s’agit d’un aspect auquel je suis très attachée, j’ai pris le temps d’entendre, d’écouter celles et ceux à qui on ne donne que trop peu la parole, celles et ceux pour qui existe cette politique publique : je parle ici des enfants qui ont été accompagnés par les services de l’aide sociale à l’enfance ainsi que des parents.

Je me suis déplacée dans les associations, au sein des services de l’aide sociale à l’enfance. Tout ce que j’ai vu et entendu durant ces huit mois de travail me conforte sur un point : il est temps d’agir, d’entendre les préoccupations des professionnels, pour mieux prendre en compte les besoins des enfants.

Vous le savez, mesdames, messieurs les sénateurs, la prise en compte des besoins de l’enfant, son meilleur intérêt, le respect de ses droits, constituent le fondement de l’approche du Président de la République et du Gouvernement, ainsi que le prouve le projet de loi autorisant la ratification du protocole facultatif à la convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation de communications, qui sera examiné prochainement à l’Assemblée nationale et au Sénat dans les semaines à venir. Ce sont ces valeurs communes, au travers desquelles chaque acteur se reconnaît et exprime sa volonté de faire évoluer la politique publique de protection de l’enfance, qui se trouvent dans ce texte.

Cette proposition de loi que vous examinez en deuxième lecture, mesdames, messieurs les sénateurs, contient des dispositions que vous connaissez et sur lesquelles nous avons débattu.

Vous savez l’importance que j’accorde à la stabilité du parcours de l’enfant, à la continuité de ses liens d’attachement. Nous connaissons les parcours émaillés de ruptures de nombreux enfants : le foyer, la famille d’accueil, le retour dans sa famille, de nouveau le placement en famille d’accueil, mais dans une autre, la première ayant accueilli entre temps d’autres enfants. Ces parcours chaotiques n’ont rien d’anecdotique. Un enfant confié à l’aide sociale à l’enfance a les mêmes besoins que tous les enfants, que nos enfants ou petits-enfants : être nourri, protégé, soigné dans un environnement sécurisant.

La Convention internationale des droits de l’enfant dresse les contours des besoins de l’enfant. À partir de ces principes, il convient de travailler à une définition des besoins de l’enfant qui soit à la fois partagée et opérationnelle, c’est-à-dire traductible dans le quotidien des professionnels. La feuille de route prévoit ainsi l’organisation prochaine d’une forme de conférence de consensus sur les besoins de l’enfant, exemple de la pérennisation du travail en commun engagé avec les acteurs de la protection de l’enfance.

L’inscription de la politique publique de protection de l’enfance autour du parcours de l’enfant, ainsi que sa traduction en dispositions législatives, a fait l’objet d’un relatif consensus dans le cadre du travail parlementaire.

Comme je vous l’ai annoncé en première lecture, le texte revient aujourd’hui devant la Haute Assemblée enrichi de nouvelles dispositions issues de la concertation. Celles-ci visent à développer la prévention, à soutenir davantage les jeunes et à mieux protéger l’enfant.

Personne au sein de cet hémicycle ne saurait affirmer que la bataille contre la maltraitance des enfants est aujourd’hui gagnée. Les affaires judiciaires que j’évoquais au début de mon propos disent les failles qui peuvent exister pour détecter, repérer et prévenir les situations de danger.

Je sais qu’au fait de ne pas toujours savoir que faire et comment faire s’ajoute inconsciemment le refus de croire et d’imaginer que ses propres voisins, ses propres patients, avec lesquels l’on discute quotidiennement, que l’on visite depuis tant d’années, puissent aussi être des parents maltraitants.

Ce que l’on projette autour de l’institution de la famille se révèle parfois en complet décalage avec la réalité. Boris Cyrulnik déclarait : « La famille, ce havre de sécurité, est en même temps le lieu de la violence extrême. »

Dans cette approche, il faut donc d’abord déconstruire une partie de nos schémas de pensée, sans pour autant basculer dans une intrusion sans fondement.

Tous les acteurs de la protection de l’enfance, les travailleurs sociaux, les professionnels de santé, les enfants et les familles nous ont dit l’urgence de mieux préparer et accompagner les professionnels quand ils interviennent dans les situations de maltraitance, et ce dès l’évaluation de l’information préoccupante. Beaucoup ont souligné la nécessité de la saisine du juge des enfants pour prendre des décisions de protection quand il y a danger pour l’enfant.

Je vous avoue avoir été surprise de voir plusieurs dispositions participant clairement de ces objectifs de lutte contre la maltraitance disparaître dans le cadre de l’examen de ce texte par la commission des affaires sociales. Plus généralement, je me suis interrogée sur la cohérence des amendements de suppression et sur leur sens. Je me suis rendu compte que les dispositions contestées l’étaient non pas sur le fond, mais parce qu’elles risqueraient de mettre en cause la libre administration des collectivités territoriales. C’est pourtant un principe auquel je suis fermement attachée en tant qu’ancien membre de cette assemblée, en tant qu’élue locale et en tant que ministre de la République.

Néanmoins, j’ai aussi le souci de ne pas sacrifier les réalités de terrain sur l’autel des dogmes. Le respect du principe de libre administration des collectivités ne s’oppose pas à l’exercice par l’État de ses responsabilités régaliennes. Il appartient à celui-ci de garantir sur l’ensemble du territoire national la prise en compte effective des besoins de l’enfant.

De plus, qu’est-il ressorti de la concertation, du terrain ? Ont été révélés l’isolement des départements dans la mise en œuvre de cette politique publique, le cloisonnement des politiques, l’absence de lisibilité des orientations nationales. Ce sont ces constats, partagés par les départements eux-mêmes, qui ont conduit le Gouvernement à soutenir à l’Assemblée nationale des dispositions concrètes pour répondre à l’enjeu d’une meilleure coordination pour l’intérêt de l’enfant.

C’est non pas la vision d’un État tutelle que traduit ce texte, mais celle d’un État partenaire, présent pour les enfants aux côtés des départements pour faciliter la mise en œuvre complexe de cette politique publique à la fois interministérielle et décentralisée, celle d’un État qui veille aux engagements internationaux qu’il a pris. Ces engagements lui rappellent régulièrement la nécessité d’une stratégie globale pour l’enfance, en particulier les plus vulnérables, et d’une meilleure articulation avec les collectivités territoriales.

S’ils étaient adoptés, les amendements de suppression qui ont été déposés renforceraient à mon sens l’isolement des départements dans une politique publique qui, pour être efficace, doit être mieux partagée.

Les départements, les professionnels et les intéressés nous ont indiqué les améliorations à apporter, les moments clés où il fallait agir. C’est ce que nous vous proposons de faire ensemble.

Appuyons-nous sur les exemples concrets. Je pense notamment au regard qu’il faut porter sur la fratrie lorsque la situation d’un enfant fait l’objet d’une information préoccupante. Comment ne pas évaluer aussi le danger auquel sont exposés les autres enfants présents au domicile, quand le département est saisi pour l’un d’entre eux ? Comment refuser d’inscrire dans la loi l’obligation d’accompagner les enfants en sortie de placement ?

Dans de nombreux départements, ces mesures sont déjà mises en œuvre. Tant mieux pour ces enfants ! Reste que, dans d’autres départements, ce n’est pas le cas. Nous ne pouvons accepter de tels écarts entre les politiques d’un territoire à l’autre.

Les professionnels que j’ai entendus m’ont confirmé cette grande diversité des pratiques, parfois au sein d’un même département, entre les enfants qui bénéficiaient d’un accompagnement au retour à domicile et ceux qui n’en bénéficiaient pas.

Ce dont il est question ici, c’est de mieux identifier les situations de maltraitance, d’intervenir à temps, de mieux protéger les enfants dans les moments de fragilité et de suivre en cela les recommandations de nombreux rapports visant à l’amélioration des missions de protection de l’enfance. C’est un point saillant de nos perspectives d’amélioration, l’autre grand objectif de la feuille de route pour la protection de l’enfance, sur lequel nous aurons l’occasion de revenir au cours de l’examen des articles.

L’accompagnement vers l’autonomie des jeunes, tout particulièrement quand ils sortent des dispositifs de protection de l’enfance, constitue un autre enjeu majeur de la réforme. Cet objectif s’est traduit par des mesures nouvelles dans le texte.

C’est tout d’abord la possibilité pour le jeune d’être informé, associé à la préparation de sa sortie de l’ASE au cours d’un entretien un an avant sa majorité ou un an avant l’âge auquel il sortira de l’ASE.

Au cours de cet entretien, un projet d’accès à l’autonomie sera élaboré. Il favorisera une sortie anticipée et mieux préparée du dispositif, qui impliquera l’ensemble des acteurs susceptibles d’aider le jeune majeur à franchir ce pas supplémentaire vers l’autonomie. Ainsi, ces mesures s’inscriront dans les dispositifs de droit commun.

Pour les jeunes, cet accompagnement vers l’autonomie se traduira également par le versement d’un pécule dès qu’ils atteindront leur majorité. Il s’agira pour eux d’un petit « coup de pouce » pour démarrer dans la vie d’adulte, alors qu’ils se trouvent souvent totalement démunis et seuls en sortant de l’ASE. L’allocation de rentrée scolaire sera versée sur un compte de la Caisse des dépôts et consignations, ce qui permettra aux jeunes majeurs de recevoir une somme qui leur appartient en leur nom propre.

Enfin, le dernier point sur lequel je souhaite insister concerne l’introduction de mesures visant à développer la prévention, à savoir la prévention des difficultés que peut rencontrer l’enfant, mais aussi le soutien à apporter à ses parents. En effet, mesdames, messieurs les sénateurs, cette proposition de loi se trouve enrichie d’une nouvelle dimension en matière d’accompagnement des parents. Lutter contre la maltraitance, ce n’est pas uniquement réparer, c’est avant tout lutter contre l’isolement, soutenir le développement de l’enfant, entourer les familles, favoriser les solidarités de proximité !

Aussi, ce texte redonne une place importante à l’entretien prénatal du quatrième mois, soutient le développement des centres parentaux et valorise la prévention spécialisée dans son action sur les territoires.

La proposition de loi relative à la protection de l’enfant s’est considérablement transformée en l’espace d’une année. Aujourd’hui, elle traduit l’ambition d’une réforme concertée et partagée. La parole qui sera la mienne durant ces débats ne sera pas uniquement celle du Gouvernement ; elle sera aussi celle des quatre cents acteurs que nous avons régulièrement rencontrés, parmi lesquels figurent évidemment les départements. C’est cette parole qui donne une légitimité et une consistance aux mesures dont nous discuterons. Attardons-nous, autant que possible, sur chaque élément contribuant au développement complet de l’enfant, mais attardons-nous également sur la bientraitance que promeuvent nos politiques publiques, car c’est là tout l’enjeu !

Pour paraphraser Antoine de Saint-Exupéry, on est de son enfance, comme on est d’un pays. Pour ma part, je souhaite que les enfants de l’aide sociale à l’enfance soient d’une belle enfance et d’un beau pays !

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