Je comprends l'exaspération de M. Sutour. Il y a deux débats. D'abord, un débat politique, ancien, qui court depuis 1992. La France a signé cette Charte en 1999, mais ne l'a pas ratifiée. C'est une question de vision politique : voulons-nous une République centralisée ou une République qui respecte ses territoires en respectant les langues qui y sont pratiquées ? Le Conseil de l'Europe a adopté cette Charte et la France a signé la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, où figure l'engagement à respecter la diversité linguistique. Cet engagement est d'ailleurs devenu une des conditions pour adhérer à l'Union européenne ! La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires a été ratifiée par 25 pays, dont l'Allemagne, l'Espagne ou le Royaume-Uni - où s'exprime une forte diversité linguistique - et devrait l'être prochainement par l'Italie.
Je comprends bien le problème posé par l'article 2 de la Constitution. Bien sûr, un « droit imprescriptible » à pratiquer une langue régionale, y compris dans les rapports avec l'administration et la justice, ne nous convient pas : il n'est pas question de remettre en cause l'ordonnance de Villers-Cotterêts. Cela dit, la France a trouvé une position équilibrée en prévoyant de ratifier la Charte sous deux conditions : la ratification ne portera que sur 39 engagements, qui sont déjà appliqués, et elle sera accompagnée, dans la Constitution, d'une déclaration interprétative précisant notre lecture de ce texte.
Le débat juridique est encadré par deux décisions : celle du Conseil constitutionnel, du 15 juin 1999, et l'avis du Conseil d'État rendu en juillet dernier. Je n'interprète pas la première comme vous. Le Conseil constitutionnel commence par déclarer constitutionnels les 39 engagements pris par la France. Le problème de constitutionnalité porte sur le préambule et sur la deuxième partie de la Charte. D'où la nécessité de réviser la Constitution. Comment respecter cette décision ? Par une déclaration interprétative. Cette idée tout sauf farfelue émane d'un grand professeur de droit, Guy Carcassonne, consulté par M. Lionel Jospin, alors Premier ministre. La déclaration interprétative purge toutes les difficultés auxquelles il a été fait allusion et notamment le risque qu'une langue régionale ou minoritaire soit utilisée dans les relations avec la justice ou l'administration. Elle ne remet donc pas en cause l'article 2 de la Constitution. Quelle est sa portée, une fois mentionnée dans la Constitution ? Sur ce point, mon avis diverge de celui du rapporteur, et je ne suis pas le seul dans ce cas : à l'Assemblée nationale, une proposition de loi sur ce sujet, déposée par MM. Urvoas et Le Roux, a été votée par 71 % des députés. Ce qui vous semble une hérésie y a été approuvé par des membres de votre groupe politique !
Dans son avis de juillet dernier, le Conseil d'État signale quant à lui une contradiction entre la Charte et la déclaration interprétative, qui créerait une insécurité juridique dans l'ordre interne comme en droit international. Mais nous savons tous que la Constitution prime sur les traités. Dans son arrêt d'assemblée du 30 octobre 1998, le Conseil d'État a indiqué que les normes constitutionnelles s'imposent à toutes les autres. C'est donc la déclaration interprétative qui l'emportera. Et il ne s'agit pas seulement de considérations théoriques.
Votre rapport est inexact sur un point de fait : la France n'est pas seule à proposer une déclaration interprétative. Un autre grand pays comme l'Allemagne en a présenté deux, le 16 septembre 1998 et le 17 mars 2003, précisant que les mesures énumérées par la Charte doivent être compatibles avec le droit des Länder, qui doivent les mettre en oeuvre. L'arrogance française que vous évoquez est donc toute relative.
Je vous demande, Monsieur le président, de ne pas nous priver d'un débat nécessaire en opposant la question préalable. Il serait de mauvaise politique de donner le sentiment que le Sénat, sur un pareil texte, procède à une censure.