Intervention de Didier Marie

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 14 octobre 2015 à 8h30
Devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre — Examen du rapport de la commission

Photo de Didier MarieDidier Marie :

De telles pratiques affaiblissent le Sénat en limitant le débat démocratique : ce n'est pas une motion de procédure, mais une motion de censure, une motion politique comme en atteste l'interview du président du groupe Les Républicains au Figaro de ce matin. Cette motion muselle l'opposition et bride aussi l'expression des membres de la majorité qui auraient pu être sensibles à nos arguments ainsi qu'à ceux de la société civile en faveur de la défense des droits humains. Devons-nous nous attendre, au cours des prochains mois, à ce que vous engagiez des motions de procédure sur toutes les propositions de loi de l'opposition, voire de l'UDI, dès lors qu'elles vous déplairont ou vous gêneront ?

Selon vous, ce texte ne peut prospérer hors d'un cadre juridique européen sans introduire des distorsions de concurrence préjudiciables aux entreprises françaises. Voilà un terrible aveu de renoncement à la souveraineté nationale : c'est oublier les vieux combats humanistes portés et gagnés par la France. Avons-nous attendu, pour abolir l'esclavage, que toutes les nations concernées soient d'accord ? Heureusement, nos prédécesseurs ne se sont pas arrêtés aux arguments similaires à ceux que vous avez avancés ! La protection des ouvriers face aux accidents du travail aurait-elle progressé à la fin du XIXe siècle si nous n'avions pas légiféré, ainsi que l'Allemagne, alors que d'aucuns expliquaient que nos entreprises s'en trouveraient pénalisées ? Plus récemment, la directive sur le « reporting » extra-financier aurait-elle pu être adoptée si la France n'avait pas pris les devants par la loi relative aux nouvelles régulations économiques et le « Grenelle II » ? Enfin, la taxe sur le transport aérien instaurée par M. Chirac pour financer les actions internationales en faveur des pays en voie de développement est désormais appliquée par plusieurs pays.

Aucun de vos arguments sur le risque que ferait peser ce texte sur la compétitivité de nos entreprises n'est fondé. Celle-ci consiste-t-elle à s'arranger avec les droits humains, avec la corruption, avec la protection de l'environnement ? Personne ici ne pourrait l'accepter. De nombreuses entreprises ont déjà élaboré des plans de vigilance, car elles ont compris qu'elles se prémunissaient ainsi contre les risques financiers et extra-financiers. La France a souvent été en position d'éclaireur et plusieurs de ses grands groupes soutiennent cette démarche, tels Veolia, Renault ou Bolloré.

Cette proposition de loi a vocation à ouvrir la voie en Europe. Vous affirmez qu'elle comporte « de nombreuses incertitudes et ambiguïtés, qui soulèvent en l'état des interrogations sérieuses d'ordre juridique voire constitutionnel ». C'est vague ! Et nous aurions pu en débattre en séance, car nous considérons que ce texte est juridiquement solide. Il s'inscrit dans le cadre des préconisations de plusieurs organismes internationaux : déclaration de 2011 du conseil des droits de l'homme des Nations unies relative aux entreprises et aux droits de l'homme, directives de l'OCDE sur la responsabilité des entreprises, normes de l'OIT...

Puis, il est contradictoire d'affirmer à la fois que le contenu de l'obligation d'établir un plan de vigilance est mal défini et que ce texte cadenasserait les entreprises. La condition des relations commerciales établies figure dans le code de commerce et est définie par la jurisprudence comme un partenariat dont chacun peut raisonnablement envisager la poursuite.

Vous dites qu'il serait impossible aux entreprises d'apporter la preuve matérielle qu'elles respectent la loi et qu'elles s'en trouveraient exposées à un fort contentieux, mais le texte fixe une obligation de moyens de nature à dégager leur responsabilité. L'intérêt à agir n'est pas trop large, puisque le texte s'inscrit dans le cadre de l'article 31 du code de procédure civile, disposant que l'action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d'une prétention. Le juge est à même de vérifier les trois éléments constitutifs de l'intérêt à agir : intérêt actuel, intérêt légitime juridiquement protégé, intérêt personnel direct. Nous sommes dans le droit commun : sur ce point, cette proposition de loi n'invente rien.

Solennellement, nous vous demandons de renoncer à cette motion préjudicielle. D'abord, pour respecter les droits de l'opposition. Puis, pour que le débat ait lieu sur ce texte soutenu par toutes les organisations syndicales et de nombreuses ONG, et qui semble attendu par l'opinion publique, qui ne veut plus voir de drames comme celui du Rana Plaza, dont nous commémorons le deuxième anniversaire. Ce sujet est loin d'être anecdotique. Il s'agit de la vie de millions de personnes. Certes, elles vivent à des milliers de kilomètres. Mais elles travaillent dans des conditions inhumaines, sans hygiène, sans sécurité, douze heures par jour, six jours sur sept, pour des salaires de misère, sans protection sociale et souvent en étant victimes de brimades. La plupart ne savent pas ce qu'est un contrat de travail, et 21 millions d'entre eux sont des travailleurs forcés. Cela mérite mieux qu'une motion de procédure.

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